Entretien avec David Ouellette. Un engagement pour deux peuples de trop

David Ouellette est une figure très particulière de la vie publique québécoise. Intellectuel engagé se définissant à la fois comme Juif et Québécois et revendiquant fièrement son appartenance à ces deux peuples, il a travaillé depuis quinze ans à multiplier les ponts entre la communauté juive et la majorité francophone du Québec. D’abord au Comité Québec-Israël et maintenant au Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA). Je me suis entretenu avec lui à propos de son parcours intellectuel.

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MBC : David Ouellette, votre nom, comme on doit souvent vous le rappeler, n’est pas spontanément associé à la communauté juive. Pouvez-vous tout simplement vous présenter pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas ?

DO : Je tiens d’abord à démentir les rumeurs qui circulent à mon propos voulant que je me sois converti au judaïsme. La réalité est beaucoup plus prosaïque : je suis né d’un couple « mixte ». Mon père est Québécois d’ascendance canadienne-française et ma mère est Israélienne d’ascendance marocaine. J’ai grandi dans un milieu familial où il n’y avait pas d’opposition entre mes identités juive et québécoise. Tout cela s’explique par le parcours intellectuel de mon père qui a étudié la philologie des langues anciennes de Mésopotamie et du Levant. Il fut formé en Israël où il mena des fouilles archéologiques dans le but de compléter sa thèse de doctorat. Il a par la suite fondé le programme d’études juives à l’Université de Montréal au début des années 1970.

En raison de sa spécialisation et de ses activités universitaires, il est devenu un éminent expert, au Québec, de l’histoire juive, du judaïsme et de l’État d’Israël. C’est pourquoi, dans mon enfance, il n’était pas rare que je décroche le téléphone et que la voix au bout du fil me dise : « Bonjour mousse, comment vas-tu ? C’est René Lévesque. Dis-moi, est-ce que ton papa est là ? ».

Lévesque consultait fréquemment mon père sur des enjeux liés à la communauté juive et à Israël. À l’époque où Israël négociait un traité de paix avec l’Égypte, le Québec était quant à lui engagé dans son premier processus référendaire sur son indépendance. Le premier ministre israélien, Menahem Begin, avait remis une lettre à mon père, adressée à René Lévesque, lui demandant de détailler le concept de « souveraineté-association ». Il faut savoir que, lors des négociations israélo-égyptiennes, le traité comportait une annexe prévoyant un processus censé octroyer une autonomie politique aux Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. Je sais que cette lettre a bel et bien été remise à Lévesque. Il faudrait demander aux historiens quelle fut sa réponse si, bien sûr, il a répondu.

Dans le cadre de ses fonctions, mon père organisait aussi des voyages d’études pour intellectuels et journalistes québécois en Israël. J’ai baigné dans un milieu composé de gens qui étaient à la fois souverainistes et sympathiques à l’endroit de l’État d’Israël de sorte que, très jeune, s’est forgée dans mon esprit une complémentarité entre le mouvement national québécois et le mouvement national du peuple juif, soit le sionisme.

MBC : C’est par votre père et par la condition québécoise, davantage que par votre mère israélienne, que vous êtes entré en contact avec le judaïsme et Israël ?

DO : Absolument. À la maison, l’expert d’Israël et du judaïsme n’était pas ma mère juive, mais bien mon père non juif. C’est lui qui a éveillé ma curiosité intellectuelle pour ce peuple dont je fais aussi partie. Ma mère n’était à peu près pas pratiquante. Mon père non plus d’ailleurs. J’ai ainsi grandi dans une famille qui ne pratiquait aucune religion, qui n’avait pas de grands référents religieux, mais où il était constamment question de l’histoire du judaïsme et du peuple juif.

Mon identité juive a donc très peu à voir avec la religion, ni même avec la culture juive. Je ne suis pas dépositaire, contrairement à beaucoup de Juifs ashkénazes, de la culture yiddishophone. Ma mère fut scolarisée au Maroc dans les écoles de l’Alliance israélite. On y professait un enseignement français et y transmettait la culture française. Elle m’a transmis une culture proprement française à laquelle je m’associe davantage qu’à une culture juive marocaine. Jamais elle ne m’a parlé arabe, langue que je ne maîtrise pas. Mes seuls référents religieux et culturels juifs provenaient de nos séjours prolongés en Israël. Il faut aussi savoir que la culture israélienne est très différente des cultures juives des différentes diasporas.

