Éditorial – Le noeud

Ça déglingue. Les élus des grandes villes qui tapent du poing sur la table, les négociations du secteur public qui piétinent, la crise du logement qui ne fait que commencer à rendre visible la misère que ne comprennent ni la ministre ni le gouvernement, l’hypocrisie de moins en moins efficace à couvrir la démission sur […]

Ça déglingue. Les élus des grandes villes qui tapent du poing sur la table, les négociations du secteur public qui piétinent, la crise du logement qui ne fait que commencer à rendre visible la misère que ne comprennent ni la ministre ni le gouvernement, l’hypocrisie de moins en moins efficace à couvrir la démission sur l’immigration, la médiocrité qui s’impose comme seul horizon pour le système d’éducation à plusieurs vitesses, la progression du privé qui sape les bases du système de santé, la braderie de notre potentiel énergétique pour satisfaire les idéologues du tout au marché, le transport collectif pour l’est de Montréal relégué aux calendes grecques, la consécration des privilèges de l’anglosphère et les génuflexions devant McGill, la rhétorique creuse et l’insignifiance pour la défense et la promotion du français, ça va bien aller !

Le paternalisme de Legault va prendre toute une dégelée. La province éprouve la provincialisation systémique. Celles et ceux qui ne veulent pas vivre dans ce Québec-là n’ont pas fini de se désoler devant la détresse qui s’accouche dans les boisés. La province n’a plus même les moyens de faire semblant de s’accommoder de ce que le Canada lui laisse. La moitié du budget provincial est dévoré par deux systèmes à la dérive, des hôpitaux qui tiennent avec de la broche et des écoles en ruines où s’échinent des résistants coincés entre des bureaucrates pétrifiés et le délabrement des installations. Ça déglingue.

Le parcours est tout tracé pour ce deuxième mandat de la CAQ. D’un côté des affairistes qui vont gonfler le jabot à « faire des deals », de l’autre des résignés qui vont faire chorale pour seriner les hyperboles du rattrapage de l’Ontario, cet horizon si luxuriant. La politique provinciale va achever de détruire la confiance dans notre demi-État national. La médiocrité qu’elle a distillée au gré du rapetissement des ambitions a tout envahi, à commencer par les institutions que jadis nous étions capables d’administrer malgré les contraintes. L’appareil de l’État provincial n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Il est exsangue et miné par des années de compressions budgétaires, de décisions prises en phase avec la démission politique, intoxiqué et dévoyé par la pensée managériale qui tient lieu de doctrine d’État. Ce qui se défait, c’est la capacité d’agir avec la moindre aspiration au dépassement. Partout l’indécision et les demi-mesures, la tergiversation et l’inépuisable répertoire de mesures dilatoires détruisent la confiance civique. C’est le refus de s’assumer qui explique le délitement de la responsabilité observable partout où l’indifférence habille le défaitisme sur fond de cynisme désabusé.

Les concierges qui nous mènent vont non seulement mariner dans l’insignifiance et aménager la dépendance, ils vont semer le mépris de soi. Les reniements à la chaîne, les promesses non tenues et toutes les manœuvres de petite politique n’ont pas encore entamé le vernis de résignation qui recouvre le personnage Legault. Mais ce n’est qu’une question de temps et de désolation. Les faits sont têtus. Et viendra bientôt le jour où il apparaîtra urgent de faire primer le sens de l’État sur le carriérisme politicien et l’impuissance apprise. Pour l’instant ça n’a pas fini de déglinguer. La province n’a tout simplement plus les moyens de ses responsabilités. Les jongleries comptables ne serviront qu’à présenter comme de la gestion la résignation à consentir à ce qu’il faudra négliger, à ce à quoi il faudra renoncer pour faire le nécessaire avec la part congrue que laissent pour les autres missions de l’État les deux ogres de la santé et de l’éducation, eux-mêmes confrontés à des diètes imposées.

Ça va continuer de se déglinguer.

Sans l’indépendance, l’horizon n’en finira plus de rétrécir. Un peuple ne régresse pas dans la dignité. Ses gérants s’en tirent peut-être dans le confort, mais c’est au prix d’une déloyauté croissante, d’un enlisement dans un cynisme déshonorant. La CAQ ne l’éprouve peut-être pas encore, mais son gouvernement est bel et bien engagé sur ce sentier.

