Éditorial – Le risque d’être largué

L’arrivée au pouvoir d’un président qui pratique l’intimidation et fait de la brutalité le socle de sa doctrine commerciale a provoqué stupeur et appréhensions. L’économie canadienne – et en particulier celle de l’Ontario – étant largement succursalisée, les frayeurs sont fondées. Bluff, posture de négociation, véritable menace, les questionnements continuent de fuser. Les évocations de l’apocalypse n’ont pas manqué de fleurir dans l’industrie du commentaire et de faire vibrer les rhétoriques politiciennes. Même si le Québec est, globalement, beaucoup moins exposé au chantage trumpiste, les réactions de ses politiciens et commentateurs sont restées encastrées dans la lecture canadian.

Il est vrai que nos exportations sont trop massivement concentrées dans le marché américain. Il est également vrai que certains de nos secteurs stratégiques (aérospatiale, aluminium, minerais stratégiques) sont plus exposés, mais il reste exagéré et peu conforme à la logique des choses de lire et interpréter notre espace stratégique dans la perspective canadian. Les vulnérabilités ne sont pas les mêmes, car notre structure industrielle est différente. Les effets déstabilisateurs appréhendés ne sont pas de la même ampleur et ils n’affectent pas les secteurs exportateurs de la même manière selon qu’il s’agisse de produits à valeur ajoutée ou de commodités. La position canadian est essentiellement centrée sur la protection du secteur automobile ontarien. Il reste néanmoins que deux secteurs sont dans une situation critique : l’agriculture et le secteur du bois d’œuvre.

Le premier domaine, parce qu’il est constamment cadré dans une alternative entre le Québec laitier et l’agriculture de l’Ouest où domine l’élevage et la production céréalière. Le second, parce qu’il reste prisonnier de l’extractivisme (la production et l’exportation de commodités, de produits à faible valeur ajoutée) qui définit l’ensemble de l’industrie canadienne où il partage avec la Colombie-Britannique la même vulnérabilité. Les conflits renaissent sans cesse malgré les décisions des instances, imposant à l’industrie québécoise des contraintes qui visent à saper sa compétitivité et en réduire la marge de développement (disponibilité des capitaux pour l’investissement, incertitude programmée, etc.) Le « partenaire américain » n’a que faire des règles qu’il feint d’accepter. À chaque règlement favorable succède une nouvelle contestation.

La solution aux crises du bois d’œuvre et à celle que la menace trumpiste laissent entrevoir ne se trouve pas d’abord dans un accord commercial tel que le Canada l’envisage. Il faut une nouvelle politique forestière québécoise pour faciliter les changements de créneaux, réduire la part des commodités dans l’exportation et redéfinir l’industrie sur la valeur ajoutée. Son avenir est de s’arracher à la logique extractiviste qui charpente toute la structure du secteur. Cela relève de la seule autorité du Québec. Mais dans le régime, il n’en a pas les moyens : les sommes qu’il faudrait y consacrer sont inatteignables dans un budget provincial qui l’oblige à laisser Ottawa disposer de la moitié des impôts et ressources fiscales. Quoi qu’il fasse, le gouvernement du Québec reste à la merci des approches canadian.

Avec ses atouts et une autre vision des choses centrée sur ses intérêts nationaux et ses réalités industrielles, le Québec pourrait sans doute mieux tirer son épingle du jeu en matière de commerce international. Mais en pratique, c’est le régime qui dicte et définit notre place. Parce que le Québec n’est pas à la table des négociations. Parce que ses positions ne se tiennent pas pour elles-mêmes, seulement sont-elles considérées et utilisées comme monnaie d’échange, comme outil de négociation. Le sous-ensemble provincial reste soumis à la position canadian majoritaire, définie sur une dynamique et des caractéristiques économiques centrées d’abord et avant tout sur l’Ontario.

Le dossier de la gestion de l’offre est une illustration parfaite de la situation du Québec dans un régime qui n’est pas fait pour lui. Dès qu’il a été question de revoir l’accord commercial, et avant même que les Américains ne le réclament, les élites économiques de Bay Street ont évoqué la possibilité de troquer la gestion de l’offre étant donné que ce secteur économique ne pèse pas très lourd dans l’économie canadienne, même s’il est déterminant pour l’économie agricole et le développement des régions du Québec. La chose est on ne peut plus claire : le Québec vit dans un régime où il est toujours à risque d’être largué. Rien de ce qui lui est favorable dans ce Canada ne peut être tenu pour pérenne, inamovible, ses intérêts sont toujours accessoires.

