Entretien avec le philosophe Bernard Bourdin

titre complet de l'article: Entretien avec le philosophe Bernard Bourdin. La nation est autant progressiste que conservatrice

La question de la nation se pose partout à travers le monde. Le philosophe français Bernard Bourdin y a consacré de nombreux travaux. Je me suis permis de lui poser quelques questions, à la lumière de ses travaux, sur la meilleure manière de l’aborder dans le monde qui est le nôtre.

titre complet de l’article: Entretien avec le philosophe Bernard Bourdin. La nation est autant progressiste que conservatrice

La question de la nation se pose partout à travers le monde. Le philosophe français Bernard Bourdin y a consacré de nombreux travaux. Je me suis permis de lui poser quelques questions, à la lumière de ses travaux, sur la meilleure manière de l’aborder dans le monde qui est le nôtre.

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La nation passe pour un phénomène moderne et antimoderne, tout à la fois. Moderne, parce qu’elle aurait fourni le cadre pour la concrétisation de l’idéal démocratique, en lui permettant de s’incarner dans une communauté donnée – car la démocratie suppose l’existence d’un demos. Antimoderne, parce qu’elle réhabilite, dans son langage, la légitimité du particulier et contient la prétention d’un certain universalisme à l’unification du monde. Quel regard portez-vous sur cette forme historique particulière ?

Il est tout d’abord important de rappeler qu’il y a plusieurs modèles de nations. J’en retiendrai trois : contractualiste, organiciste et historique. Le premier est celui que la France a adopté et véhiculé à partir de la Révolution française. Jusqu’en 1789, la nation désigne les grands du Royaume. C’est en raison de cette hiérarchie sociale que la nation se différencie du « peuple ». C’est a contrario de cette différenciation que les révolutionnaires de 89 ont fait de la nation le cadre politique global à l’intérieur duquel la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen devait être appliquée.

Ainsi l’article 3 affirme que « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation », et non pas dans la souveraineté du peuple qui n’existe que par ses représentants. Autrement dit, la philosophie politique de la nation qui est à l’œuvre est celle héritière des théories du contrat qui fait de la nation une forme politique particulière associant des individus et non des ordres sociaux, en même temps qu’elle est héritière de l’histoire spécifique de la France monarchique.

C’est en raison de ce double héritage philosophique et historique que la France deviendra, si j’ose dire, tout naturellement républicaine. On notera donc la continuité historique de la France à l’intérieur des conséquences politiques de la rupture révolutionnaire. Il convient d’ajouter que le modèle français contractualiste de la nation, foncièrement politique et rationnel, est doublé d’une ambition universaliste tout en offrant un cadre particulier à la souveraineté.

Il en va tout autrement du modèle organiciste, de type plutôt allemand, auquel on peut ajouter les nationalismes du XIXe siècle, italien et d’Europe centrale. La forme politique de la nation est issue dans ces pays d’un sentiment d’appartenance commun lié à une langue. Ce n’est qu’une fois l’indépendance conquise qu’un État s’est imposé pour passer du stade de « peuple culturel » à celui de « peuple civil ». Comme on l’aura compris, ce modèle est l’inverse du modèle français. Dans cette perspective, la nation est un « organisme » historico-culturel vivant, empirique, formant un « tout » plutôt que d’être formée par un contrat entre individus.

Chacun de ces deux modèles à sa part de vérité, sa cohérence et aussi ses limites. Si l’on en juge au modèle français, sans rien céder à une vision ethno-organiciste, une fois la République installée, il a fallu que les républicains en passe par l’histoire, c’est-à-dire un récit, connu sous le nom de « roman national ». C’était tout simplement admettre que la rationalité contractualiste comportait de grandes limites en dépit de son caractère émancipateur par rapport aux inégalités de nature. On doit à Renan (donc bien avant Ernest Lavisse) d’avoir théorisé ce modèle historique de la nation. On connait la célèbre formule dans la conférence intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? » de l’historien, philosophe et philologue, donnée à la Sorbonne en 1882 : « L’existence d’une nation (pardonnez-moi cette métaphore) est un plébiscite de tous les jours ».

Pour pertinente que soit cette référence qui fait de la nation une forme politique inscrite dans un devenir historique toujours à refaire, n’oublions pas l’autre aspect de la pensée de Renan, celui de la nation comme « comme principe spirituel », à savoir « un riche legs de souvenirs » et « la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Il n’y a en réalité rien d’antimoderne dans l’idée de nation, c’est même exactement le contraire en raison de son rôle pacificateur dans le cadre de frontières stabilisées. Au fond, à lire Renan, la nation est autant progressiste que conservatrice. Elle est aussi le contraire de l’Empire, toujours expansionniste.