Les Israéliens sont des gens confiants, sûrs d’eux-mêmes et qui s’affirment sans hésitation aucune. Voilà ce qu’est, pour moi, la signification de l’identité juive. Ma propre identité juive a ainsi été négociée à partir de ces différentes données (juives, israéliennes, québécoises) de sorte qu’elle se fonde sur la notion de « solidarité de destin ». Je me considère comme un héritier de l’histoire des Juifs et me sens solidaire du destin du peuple juif.

MBC : Avez-vous toujours accordé une place centrale à votre judaïsme ou l’avez-vous parfois marginalisé pour mieux le redécouvrir ?

DO : À l’adolescence, mon identité juive s’est un peu estompée. Je n’allais plus aussi fréquemment en Israël et j’avais fait mon entrée au collège Jean-de-Brébeuf de Montréal. La judéité n’était plus au centre de mon être. Je ressentais le besoin de me réclamer « Québécois à part entière ». J’ai commencé à vivre mon identité personnelle à la manière d’une dichotomie et la référence juive fut mise en veilleuse. Puis après une année passée en Europe à travailler dans un hôtel de Bruges (Belgique) et à baragouiner le flamand et l’allemand, j’ai voulu parfaire ma connaissance de ces langues. J’ai entrepris des études universitaires en littérature, culture et histoire allemandes, ce que l’on appelle Germanistik.

J’étais fasciné par le cinéma expressionniste allemand et la littérature allemande de la fin du XIXe siècle et de l’époque de la République de Weimar, véritables périodes d’effervescence de la culture germanophone en Allemagne et en Autriche. Par le truchement de la littérature moderne allemande, j’ai découvert qu’il s’était passé cette chose extraordinaire que l’on appelle la « symbiose judéo-allemande ». Dans l’histoire juive, jamais les Juifs ne se sont assimilés à la culture nationale du pays où ils vivaient avec autant d’harmonie qu’en Allemagne à la fin du XIXe siècle. Les Juifs allemands étaient devenus de fiers patriotes. D’aucuns disaient qu’ils étaient plus allemands que les Allemands non juifs. Cette assimilation culturelle, qui n’était pas un reniement de l’identité juive, a donné naissance à des chefs-d’œuvre de littérature et de philosophie.

Cette rencontre symbiotique fut très féconde pour la culture allemande. Mais cette rencontre, comme on le sait, s’est terminée dans la tragédie. Pour les gens comme moi qui croient que les Juifs doivent s’intégrer à la nation dans laquelle ils sont enracinés, il y a là une mise en garde. Comment se fait-il que, dans le pays où les Juifs avaient atteint le dernier degré de l’assimilation, cette rencontre symbiotique se soit retournée contre eux ? Toujours est-il que la découverte de cette symbiose judéo-allemande a remis de l’avant la question de mon identité juive. Je m’identifiais de manière naturelle à ces Juifs qui m’étaient sympathiques par leur façon d’être si patriotes et si fiers d’être des Allemands.

MBC : N’incarnez-vous pas, à votre manière, une symbiose judéoquébécoise ? Vous êtes Juif et appartenez pleinement à la majorité historique francophone, ce qui est plutôt rare dans la communauté juive habituellement près du Canada anglais. Autrement dit, n’essayez-vous pas d’incarner au Québec ce que vous avez trouvé fécond dans la symbiose judéoallemande ?

DO : Quand j’étais adolescent, je me cherchais un « idéal type ». Je disais souvent à mon père que j’étais Juif-Québécois, mais que je n’avais pas de modèle pour être Juif-Québécois.

MBC : Justement, n’avez-vous pas l’impression, dans la communauté juive québécoise, d’être devenu ce modèle pour d’autres ?

DO : Oui, je le crois. Mais les Juifs du Québec, qu’ils soient anglophones ou francophones, sont profondément enracinés au Québec et sont fiers d’être Québécois. J’entends très souvent des Juifs anglophones qui reviennent d’un séjour au Canada anglais dire qu’ils se sont sentis incompris. Ils réalisent à quel point ils sont des Québécois. Évidemment, on trouve, au Québec, que certaines communautés culturelles ne clament pas assez fort leur identité québécoise. Or, lorsque ces gens quittent le Québec, ils réalisent à quel point ils appartiennent au Québec. On ne manque pas de leur faire sentir. Chez les Juifs-Québécois, il y a donc bel et bien une fierté malgré le fait que seule une minorité d’entre eux soient réellement culturellement Québécois.

