La recomposition de l’ordre du monde s’accélère. Au moment d’écrire ces lignes, début mars, la guerre en Ukraine s’intensifie, semant horreur et dévastation. Comme toujours avec la guerre, la vérité est malmenée. Entre les grandes manœuvres de désinformation de la part de tous les camps, la couverture anecdotique des médias sociaux et la difficile distance critique des médias dits conventionnels, il n’est pas facile de faire le tri. Quand les armes auront suffisamment parlé, les analyses deviendront sans doute mieux en prise sur la réalité et les enjeux des négociations qui finiront bien par avoir lieu. À moins que…
Ce qui se révèle pourtant d’ores et déjà avec une évidence tragique dans la résistance héroïque du peuple ukrainien, c’est bien le rôle et la nécessité de l’État-nation. Lui seul peut assurer la cohésion requise pour tenir devant la violence, pour donner un sens et une force à l’élan citoyen et patriotique. Ceux et celles qui se réjouissaient et prophétisaient de le voir dissoudre dans la mondialisation en restent médusés. Le caractère inspirant du sentiment d’appartenance leur semble tenir de l’énigme d’un autre temps. Une pléthore de reportages ne cesse de se demander comment peut s’expliquer la résistance populaire ukrainienne. L’attachement au territoire, à l’histoire et à la culture semble de véritables mystères pour les dogmes de la mobilité apatride et du sans-frontiérisme multiculturaliste. Les Québécois devraient pourtant s’y retrouver dans cette preuve par la guerre que la nation n’est pas une fumisterie idéologique. Elle donne le meilleur devant le pire de ce qu’elle peut aussi inspirer dès lors qu’il est question d’empire et d’expansionnisme. C’est la première leçon de cette tragédie ukrainienne.
Pendant que le Canada met tout en œuvre pour détruire l’espace politique de notre existence comme nation, les Québécois ont du mal à comprendre que la minorisation qui s’accélère les condamne à devenir d’insignifiants spectateurs dans le théâtre du monde. Par une étrange et cruelle leçon de l’histoire en marche dans les grandes plaines ukrainiennes, la guerre vient rappeler aux Québécois et Québécoises qu’une question nationale ne disparaît pas parce qu’on s’en détourne. Sans l’indépendance, sans notre État nous sommes condamnés non seulement à l’impuissance, mais bien à l’insignifiance : nous ne pourrons produire du sens à partir de notre expérience du monde.
*
* *
Quand l’histoire s’accélère, les convergences du pire provoquent un angoissant maelstrom qui devient le plus difficile défi pour la pensée, le plus urgent devoir pour le politique. Au moment où la guerre ajoute aux malheurs du monde, le plus récent rapport du GIEC s’abat sur les pays comme sur les consciences. La crise climatique s’accélère au point de ne plus guère laisser d’espace de défilade.
Devant la tentation de la résignation et la soumission au fatalisme, les artisans de ce rapport se sont échinés à démontrer que des actions sont possibles pour conjurer le pire, même s’il est déjà trop tard pour éviter des dommages irrémédiables. Le GIEC dresse un programme d’adaptation pour au moins préserver un espace d’initiative pour mener les batailles encore gagnables.
Pour le Québec, qui n’est pourtant pas le seul à faire si peu et à se bercer d’illusions, ce rapport dresse un constat dont il tarde à tirer la principale conclusion. Tant que nous resterons dans le Canada il sera impossible de faire notre part tout en tirant le meilleur des moyens à déployer pour adapter notre développement aux exigences d’une économie plus sobre en carbone. C’est une affaire de collision entre l’intérêt national du Canada et notre modèle de développement. Nous sommes à la merci des choix canadian, des choix qu’il ne veut et ne peut pas faire sans renoncer à ce qui constitue le cœur de son modèle de développement. Le Canada est un pétro-État qui cherche éperdument à se propulser dans la conjoncture que lui crée la guerre en Ukraine. Il conduit une politique qui entraîne le Québec dans des directions diamétralement opposées non seulement à son intérêt national, mais encore et surtout à la mise en place des solutions de développement qui pourraient constituer sa contribution à la construction du nécessaire nouvel ordre environnemental.
