Voilà vingt-cinq ans que les inconditionnels du Canada mènent le bal. Cela n’aura pas été sans conséquence. C’est de ce constat qu’il faut partir pour comprendre quelque chose à ce qui est en train de se passer.
La domination marque. Elle marque d’autant plus profondément que les charges qu’elle mène ne sont ni bien nommées ni bien évaluées. Ayant cédé l’initiative et s’étant affalé devant une offensive qu’il a renoncé à combattre avec les moyens que la conjoncture exigeait, le Parti québécois s’est retrouvé littéralement enfermé dans la cage à homard que ses adversaires lui avaient reproché de bricoler. L’asphyxie financière et la déstabilisation des finances de la province, le Clarity Bill et l’offensive de guerre psychologique lancée à coups de centaines de millions et de banditisme commandité ont sapé les bases du souverainisme en tant que combat sans adversaire. Le péquisme n’a pas survécu au bonne-ententisme technocratique qui lui tenait lieu de doctrine politique. Devant la déstabilisation du Québec, il s’est replié dans ses fantasmes d’intendance, s’imaginant que la bonne gestion provinciale allait compenser le combat politique qu’il n’osait ni nommer ni conduire. Quelques réalisations provinciales ont achevé de le convaincre que cela suffirait à lui assurer une pertinence à défaut de lui donner la force nécessaire au combat.
Les libéraux de Jean Charest ont parfaitement joué leurs cartes. Se faisant le relais et le complément de l’offensive canadian, ils pouvaient profiter de l’incompétence stratégique héritée du bouchardisme pour remplir le mandat qu’Ottawa voulait leur faire exécuter : en finir avec les souverainistes, certes, mais surtout en finir avec l’aspiration nationale du Québec. Il leur aura suffi de présenter le résultat de la manœuvre d’étranglement financier comme une carence provinciale pour se donner des airs de grands gestionnaires et pousser dans le sens du vent. Le discours et la politique austéritaires couplés aux fantasmes idéologiques du tout au marché ont fait le reste : fournir un formidable terreau pour faire converger la corruption et le démantèlement de l’architecture institutionnelle de l’État.
Sûr de son fait et convaincu que le coup fatal avait été porté par les cliques surexcitées du clan Charest, le gouvernement Couillard s’est lancé dans les manœuvres terminales avec une arrogance inédite et une ambition jusque-là jamais aussi clairement affirmée : il fallait finir de normaliser la province, achever de casser sa capacité de cohésion nationale et aligner sa gouverne sur les paramètres dictés et imposés par Ottawa. Il l’aura fait avec une violence symbolique et une brutalité politique qui ont fait des dégâts majeurs. Sur le plan de la représentation collective d’abord, en culpabilisant les Québécois de se considérer comme une nation, en dévoyant les repères symboliques au point de les contaminer par les thèmes toxiques du multiculturalisme canadian et du racisme inhérent au régime qu’il glorifie. Sur le plan économique et financier ensuite, en faisant tous les efforts pour intégrer le Québec dans le modèle extractiviste canadian, d’une part, et, d’autre part, en prenant tous les moyens pour faire croire que le Québec doit renoncer à des ambitions dont il n’aurait pas les moyens.
Pendant quinze ans, le Québec aura vécu sous le tir croisé de la vindicte fédérale et d’une politique provinciale tout entière animée par la production et la multiplication des mythes dépresseurs. Parmi ceux-ci celui d’un Québec assisté, dépendant des largesses d’Ottawa et d’un marché devant lequel il ne se prosterne jamais assez bas, aura servi à anéantir tout débat sérieux sur les finances publiques et sur le modèle de développement. Il s’agissait de consentir au rapetissement tout en produisant les écrans idéologiques et les mesures de diversion pour masquer ce qui était réellement en train de se passer : le démantèlement de la nation. Dans les pages de la revue, Lucia Ferretti aura documenté avec une rigueur implacable le déploiement des manœuvres.