Il est facile, pour moi, d’être « pleinement Québécois » en raison de ma famille et de mon environnement. Cette identité coule de source. Pour un Juif anglophone, la chose est plus difficile. Pour les Juifs sépharades culturellement près du Québec, la chose est un peu plus facile. Mais sachez que les Juifs qui sont restés au Québec après l’exode des années 1970, peu importe leur milieu culturel et leurs origines, sont des gens qui veulent rester au Québec, qui aiment le Québec et qui entrevoient leur avenir au Québec.

MBC : J’aimerais revenir sur votre parcours. La littérature allemande vous fait donner une importance existentielle nouvelle à votre judéité. Quelle est la suite, à partir de ce moment, de votre vie intellectuelle ?

DO : Mon parcours a radicalement changé à la suite de cette découverte littéraire. J’ai quitté Montréal pour Berlin. J’y ai complété un programme de maîtrise et me suis intéressé à la littérature juive allemande qui émergeait à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Alors, que depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les juifs d’Allemagne s’identifiaient comme des Juifs en Allemagne, émergeait alors une nouvelle génération d’écrivains qui se revendiquaient pleinement comme des Juifs allemands. Ce retour à une identité juive allemande après la Shoah me fascinait et fut le sujet de mon mémoire. Le système universitaire allemand est très différent du nôtre. Il est beaucoup moins contraignant en Allemagne de sorte que l’on peut suivre plusieurs cours dans différents programmes. J’ai découvert, à Berlin, un centre d’étude sur l’antisémitisme qui offrait des séminaires tout à fait intéressants. Je m’y suis inscrit en parallèle de ma maîtrise et j’ai été initié à l’histoire de l’antisémitisme. Cette histoire, en plus de l’ambiance berlinoise, m’a profondément marqué.

En 1995 et 1996, Berlin est une ville réunifiée uniquement sur le papier, car mentalement, psychologiquement et culturellement elle ne l’est pas du tout. Les Berlinois de l’Ouest parlent de Berlin-Est en disant « drüben », c’est-à-dire « là-bas », au loin dans un lieu presque intangible et évanescent. La ville est aussi divisée « physiquement » par d’immenses terrains vagues résultant d’anciens bombardements. À Berlin-Est, les façades décrépites sont encore criblées de balles et des rues entières encore en ruines. On trouvait, dans la ville, une pléthore de plaques commémoratives, notamment devant les maisons où les Juifs ont été arrachés pour être déportés. Berlin donne alors l’impression d’un immense musée à ciel ouvert de la Seconde Guerre mondiale.

C’est sans doute pour cette raison que le grand écrivain Saul Bellow, qui est par ailleurs né à Montréal, disait qu’il ne pourrait vivre une année entière en Allemagne. Qu’il aurait l’impression de n’être « que Juif » et qu’il n’avait pas le temps et l’envie de n’être « que Juif ». C’est un peu ce qui m’est arrivé à Berlin. Confronté à mes découvertes, à mes cours, à la réalité physique et historique de Berlin, je me suis reconstitué une identité juive et suis revenu à Montréal à la fin de l’année 1996.

MBC : Vous qui avez grandi et avez été socialisé dans un environnement où le nationalisme et l’indépendantisme québécois allaient de soi, comment vivez-vous le référendum sur l’indépendance du Québec de 1995 alors que vous êtes en Allemagne et redécouvrez votre judéité ?

DO : La redécouverte de ma judéité n’a en rien refroidi mes convictions souverainistes. Quiconque a fait des séjours prolongés à l’étranger sait que l’exil, même temporaire, tend à renforcer notre attachement à notre pays. Pour tout dire, j’ai vécu le référendum avec beaucoup de frustration. Contrairement aux élections générales, on ne pouvait pas participer au référendum de l’étranger. Nous n’en étions qu’au balbutiement d’Internet et il ne se trouvait aucun journal québécois de langue française en ligne. Je ne pouvais que lire la Gazette. Je lisais donc des articles qui me mettaient évidemment en colère.

L’ambassade canadienne était, en 1995, toujours à Bonn. À Berlin, il n’y avait qu’une petite extension de l’ambassade. Je m’y rendais toutes les semaines afin de trouver des journaux québécois, mais en vain. Il n’y en avait aucun. Les employés me proposaient des copies de « fax » d’articles du Toronto Star, de la Gazette et du Globe and Mail, ce qui leur valut plusieurs vives réprimandes bien senties de ma part. Je n’avais rien à me mettre sous la dent ! Je ne savais pas ce qui se passait au Québec, ce qui se disait au Québec et ce que pensaient les Québécois de la campagne référendaire.