Le projet de loi C-282, déposé par le Bloc québécois, a traîné pendant des lustres au Sénat. Il visait à mettre la gestion de l’offre à l’abri d’éventuels marchandages dans les prochaines négociations de traités commerciaux. Le projet a fini par être adopté, mais il l’a été à la canadian. Gabriel Sainte-Marie, député du Bloc a bien décrit la manœuvre. « la mobilisation du milieu agricole et des élus a suscité un intérêt médiatique et la pression exercée sur le Sénat a été suffisante pour forcer l’adoption de C-282. Or, coup de théâtre! le comité sénatorial a vidé le projet de loi de sa substance en adoptant un amendement qui précise que la protection ne couvre pas les renégociations d’accords existants ou ceux en cours de négociation. Donc, la renégociation du nouvel ALÉNA prévue en 2026 ou encore le MERCOSUR ne sont plus couverts. » (L’Aut’journal, 29 novembre 2024)

Les tensions et dysfonctions engendrées par cette deuxième chambre où des amis du régime peuvent tenir les élus en otage ont pour effet d’exposer à tous les lobbys des choix et orientations qui peuvent nourrir toutes sortes de manœuvres dilatoires. Le Sénat s’est fait le relais de l’agrobusiness et de Bay Street. Ce sont les agriculteurs québécois qui risquent d’en faire le frais. Comme cela leur est arrivé dans les trois grandes négociations (AECG, ACEUM et PTPGP) qui, au total, ont réduit de près de 9 % les parts de marché pour les produits laitiers.

La gestion de l’offre est en procès depuis les toutes premières discussions sur le libre-échange. Les idéologues du tout au marché ont toujours été des alliés objectifs du géant américain viscéralement opposé à tout dispositif faisant ou pouvant faire obstacle à son insatiable appétit. Le Québec n’est pas partie prenante aux négociations : il a le rôle de groupe de pression dans la délégation canadienne. On se souviendra de l’aveu de Pierre-Marc Johnson qui se contentait de remettre « des billets doux » (c’est sa propre expression) aux négociateurs canadian et misait sur les conversations de corridor pour faire valoir nos intérêts commerciaux dans la négociation de l’ALENA. Le manège continue devant la prochaine ronde : François Legault quémande une place à table où, au mieux, il peut espérer un siège pour figurant.

La gestion chaotique d’un Justin Trudeau encore en poste au moment d’écrire ces lignes ne laisse rien présager de bon. Celle, prévisible, d’un Poilièvre aux sympathies libertariennes avouées ne laisse guère espérer mieux. Le Québec restera à la merci d’un régime qui l’expose à l’insécurité permanente pour mieux le traiter comme quantité négligeable.

Les quatre années qui viennent ne vont pas manquer de multiplier les dossiers où les arbitrages canadian ne cesseront d’exposer le Québec à tous les marchandages. Des marchandages qui auront nécessairement pour effet de faire penser les enjeux dans les termes que le Canada se donne. Le consentement à la dépendance produit de la pensée dépendante. Le régime canadian trouve là sa plus subtile et toxique efficacité. Il nous condamne au broche à foin, au compromis bancal – à penser à côté de nous-mêmes, de nos intérêts. Il faut de l’indépendance dans les idées pour nourrir une idée de l’indépendance. Il faut recadrer la lecture des problèmes pour bien cerner la nature des enjeux. Il faut voir les choses avec le Québec en tête pour trouver des solutions québécoises. Pour une solution aux enjeux du commerce international, il faut agir et penser comme une nation, pas comme un sous-ensemble toujours susceptible de se faire larguer.

Décembre 2024 – Janvier 2025

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En couverture Frank Polson Loon clan Éditorial Le risque d’être largué – Robert Laplante Articles Pour immortaliser les insoumis de Saint-Michel en 1775-1776 – Gaston Cadrin Plaidoyer pour un Québec qui va de soi – Adam Wrzesien Les démocraties occidentales face à la désintégration sociale – Rodrique Tremblay Noyés par immersion – Christian Gagnon La […]

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