C’est ahurissant de voir que même les opposants ne parviennent pas à lire la situation avec de l’indépendance dans l’esprit. Encore moins avec un esprit d’indépendance. Ottawa mène impunément une politique d’immigration mortifère pour notre existence nationale. À coup de TransMountain, le Canada détruit les conditions de possibilité d’une stratégie climatique en plus d’infliger au Québec une part de dette astronomique et cela passe comme une lettre à la poste. La crise du logement tire une partie de ses origines dans le retrait d’Ottawa du financement du logement social depuis 1994, le régime continue de peser lourd sur l’impuissance à faire lever des solutions constructives parce qu’Ottawa dilapide la part de nos impôts qui pourrait lui être consacrée. Et cela passe avec le renoncement du gouvernement Legault à mener quelque bataille que ce soit. Il n’est même plus question d’autonomie accrue pour la province, encore moins d’un nouveau projet pour le Québec. Que des « deals » et du marketing pour faire écran.

Pendant que la politique spectacle va faire tout un plat d’une élection partielle dans Jean-Talon, la province va continuer de s’enliser dans la façon de se penser dans le destin que lui trace le Canada. Il faut souhaiter que les indépendantistes du PQ et d’ailleurs, si ça se trouve, prennent distance sur les événements pour recadrer le discours public au-dessus de la politique politicienne et de l’électoralisme, pour faire voir en toute chose les contraintes du régime. Le carcan qu’il impose ne compromet pas seulement la réalisation des missions premières de notre demi-État, mais encore et surtout la capacité et la façon même de nous projeter dans un avenir en phase avec nos aspirations et dans des projets conformes à notre intérêt national.

Les moyens que réclament les maires des grandes villes se trouvent dans la part des impôts que le régime détourne vers Ottawa. Les voies de sortie de la crise du logement sont obstruées par le fouillis des compétences. La maîtrise de l’immigration et les clés de construction d’une nation pleinement française sont incompatibles avec l’utopie postnationale du Canada. Une politique culturelle digne de ce nom est impensable sans le contrôle des communications, sans les budgets requis pour inscrire la dimension culturelle dans tous les pans de notre architecture institutionnelle, pour cultiver l’amour du Québec.

La liste est aussi longue que se trouve de plus en plus courte la laisse avec laquelle ce régime nous retient. Ou bien le Québec se projette et s’empare des moyens requis pour ses aspirations ou bien la province se laisse glisser dans le climat dépresseur qui fait le lit de la politique des lamentations.

Pour entreprendre avec succès, il faut bien lire la situation, bien comprendre comment peuvent se mobiliser nos moyens et se construire les victoires. Les indépendantistes, et plus largement les Québécois, ont du mal à sortir de l’esprit de défaite. L’orgueil et l’audace apparaissent encore à un trop grand nombre comme hors de propos, dès lors qu’il s’agit de se penser comme une nation.

Le paternalisme de la CAQ et la bonhommie dégoulinante de François Legault ne feront qu’un temps. Les indépendantistes peuvent le rendre plus court s’ils se donnent les moyens de convier les Québécois à relever la tête plutôt qu’à détourner le regard. En leur faisant voir en toute chose les limites du régime et leur effet toxique. De vrais projets ne sont possibles que si collectivement nous savons les inscrire dans le réel, autrement ce ne sont que des alibis compensatoires pour maquiller le renoncement à soi.

La politique provinciale est faite plus que jamais de petites et grandes restrictions mentales qui rapprochent chaque jour davantage ses artisans de la ligne fatidique. La minimisation des pertes, l’acceptation sans riposte de l’humiliation, le consentement à laisser déporter son peuple dans une médiocrité consentie, c’est la logique inhérente de la politique qui refuse de combattre le régime. Les crises qui se multiplient et qui vont gagner en intensité infligeant des souffrances, qui vont nourrir l’autodénigrement, ont déjà commencé de tresser le nœud. Léon Dion parlait jadis de négocier avec le Canada avec le couteau sur la gorge. François Legault prône désormais de s’en accommoder avec le nœud autour du cou. Il ira en se resserrant, mais sans briser la nuque : le régime nous aime en état de sous-oxygénation, c’est ainsi qu’il peut le mieux tirer profit de l’assujettissement avec lequel il pille nos ressources et parasite nos potentialités.

Il n’est pas possible de raccorder le Québec avec le goût qu’il a déjà eu pour lui-même sans le raccorder avec le goût de la liberté. 

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