De plus, au moment du référendum, l’Allemagne n’est unifiée que depuis cinq ans. Les Allemands ont très peur d’eux-mêmes et de leur nationalisme. Certains en viennent même à regretter la victoire de leur pays à la coupe du monde de soccer croyant que cette victoire pourrait alimenter un nationalisme radical. Les Allemands, en d’autres termes, se surveillaient et étaient allergiques à toute forme de nationalisme. Quand j’osais discuter de ce qui se passait chez nous, mes camarades ne voulaient rien entendre et nous accusaient d’être une société arriérée usant d’un nationalisme dépassé. À Berlin, je ne connaissais pas d’autres Québécois avec qui j’aurais pu discuter de ce qui se passait chez nous. Je me sentais très seul.

MBC : Avez-vous tenté d’expliquer à vos comparses allemands ce qui se passait réellement au Québec ?

DO : J’ai essayé, mais je ne peux pas dire que ce fut un grand succès. Je me suis buté à une barrière infranchissable. Surtout qu’à l’époque, il y avait beaucoup de ressentiments envers la France qui venait de faire des essais nucléaires dans le Pacifique. Les Allemands amalgamaient ce qu’ils considéraient comme l’arrogance militaire de la France à ce petit peuple d’Amérique qui s’entête à vivre en français et voulant accéder à son indépendance. Il n’y avait donc aucune sympathie pour le Québec que l’on comparait même à Sarajevo, ville martyre en proie à une guerre sanglante entre différentes factions nationalistes. Bref, on associait le référendum de 1995 à des événements épouvantables qui n’avaient rien à voir avec la société québécoise et le mouvement national québécois.

MBC : Vous arrivez à Berlin à la manière d’un esthète germanophile. Vous revenez ensuite au Québec après un détour par les questions de l’antisémitisme et du judaïsme. Sentez-vous, dans la seconde moitié des années 1990, le besoin de vous inscrire immédiatement dans l’espace public québécois ?

DO : Non, pas du tout. Mon intention était de revenir pour terminer la rédaction de ma maîtrise puis de retourner en Allemagne et y faire ma thèse de doctorat. Je suis revenu à contrecœur à Montréal après une tentative infructueuse de prolongation de mon séjour à Berlin. Malgré toutes ses parts d’ombre évoquées plus haut, Berlin était une ville magnifique et unique où j’ai fini par me sentir chez moi. Lorsque je reviens au Québec, j’ai certes renoué avec mon identité juive, mais j’ai surtout l’ambition de retourner en Allemagne puis de devenir professeur d’études allemandes. Le moment décisif de mon engagement fut le rejet des accords d’Oslo par les dirigeants palestiniens et la seconde Intifada.

Et pourtant, lorsque je renoue avec mon identité juive, je ne renoue pas forcément avec mon identité israélienne. Malgré le fait que j’y suis né, que j’y ai passé beaucoup de temps dans ma jeunesse et que plusieurs membres de ma famille y habitent, mon intérêt pour Israël était « marginal ». J’étais autrement plus préoccupé par l’avenir des Juifs en diaspora. Cependant, j’avais trouvé que le traitement médiatique québécois de cette seconde Intifada faisait fi des offres sincères de paix d’Israël aux Palestiniens, qui y répondirent par le terrorisme. Les médias condamnaient les mesures de défense d’Israël et jugeaient légitime la guérilla terroriste palestinienne contre la population civile israélienne, victime d’attentats-suicides dans les autobus, les universités, les restaurants, les cafés. Les médias se scandalisaient des violences israéliennes, mais jamais du terrorisme palestinien qu’on banalisait non sans complaisance à l’expression du « désespoir » palestinien. Ils cautionnaient le rejet des accords de Camp David (2000) par les leaders palestiniens qui ne tentaient même pas de faire une contre-offre.