Depuis quelques décennies, on a condamné la nation à une inéluctable disparition. En philosophie politique comme en sciences sociales, on la décrétait dépassée, à la manière d’une forme historique désubstantialisée, périmée, inutile et même nuisible. Pourtant, de mille manières, les nations manifestaient une forme de résistance à leur dissolution intellectuelle et politique. Croyez-vous que nous sommes arrivés à un moment de renversement de la tendance mondialiste, qui permettra la réaffirmation explicite de l’État-nation ?

Renan avait lui-même émis l’hypothèse que les nations européennes pourraient un jour se confédérer. Mais ce n’était qu’une hypothèse… il ne disait rien de plus. La démondialisation économique déjà annoncée et observée bien avant la crise sanitaire que nous traversons donne indéniablement à penser que l’État-nation n’a pas vocation à disparaître. La « mondialisation heureuse » appartient déjà au passé. L’erreur de jugement intellectuel des mondialistes et autres sans-frontièristes était de penser que l’économie mondialisée rendait caduque toute forme politico-historique particulière de ce type. De surcroît, la nation était (et le reste dans les têtes des européistes) frappée du discrédit moral des deux guerres mondiales. Ce jugement superficiel repose précisément sur la confusion entre nation, nationalisme, impérialisme et j’ajouterais même totalitarisme (le nazisme en particulier).

Ces confusions dénouées, face à la situation actuelle, la nation a toutes ses chances de retrouver un crédit moral et politique. Ma thèse est la suivante : plus nous vivons à une échelle mondiale, plus nous avons besoin de cette forme particulière qui aide les peuples à exister et à se situer par rapport aux autres peuples. La nation peut donc (et devra !) retrouver sa mission pacificatrice au meilleur sens du terme. Elle est donc la contrepartie de toute forme d’universel (uni-versum, vers l’un mais l’un de qui ?) niveleur ou totalisant, et devrait même contribuer amplement à repenser un universel dans la diversité de nos histoires politico-historiques. C’est ce que j’ai appelé lors d’une communication donnée en octobre dernier en Chine, une uni-diversité.

Quelle lecture faites-vous de ce qu’on nomme plus ou moins adéquatement le phénomène populiste en Europe ? La science politique a voulu le lier à « l’extrême droite ». Est-ce que cet amalgame était justifié ? Dans quelle mesure ce populisme contribue-t-il à la revitalisation de la vie démocratique en Europe ?

Le populisme est devenu un mot-valise (comme beaucoup d’autres !) pour désigner le mal politique de nos démocraties libérales. De même que la nation est toujours évoquée dans les termes des « égoïsmes nationaux » ou du « repli sur soi », le peuple est cette vilaine bête qu’il faut combattre dès lors où il se rebelle contre les élites. Par ce constat, il ne s’agit évidemment pas d’idéaliser « le peuple » qui signifie, il est vrai, beaucoup de choses. Mais à l’instar de la nation, l’erreur de jugement intellectuel consiste à dénoncer le populisme comme un mal qui serait la cause et non la conséquence d’un problème. Quel est-il ?

L’élitisme hors-sol. Je dis bien hors-sol. Pas plus que la condamnation du peuple, l’on ne saurait condamner les élites. Depuis Platon, nous savons qu’elles sont inévitables parce que nous en avons besoin. Ce qui est condamnable est l’élite coupée du peuple, un peu comme la haute noblesse à la veille de la Révolution française. Sans cet élitisme hors-sol, y aurait-il le populisme ? Je pense ici à David Goodhart et ce qu’il désigne en anglais par les anywhere et les somewhere. Il me semble donc qu’en lieu et place d’une extirpation du « mal populiste », il vaudrait mieux commencer par reconsidérer le rapport élite/peuple. Par cette méthode d’approche, le populisme, qu’il vienne de l’extrême droite ou de l’extrême gauche, est dès lors beaucoup plus à comprendre comme un cri qui en appelle, comme vous le suggérez dans votre question, à la revitalisation de la démocratie en Europe. C’est tout notre système représentatif démocratique qui est à revoir. Au fond, le peuple se rebelle, car il ne se sent pas gouverné. Mais pour qu’il le soit, il lui faut un cadre politique d’identification qui réintègre l’élite dans le peuple. Et là nous retrouvons la nation. C’est, à mon sens, la clé pour comprendre le succès du populisme d’extrême droite. D’où l’amalgame ! Mais l’amalgame est commode, car il permet de rester sourd à la question du rapport élite/peuple en stigmatisant le populisme comme un extrémisme nationaliste de droite.