Les décisions d’Ottawa répondant tout autant de son nation building que d’une stratégie d’assujettissement ont fonctionné. Les finances de la province sont bel et bien celles que son statut lui mérite. Dans le cadre fédéral, le Québec n’a plus les moyens financiers de ses responsabilités. C’est le constat qui s’impose. Il aura été affaibli au point de ne plus se voir et se penser autrement que dépendant de la péréquation. Il faut le reconnaitre, c’est un grand succès de propagande, car il s’agit d’une inversion complète des causes et des conséquences. Cette thématique est désormais incrustée dans l’espace politique et charpente les débats. La CAQ s’en est fait un véritable projet de reconquête. L’ambition est noble, mais mal cadrée. Le gouvernement Legault comme l’ensemble des Québécois devra réaliser, dossier après dossier, enjeu sur enjeu, qu’Ottawa dira non en nous faisant chanter avec nos propres impôts. Le refus et l’incapacité du PQ d’assumer une critique indépendantiste en prise sur les manœuvres de dépouillement auront servi à consolider une façon de voir qui inverse les paramètres de la question nationale. La régression politique que cela a provoquée ne pouvait conduire ailleurs que là où le Québec actuel se retrouve.
Ce qu’il faut retenir pour l’instant, c’est que ce projet de reconquête témoigne d’une chose essentielle : il exprime et se nourrit d’une volonté de renverser l’ordre de soumission et de résignation qui a défini l’horizon politique depuis au moins vingt-cinq ans. L’élection de l’automne dernier a certes témoigné d’une certaine résilience, d’un sursaut pour chercher à affirmer une cohésion nationale qui ne trouvait plus à s’exprimer comme telle. À cet égard, il faut bien saisir la nature du nationalisme que ce gouvernement a placé au cœur de son action : il s’agit – du moins pour l’instant – d’un nationalisme de rattrapage. Son projet politique se situe dans l’espace de la mitigation de dégâts. Avec courage et conviction, il faut le reconnaitre, les caquistes entendent recouvrer le terrain perdu. Les domaines de compétence provinciale que les libéraux ont abandonnés ou laissés piétiner, les dysfonctions systémiques qu’ils ont savamment orchestrées pour nourrir et renforcer l’autodénigrement et le mépris de soi en condamnant les services publics à la médiocrité, les multiples thématiques de culpabilisation collective pour induire le consentement à la minorisation, tout cela lui dresse d’immenses chantiers. Des chantiers devant lesquels les indépendantistes ne peuvent rester indifférents.
Ce gouvernement n’aura pas terminé sa première année de mandat qu’il se trouvera confronté à tellement de refus de la part d’Ottawa qu’il lui faudra refaire – se donner, diront plusieurs – une doctrine politique qui ira au-delà du nationalisme de rattrapage. Rien de substantiel et de portée structurante ne sera possible : la dynamique du Canada unitaire se déploie à un rythme que rien dans la politique provinciale ne ralentira. Pour l’instant, ce gouvernement et un très grand nombre de Québécois abordent les problèmes dans la logique inversée que la domination canadian a imposée et espèrent que le redressement pourra s’effectuer par un recadrage gestionnaire plus sensible aux réalités et aspirations de la nation. Cette façon de voir ne mènera pas là où il faudrait aller. Elle ne sera sans doute pas stérile, elle permettra quelques gains, mais seulement des demi-mesures.
Pour les indépendantistes comme pour l’ensemble des Québécois, ce mandat Legault pourrait avoir le mérite et les vertus d’une formidable démonstration. La bonne foi, l’intégrité et la détermination dont il fait déjà preuve vont fournir une matière et des occasions précieuses de faire voir que la bonne volonté ne suffit pas, que le Canada ne tolèrera rien de ce qui peut ressembler à une aspiration nationale. Le capital de sympathie dont bénéficie ce gouvernement dans l’opinion sera dilapidé dans les justificatifs invoqués pour accepter et se résigner à ces refus répétés ou bien il devindra un véritable investissement pour étayer la nécessaire critique du régime. La CAQ le pourra-t-elle par elle-même et pour elle-même ? C’est à voir.
Une chose est certaine cependant : sa gestion confèrera à ce gouvernement un rôle et une force de dévoilement des contradictions et limitations du régime canadian. Sur les enjeux qui pointeront il y aura nécessité de faire l’unité ou, à tout le moins, convergence des forces, au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Les péquistes et autres indépendantistes qui s’imaginent encore faire avancer le projet d’indépendance en comptant le nombre de fois où le mot devrait être prononcé seront mieux avisés de faire ce contre quoi le Parti québécois, en particulier, s’est arc-bouté depuis tant d’années : élaborer une doctrine de l’intérêt national et s’en servir pour dévoiler et faire voir dans tous les domaines de la vie collective ce que doit être la conduite pour soi-même et par soi-même. S’il peut surmonter son immense déficit de crédibilité, s’il a encore un avenir, ce parti n’aura d’autre choix que d’élaborer et proposer une doctrine d’État capable d’accueillir et canaliser les aspirations nationales dans une proposition de reconfiguration globale – républicaine – des institutions.