Cette image du conflit était injuste et inique. Surtout qu’en filigrane de ce traitement médiatique, on entendait des commentaires et des références antisémites. On brossait un portrait d’Israël comme d’un pays « assoiffé de sang » qui ferait subir aux Palestiniens ce que les Juifs avaient subi en Europe. On disait que l’État hébreu ciblait délibérément des enfants, ce qui rappelait le vieux mythe antisémite voulant que les Juifs fassent des sacrifices d’enfants. Au Moyen-Âge, on accusait les Juifs d’enlever des enfants et de les assassiner afin de boire leur sang. Or, dans les journaux qui couvraient la seconde Intifada, on retrouvait des caricatures qui représentaient ce genre de scène sacrificielle. J’étais très inquiet de cette résurgence de l’antisémitisme dit « classique » qui accompagnait presque naturellement le traitement médiatique réservé à Israël. C’est ce qui m’a poussé à prendre la parole dans l’espace public.

MBC : Comment cet engagement s’est-il d’abord manifesté ? Si je me rappelle bien, vous étiez très vigilant à l’endroit du discours médiatique, n’est-ce pas ?

DO : Évidemment. Il était fondamental de s’intéresser à l’image d’Israël dans la sphère publique. Les médias ont aujourd’hui perdu de leur ascendant, mais à l’époque ils étaient très influents et conditionnaient l’opinion publique. Je constatais qu’il y avait un déséquilibre absolument scandaleux dans nos médias quant à la question du conflit israélo-palestinien. Alors j’écrivais des lettres ouvertes et je répondais aux journalistes. Parfois on me publiait, souvent on ne me publiait pas.

J’ai ensuite fait la rencontre d’Élizabeth Schemla, ancienne rédactrice en chef du Nouvel Observateur (L’Obs), qui venait de lancer un journal web sur le Proche-Orient : le Proche-Orient Infos. Elle m’a proposé de devenir le correspondant québécois de ce nouveau journal, ce que je me suis empressé d’accepter. Au début des années 2000, on commençait tout juste, en France, à prendre la mesure de l’islamisme et de l’antisémitisme qu’il véhicule. Schemla voulait que je mène une enquête analogue au Québec et au Canada.

J’ai commencé à m’intéresser des personnalités et des organismes qui épousaient de toute évidence une vue islamiste des choses, assistant souvent à leurs activités publiques, et j’ai écrit quelques articles sur le sujet. La tâche n’était pas aisée à l’époque et on s’inquiétait du sentiment soi-disant « antimusulman » que ce travail allait provoquer. Dans la foulée du 11 septembre 2001, on niait même l’existence d’une mouvance islamiste au Québec et au Canada. Le simple fait de s’y intéresser vous plaçait dans la catégorie des infréquentables.

Évidemment, je n’ai jamais été mu par un sentiment antimusulman. Il m’est toujours apparu évident que les islamistes ne représentaient pas la majorité des musulmans québécois ou canadiens. C’est d’ailleurs ce que je déplorais : le fait que les journalistes, lorsqu’un événement concernait la population musulmane, se tournaient vers des associations radicales qui ne représentent pas du tout les intérêts des musulmans d’ici. En ce sens, les médias ne sont pas étrangers à la prolifération du discours islamiste quand on sait qu’ils ont donné une certaine crédibilité à des personnes et des organismes aux propos douteux.

Les journalistes ont même adopté le langage de ces gens. Je me souviens d’avoir lu dans Le Devoir un article parlant de Fatima Houda-Pépin comme d’une « élue québécoise d’origine musulmane ». Or, c’est faux. Elle est d’origine marocaine. Elle est certainement de confession musulmane, mais elle n’est pas « d’origine musulmane » puisque la « Musulmanie », aux dernières nouvelles, n’est pas un pays. Lorsqu’on désigne des gens par leur foi, on adopte le discours islamiste qui ne reconnaît pas les nationalités diverses que l’on retrouve dans le monde arabo-musulman. Ce sont les islamistes qui veulent réduire ces populations très diverses culturellement, linguistiquement, historiquement à une identité musulmane qui résumerait tout ce qu’ils sont.

Ces enjeux m’ont intéressé tout au long de la première moitié des années 2000 et même après. Je pense par exemple au conflit entre Israël et le Hezbollah en 2006 qui m’a donné beaucoup de travail de décryptage médiatique. Proche-Orient Infos n’a malheureusement pas vécu très longtemps. À sa fermeture, j’ai décidé d’ouvrir mon blogue afin de continuer à écrire et dire ce que je pensais. Sur ce blogue, Judéoscope, je passais en revue les médias, je soulignais les distorsions et les erreurs factuelles.

MBC : On pourrait même dire que vous êtes devenu un correspondant privilégié de l’ombudsman de Radio-Canada sur ces questions.