Doté d’un portefeuille d’énergies renouvelables à peu près sans équivalent dans le monde, disposant de compétences exceptionnelles dans tous les champs de connaissance requis pour les mettre en valeur et possédant des masses critiques d’entreprises qui ne demandent qu’à prendre leur essor, le Québec pourrait se tailler un espace lui permettant de composer avec l’impitoyable et mortifère géopolitique du pétrole. Il faudrait pour cela qu’il agisse par lui-même, pour lui-même et avec le plein contrôle de ses moyens. Cet espace lui est interdit dans l’ordre canadian. Pis encore, il s’en trouvera même dépossédé pour éviter qu’il ne mobilise ses moyens dans des initiatives qui viendraient en contradiction avec les intérêts prioritaires du Canada. Nos impôts financent l’acquisition du ruineux Transmountain, ils vont bientôt servir à relancer l’expansion de l’exploitation pétrolière au large de Terre-Neuve. Ils servent aussi à subventionner à bloc les pétrolières et les projets d’expansion des gisements de sables bitumineux, sans parler de ce qui est subventionné dans les ministères et dans les think thanks pour imaginer un corridor énergétique dit « national » qui traitera le Québec comme un paillasson.
C’est une autre leçon à tirer immédiatement de la guerre en Ukraine : ce qu’elle crée comme conjoncture pour le Canada ne peut être utile au Québec qu’à la condition de comprendre que c’est par la réponse nationale qu’on peut assurer la sécurité et le développement. Notre État pourra et devra exister si nous voulons nous donner les moyens de composer avec les violences de développement que nous impose et nous imposera de plus en plus le Canada et son fédéralisme pétrolifère. En entravant la capacité du Québec à déployer ses réponses adaptatives, le modèle de développement canadian sape la capacité du Québec à redéployer son économie pour titrer son épingle du jeu dans la crise qui ira s’amplifiant. Le Canada nous condamne à vivre dans l’accablement perpétuel que provoqueront les catastrophes climatiques chez nous et le sentiment pénible et honteux de ne pouvoir faire notre part avec le reste du monde, à notre manière et sous nos propres couleurs.
*
* *
Et pourtant la vie continue. Même s’il peut paraître trivial au regard des malheurs de la guerre, le débat sur le REM de l’EST nous rappelle pourtant à notre devoir civique. C’est un projet qui pèsera lourd sur le développement de la métropole. Et à ce titre il pèsera également lourd dans ce qui peut constituer l’expression de notre intérêt national, c’est-à-dire dans la construction de ce qu’il faut faire pour servir au mieux le bien commun.
Force est de constater que, de ce côté, les choses vont plutôt mal. Le dossier réuni ici constitue un puissant plaidoyer, un appel à retrouver raison. L’initiative de la Caisse de dépôt – même enrobée dans les bonnes intentions, même ancrée dans la reconnaissance d’un évident besoin d’une solution structurante pour l’Est de Montréal – est mal fondée. Tout dans la manière dont est mené ce projet contribue à malmener les processus institutionnels les plus fondamentaux pour soutenir et enrichir le dynamisme dont la métropole a besoin.
Les lacunes observées et rigoureusement documentées dans le présent dossier laissent craindre que, loin de contribuer à donner l’élan requis pour la réalisation du potentiel de l’Est, le REM ait un effet déstructurant, engendrant dysfonctions dans le fonctionnement du réseau de transport, d’inextricables perturbations de gouvernance et des problèmes de financement qui saperont toute discussion sereine entre les diverses instances institutionnelles. C’est sans parler sur les effets que sont susceptibles de provoquer ces distorsions sur les interrogations qu’elles soulèvent déjà sur la Caisse comme instrument au service du développement du Québec. Trop d’indices laissent déjà voir que les manieurs d’argent y ont joué aux apprentis sorciers.
Est-il trop tard ? Il est en tout cas temps qu’un débat rigoureux se tienne. L’issue des échanges permettra sûrement de dresser l’éventail des choix susceptibles d’en faire le projet rassembleur qu’il pourrait peut-être devenir. Ce n’est pas seulement un enjeu d’acceptabilité qui se pose ici. C’est aussi – et peut-être d’abord – un défi de conception de ce que devrait être l’espace stratégique pour concilier les besoins de la métropole avec une réponse nationale forte pour que ce projet donne le ton. Les orientations à privilégier devraient – devront – servir à mieux cadrer, dans le domaine du transport aussi bien que du développement technologique, de l’aménagement du territoire et de la politique industrielle une stratégie intégrée pour la transition écologique. On reconnaîtra que la complexité que cela révèle n’a rien de trivial.
On peut faire mieux avec le REM de l’Est.
Acheminer un commentaire à l’auteur