Pour que l’indépendance devienne un projet politique réel, l’indépendantisme doit présenter un cadre d’analyse et d’interprétation visant à montrer que servir l’intérêt national c’est de combattre pour restructurer tous les aspects de la vie de la nation, de la représentation des athlètes dans une délégation nationale à l’architecture des institutions de l’État, en passant par ce que devrait être la gouverne et une politique municipale conduites en fonction des intérêts nationaux, etc. Ce cadre il faudra le construire à même la politique réelle, celle que les enjeux que soulèvera la gouverne caquiste et des embûches que le régime canadian lui imposera.
Les Québécois ne sont même plus en mesure de faire la part des choses entre ce qui relève des compétences du Québec, de ce qui tient de la pratique d’usurpation des pouvoirs de l’Assemblée nationale. La propagande fédérale et l’invasion sans vergogne de tous ces champs par Ottawa sont à ce point généralisés et omniprésents, qu’il est devenu extrêmement difficile de faire voir ce qui relève de l’action librement décidée de ce qui est induit par la dépendance imposée. Il faut redonner à l’ensemble des citoyens le minimum de compétences civiques sans lesquelles il sera impossible de rehausser le niveau de conscience nationale requis pour les luttes essentielles.
Nulle part ailleurs que dans le domaine des luttes entourant l’ordre pétrolier canadian le besoin se fera-t-il sentir de bien départager ce qui relève des débats environnementaux de ce qui tient de l’asservissement politique. La question des pipelines et gazoducs et celle du traffic ferroviaire au cœur du complexe extractiviste canadian vont s’imposer avec une force que ne soupçonnent pas encore les Québécois. Les limites de l’action environnementaliste apolitique vont apparaître avec une violence symbolique que la campagne électorale fédérale permettra d’entrevoir. Les modèles de développement du Québec et du Canada sont radicalement incompatibles. L’action économique du gouvernement Legault, les préoccupations écologiques des Québécois comme les autres volets (laicité, transport collectif, infrastructures vertes, etc.) de son programme de gouvernement vont se télescoper dans un prévisible carambolage. Le Canada est un pays pétrolier, son intérêt et son projet national lui dicteront de procéder d’autorité et avec tous les moyens que sa puissance lui permettra de mobiliser.
La période qui s’ouvre placera le Québec devant des choix radicaux qui poseront les dilemmes politiques avec acuité dans des paramètres simples : ou bien la régression politique s’accélèrera par les réflexes minoritaires de l’éternelle minimisation des pertes ou bien les forces politiques nationales trouveront les voies de convergence et de ralliement autour d’une doctrine de l’intérêt national susceptible de nourrir, par-delà la partisannerie, les alliances essentielles. En ce sens il faut bien comprendre que le mandat du gouvernement Legault ne sera pas un mandat provincial comme les autres. Reprenant une posture nationaliste au terme de deux décennies de résignation politique, il en dévoilera les limites bien davantage que le potentiel. Il fera, pour toute la nation, la démonstration qu’il n’y a pas de continuité entre la gestion provinciale et l’indépendance. Reste à savoir s’il en tirera les conséquences et si la mobilisation des forces politiques et de la société civile sauront dessiner des voies devant lesquelles ni lui, ni la nation ne sauront se défiler sans se déshonorer. L’autonomie fantasmée par l’affirmation nationale ne conduit pas à la liberté politique. La bonne gestion provinciale ne conduit pas à l’indépendance. Comme l’a écrit et démontré Maurice Séguin, tout ce qu’elle peut permettre d’espérer c’est d’être « un peu moins pas maîtres » chez nous.
Le mandat du gouvernement Legault offrira au Québec une conjoncture politique comme il n’en a pas eu depuis longtemps. Il faudra s’assurer de la saisir avec des instruments politiques et non pas avec des artifices rhétoriques. Les péquistes devront là lutter contre leur plus puissant démon. Les caquistes seront confrontés à la nécessité de pousser à son terme l’ambition que porte en creux leur attachement au Québec. Quant aux autres, il leur faudra faire une démonstration de loyauté qui ne laissera plus le moindre espace pour tergiverser. Des choix existentiels se révéleront avec une clarté qu’ils auront le choix de combattre ou de nommer pour ce qu’elle est.
À n’en pas douter, le gouvernement portera un mandat pédagogique.
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