DO : Exactement ! De toute une série d’ombudsmans successifs pourrait-on dire. J’envoyais régulièrement des plaintes. Non seulement me donnaient-ils raison sur les détails, mais ils m’ont aussi donné raison sur le fond. Ces plaintes étaient déposées dans une optique qui n’était pas du tout celle de convertir Radio-Canada en un média pro-Israël. Je voulais que Radio-Canada reconnaisse que leurs reportages n’étaient pas objectifs, déformaient les faits, inventaient même parfois des faits et démontraient une ignorance complète de l’histoire de la région et du conflit. À la suite de multiples plaintes, un des ombudsmans, dans son rapport annuel, a demandé à la direction de l’information de changer d’attitude vis-à-vis le conflit israélo-palestinien soulignant que ce travail de journalisme était miné par de lourds problèmes. À un point tel qu’il répétait souvent dans ses décisions qu’il valait mieux que Radio-Canada ne traite pas du tout du conflit s’il était incapable de le faire avec sérieux. Je n’étais pas nécessairement de cet avis, mais je me disais : voilà un jugement lapidaire qui témoigne du manque de professionnalisme de Radio-Canada dans sa couverture d’Israël et de la Palestine.

MBC : Vous mentionnez la Palestine, je me permets de le préciser pour nos lecteurs : jamais la défense que vous faisiez d’Israël n’était incompatible avec l’idée selon laquelle les Palestiniens devraient avoir leur propre État.

DO : En effet. Et malgré cela, je me suis fait beaucoup d’ennemis dans le monde médiatique qui aimaient me présenter comme un sioniste d’extrême droite et un partisan du Likoud et de Benyamin Netanyahou. J’ai pourtant toujours été très réservé et discret quant à mes opinions politiques sur Israël. Je n’ai fait que défendre la légitimité de l’État d’Israël. Il s’agit du seul État dans le monde dont on conteste constamment la légitimité. On se permet de dire qu’il aurait mieux fallu qu’il n’eût pas été fondé ou qu’il est légitime de travailler à sa destruction et à son remplacement par un État palestinien dans lequel les Juifs seraient, au mieux, une minorité tolérée. Quand on connaît le sort réservé aux minorités au Moyen-Orient, on comprend qu’ils ne seraient tout simplement pas tolérés.

Cependant, je ne suis pas un partisan de la colonisation israélienne en Cisjordanie et, autrefois, à Gaza – où Israël s’est complètement retiré depuis 2005. Je crois fermement que la seule solution à ce conflit est la solution des deux États distincts pour les deux peuples distincts. Je vois par ailleurs que le leadership palestinien n’est pas prêt à faire ce compromis. Il refuse d’accepter que l’État d’Israël existe et continuera d’exister. Quand on s’intéresse et écoute les discours des politiciens palestiniens, on s’aperçoit que la rhétorique dont ils abreuvent leur peuple n’est pas du tout compatible avec une solution négociée. On fait encore miroiter l’idée que l’on pourrait renverser le cours du temps et faire disparaître Israël. On dit, par exemple, aux descendants des réfugiés de 1947-1949 qu’un jour ils retourneront vivre dans des villes aujourd’hui israéliennes et reconnues comme telles par la communauté internationale, ce qui équivaudrait à la destruction démographique de l’État juif.

C’est pourquoi je suis très pessimiste quant à la résolution de ce conflit. Il s’est complexifié ces dernières années en raison de l’islamisation du Moyen-Orient qui a transformé deux mouvements nationaux légitimes en un conflit religieux. Même du côté israélien, bien que le phénomène soit très marginal, on voit apparaître plusieurs groupes fondamentalistes qui veulent aussi revêtir ce conflit d’un vernis religieux. Or, si le conflit israélo-palestinien cessait d’être national et devenait religieux, il deviendrait irrémédiablement insoluble.

MBC : Il y a une autre dimension dans votre engagement et je m’en voudrais de ne pas l’aborder de front. Vous avez activement travaillé au rapprochement de la communauté juive et de la majorité historique francophone du Québec. Votre objectif était, d’une part, de faire comprendre à la communauté juive l’univers mental de la société québécoise francophone et, d’autre part, faire comprendre aux Québécois et au mouvement national la singularité de la communauté juive. Est-ce bien ce que, au fil des ans, vous avez cherché à faire ?

DO : Avant de répondre à votre question, je dois dire que c’est tout à l’honneur de la communauté juive de m’avoir embauché, sachant quelles étaient mes opinions politiques quant au statut du Québec dans le Canada.