La construction européenne n’a jamais su définir adéquatement son rapport aux nations à partir de laquelle elle se déploie. Aujourd’hui, sous la pression de l’histoire, elle tangue et risque même de s’écrouler. Peut-elle renaître en se réconciliant avec les États-nations qui composent l’Europe ou est-elle condamnée à une forme d’assèchement administratif et de neutralisation historique, à la manière d’une structure morte n’ayant plus d’emprise sur le réel ?

C’est en effet une question capitale qui rejoint les précédentes ! Le problème de la construction européenne est qu’elle déconstruit. L’« Union » européenne désunit. Nous l’avons encore vu dans son déficit grave de solidarité avec l’Italie à propos de la crise sanitaire. Pourquoi déconstruit-elle et désunit-elle ? Tant que tout paraît paisible, cette question donne l’impression d’être inepte. En réalité, ce phénomène de décomposition latent est bien là, mais il faut que des crises apparaissent pour s’en rendre compte. Il en fut ainsi avec la crise migratoire, il en va de même avec la pandémie. Les affectio societatis nationales reprennent le dessus. Bien évidemment, elles sont stigmatisées par la rhétorique des « égoïsmes nationaux » que j’ai évoquée précédemment. C’est toujours la même surdité ou le même aveuglement. Si les égoïsmes nationaux refont surface, c’est parce que la construction européenne ne peut se réaliser dans la négation de ses nations. Ladite union ne pourra jamais aboutir en adoptant ce chemin, mais en procédant à l’inverse.

Admettons dès le départ que l’Europe est un ensemble d’États-nations aux histoires anciennes et très spécifiques. Partant de ce constat fondé sur ce réalisme historique, l’Europe pourra alors se construire en renforçant chacune de ses nations, espaces politiques réels avec des peuples réels, par une solidarité (du latin solidum, ce qui solidifie) inter-étatique, sur des questions concrètes : industrie, santé, écologie. Autrement dit, « l’Europe de la puissance et de la sécurité » ne le sera qu’en permettant à chacun de ses États-nations d’être autrement des puissances souveraines, non plus comme au XIXe siècle, mais pour le XXIe. Ainsi, l’Europe renouera avec son histoire et renouant avec son histoire, elle la fera à nouveau au XXIe siècle. Mais pour réaliser cette autre vision de la construction européenne, il faut qu’elle sorte de son imaginaire historique paralysant, celui, faux, selon lequel les nations, c’est la guerre, d’où la nécessité de transformer nos nations en Texas et en Californie pour les neutraliser, et finalement nous neutraliser tous ensemble ! C’est le confinement des nations… Mais j’ai conscience que c’est un travail considérable que celui de construire un nouvel imaginaire historique.

Quel regard portez-vous sur les petites nations, comme la Catalogne et l’Écosse, qui aspirent à l’indépendance ? Faut-il y voir, selon vous, des régionalismes participant à la déconstruction de l’État-nation ou inversement, une volonté de ce ces nations de justement rejoindre le club des États-nations et d’y participer à part entière ?

L’aspiration des petites nations, comme la Catalogne et l’Écosse à l’indépendance, est ambigüe. Spontanément, je suis plutôt tenté de penser qu’elles participent à la déconstruction des États-nations tel qu’ils se sont formés depuis le XVIe siècle, c’est particulièrement vrai pour l’Espagne et l’Angleterre (devenue Royaume-Uni). Alors que l’Europe déconstruit les nations par le haut, la Catalogne et l’Écosse les déconstruisent par le bas. C’est ce contexte qui me fait ainsi répondre à votre question. Mais je ne crois pas que ce soit aussi simple.

Cette aspiration s’inscrit aussi dans le même processus de ré-identification des peuples à leur histoire. Le sentiment de dépossession de l’histoire collective appelle ce désir d’indépendance. C’est pourquoi nous pouvons penser que ces « régionalismes » peuvent contribuer, par-delà les apparences de la déconstruction, un nouveau crédit moral et politique à l’idée de nation. Il revient aux gouvernements espagnol et britannique de savoir discerner dans cette ambiguïté de sens ce qu’il y a de positif. Tout tient aussi aux situations singulières. Le Royaume-Uni est un État quatre nations, ce qui n’est pas le cas de l’Espagne. La question est : comment redéfinir la relation entre ces quatre nations dans le cadre d’un État qui ne peut être unitaire ? À mon avis, en Espagne, la question se pose encore différemment. q

* Sociologue, auteur et chroniqueur.

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