MBC : On imagine que le nationalisme québécois ne doit pas y être hégémonique.

DO : En effet. Cela témoigne, il me semble, d’une évolution des esprits au sein de la communauté juive. Je souligne aussi que je ne suis pas le seul, parmi mes collègues, à être issu du mouvement national. Il y a eu une prise de conscience dans la communauté juive du Québec. À savoir : nous voulons rester au Québec et nous ne voulons pas que nos enfants quittent le Québec de sorte qu’il faut être compris et entendu de nos concitoyens non juifs. C’est à ce moment que des gens comme moi ont pu, humblement, contribuer à un rapprochement. Je tiens aussi à dire que l’on m’a donné, pour ce faire, carte blanche et que j’ai bénéficié d’un grand soutien de la part de mes collègues. Notre travail était de changer les perceptions mutuelles des Juifs chez la majorité québécoise et de la majorité québécoise chez les Juifs.

Nos voyages d’études en Israël sont bien connus. Il serait erroné de croire que l’on organise ces voyages uniquement pour faire connaître Israël aux participants. Ces voyages servent à tisser des liens à très long terme entre la communauté juive et des interlocuteurs québécois soucieux de travailler à ce rapprochement que l’on appelle de nos vœux. Nous avons aussi d’autres programmes, notamment pour les jeunes adultes juifs afin qu’ils deviennent de meilleurs ambassadeurs de leur communauté. Ce programme, justement appelé « Programme des ambassadeurs », sert à approfondir leurs connaissances du Québec, de la société majoritaire, de ses sensibilités et ses préoccupations. Nous invitons des personnalités publiques québécoises qui viennent parler des perceptions mutuelles et des déceptions mutuelles entre Juifs et non-Juifs.

Ce programme extrêmement populaire se termine généralement par une conférence sur le mouvement national québécois. Ils apprennent des choses qu’ils ignoraient, comme le fait que certains nationalistes québécois admiraient Israël et qu’ils voyaient une parenté entre les aspirations politiques québécoises et le sionisme. Ils sont très surpris d’entendre des intellectuels, des historiens, des figures du mouvement national québécois qui ont une sensibilité et une compréhension fine de ce qu’est l’antisémitisme. Notre but n’est évidemment pas de convertir politiquement ces jeunes, mais bien de leur permettre d’avoir une vision plus claire de la société dans laquelle ils vivent et de réaliser qu’il ne manque pas d’aspects positifs dans leurs relations avec la majorité.

MBC : Au fil du temps et avec de tels programmes, comment la compréhension mutuelle a-t-elle progressé ?

DO : On assiste à une augmentation du nombre de jeunes Québécois juifs qui veulent s’investir dans la vie politique, ce qui est relativement nouveau. La communauté juive est peu présente dans la vie politique québécoise. Je me souviens encore que lors d’une allocution devant la communauté juive, Bernard Landry avait regretté que la communauté était inaudible et l’avait invitée à prendre sa place dans la vie publique québécoise. Comme beaucoup de minorités, elle croit faussement que l’essentiel de la vie politique se déroule à Ottawa, alors que ce n’est pas du tout le cas. La politique qui influence leur vie au quotidien, elle se déroule à Québec. Il y a donc une prise de conscience, une incitation poussant ces jeunes à s’intéresser et à s’investir dans la vie politique et publique du Québec. Cela ne veut pas dire qu’ils vont tous prendre leur carte de membre d’un parti, mais ils commencent à reconnaitre l’importance de la politique québécoise. Ils reconnaissent aussi de plus en plus la légitimité du mouvement national québécois et, d’autre part, la majorité reconnaît aussi de plus en plus la légitimité du sionisme.

MBC : Par souci de transparence, j’admets moi-même avoir participé à ces conférences à la manière d’une figure assez peu timorée du mouvement national. Chaque fois, ce furent des conversations tout à fait passionnantes qui me font vous demander : croyez-vous que l’époque particulière dans laquelle nous vivons ne crée pas des points de contact entre la communauté juive et la majorité francophone québécoise autour de ce que l’on pourrait qualifier de « patriotisme de civilisation », c’est-à-dire l’attachement à la démocratie, les périls de l’islamisme, les débats sur la laïcité, etc. Est-ce que notre époque ne crée pas un contexte inédit permettant le rapprochement auquel vous travaillez ?

DO : Je crois que oui. Nous n’en sommes, je pense, qu’aux balbutiements des multiples défis et problèmes qui s’apprêtent à émerger dans les démocraties libérales en Occident. Je crois qu’une des solutions que l’on doit mettre de l’avant pour éviter l’affrontement violent, comme on peut déjà les apercevoir en France, et la balkanisation de nos sociétés en tribus rivales, est celle de « faire société » et de « faire nation ». Pour les minorités, du moins pour la minorité juive, je suis fermement convaincu que « faire société » et « faire nation » avec la majorité est la meilleure garantie de sa sécurité et de son avenir.

MBC : Sur les réseaux sociaux, vous avez eu une formule qui m’a bouleversé. Vous aviez écrit que vous aviez de plus en plus l’impression d’appartenir à « deux peuples de trop ». À la lumière de votre parcours et de vos convictions, qu’entendez-vous par cette poignante formule ?

DO : J’ai fait cette déclaration dans le sillage des propos du professeur de l’Université d’Ottawa, Amir Attaran, qui assimilait le Québec aux États américains du sud au temps de la ségrégation raciale et du racisme institutionnel. Je me suis dit qu’il était tout de même incroyable que l’affirmation nationale des Québécois et l’affirmation des Juifs, donc le nationalisme québécois et le sionisme, soient sujettes à une diffamation constante. Comme s’il s’agissait de mouvements essentiellement racistes, xénophobes, intolérants, réactionnaires qui incarneraient la partie la plus sombre de l’humanité. Comme si les Québécois et les Israéliens, les nationalistes et les sionistes avaient le monopole de la méchanceté. Je remarque aussi que ce sont souvent les mêmes personnes qui injurient Israël et le Québec. On l’a vu, dans la foulée de l’attentat musulman de London, quand de nombreuses voix ont cherché à établir une relation d’une cause à effet avec, d’une part la Loi 21, et, d’autre part, le récent conflit entre Israël et le Hamas.

MBC : Avez-vous l’impression que ce sentiment d’être issu de « deux peuples de trop » peut être à l’origine d’un rapprochement, d’un sentiment de complicité intellectuelle et de solidarité entre la majorité québécoise et la communauté juive ?

DO : Je crois qu’il faudrait étayer et préciser cette parenté, car je doute qu’une majorité de Juifs voient les choses de cette manière. Je me permets tout de même de souligner ceci : lors du récent conflit entre le Hamas et Israël, nous avons vécu une vague d’antisémitisme sans précédent à Montréal. Ceux qui ont rompu le silence et ont dénoncé cet antisémitisme de manière forte et claire étaient des gens associés au mouvement national québécois ou des gens connus pour leur engagement indépendantiste. J’ajouterais : ils ont été les seuls à le faire avec autant de force et je crois que la chose a été bien remarquée par la communauté juive et qu’elle contribuera au rapprochement dont nous parlons.

MBC : Vous en arrivez, monsieur Ouellette, à l’heure des bilans. Je vous laisse le soin d’expliquer la situation qui est aujourd’hui la vôtre. Je me permets simplement de vous demander ce que l’on doit retenir de votre parcours intellectuel et existentiel ?

DO : Il y a moins d’un an, on m’a diagnostiqué une maladie mortelle et incurable. Les médecins me donnent quelques mois à vivre. Me voici arrivé au terme de ma vie. Je trouve l’heure des bilans, à 52 ans, un peu précoce. Je suis au sommet de ma carrière et j’aperçois des occasions de rapprochement entre la communauté juive et la majorité québécoise, cause qui m’a tant passionné pendant la meilleure partie de ma vie professionnelle. J’espère que l’on ne se souviendra pas de moi uniquement comme d’un défenseur infatigable d’Israël, mais aussi, et surtout, comme quelqu’un qui a voulu bâtir des ponts entre les Québécois juifs et non juifs. Ce fut la partie la plus importante de mon engagement : construire des relations harmonieuses et respectueuses entre les deux populations.

L’auteur sociologue et chroniqueur.

David Ouellette est une figure très particulière de la vie publique québécoise. Intellectuel engagé se définissant à la fois comme Juif et Québécois et revendiquant fièrement son appartenance à ces deux peuples, il a travaillé depuis quinze ans à multiplier les ponts entre la communauté juive et la majorité francophone du Québec. D’abord au Comité Québec-Israël et maintenant au Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA). Je me suis entretenu avec lui à propos de son parcours intellectuel.

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