Dans Passion et désenchantement du ministre Lapalme, Claude Corbo fait un saut dans la dramaturgie. Avec cette dernière édition, il a abouti à une version finale d’une pièce de théâtre sur laquelle il travaillait depuis plus de 15 ans. Le théâtre était pour lui une façon d’explorer le monde politique dans un cadre différent de ceux qu’il a utilisés depuis toujours dans sa carrière de professeur.
Claude Corbo a été professeur de sciences politiques depuis la fondation de l’UQAM en 1969. Entre autres, il s’est intéressé pendant longtemps aux thèmes entourant les questions de l’éducation[1], de l’immigration[2], de l’identité du Québec[3], des institutions politiques américaines[4] et aussi aux idées politiques en colligeant plusieurs anthologies sur ce sujet aux Presses de l’Université de Montréal (1999[5], 2000[6], 2002[7], 2002[8]).
Entrevue
Pourquoi avoir utilisé la dramaturgie plutôt que l’essai ou la biographie pour faire connaître le rôle de Georges-Émile Lapalme dans l’histoire du Québec ?
Écrire une pièce de théâtre est un défi que je me suis lancé. Je voulais représenter ou imaginer ce personnage que j’avais connu dans ma jeunesse. Je cherchais à questionner à travers lui des événements de l’histoire du Québec, en l’occurrence : la création du ministère des Affaires culturelles en 1961 et son évolution par la suite. Le théâtre m’apparaissait un bon moyen pour réfléchir sur des enjeux liés à l’exercice du pouvoir, surtout celui du conflit entre différentes visions – idéaliste ou pragmatique – que nous avons de la politique. Je me suis dit qu’une façon intéressante de le faire était de représenter le tout grâce à des personnages en chair et en os.
Combien de personnages politiques sont mis en scène dans votre pièce ?
Il y en a quatre. Quatre hommes. Georges-Émile Lapalme occupe le rôle central. Deux personnages bien connus dans le monde politique ou universitaire sont aussi mis en scène dans cette pièce. On y trouve Guy Frégault, historien très connu, qui a été le premier sous-ministre des Affaires culturelles dans l’histoire du Québec au sein du gouvernement libéral de la Révolution tranquille. La présence de Jean Lesage, premier ministre de 1960 à 1966, est aussi très importante dans tout le scénario. En plus de ces trois protagonistes, on en trouve un dernier, un obscur personnage : André G. Dolbec, le secrétaire du Conseil du trésor, cet organisme du gouvernement qui surveille et contrôle les dépenses de tous les ministères.
Ces quatre personnages s’affrontent à huis clos sur des sujets qui entourent tous la vision politique du ministère des Affaires culturelles… Quel est le rôle de l’État envers la culture ? Faut-il financer celle-ci avec des fonds publics ? Si oui, toutes les formes d’art doivent-elles être financées, y compris les œuvres révolutionnaires ou celles qui peuvent choquer les bonnes mœurs ?
Ces réels débats qu’on retrouvait au début de l’existence du ministère des Affaires culturelles en 1961 ne sont pas totalement chose du passé. Encore aujourd’hui, le gouvernement conservateur en place nous y replonge fréquemment.
Comment étaient les relations entre Jean Lesage et Georges-Émile Lapalme ?
Elles étaient mauvaises. Elles constituent justement le cœur de la pièce. Jean Lesage s’ingérait constamment dans les affaires de son ministre. Ce n’est pas de la fiction. Les faits sont réels. Si vous lisez ses mémoires[9], vous allez voir que Lapalme se plaint constamment qu’on lui fait toutes sortes de complications administratives et qu’on contrôle son ministère plus que les autres. Lesage s’en explique dans la pièce en prétextant des motifs électoraux. Les gens de l’époque, disait-il, ne comprenaient pas que le gouvernement finance des œuvres jugées provocantes, sans oublier que le principe des subventions publiques ne faisait pas l’objet d’une grande adhésion à l’époque. Lesage était plutôt réaliste. Il savait que l’opposition exploiterait facilement le thème du financement d’oeuvres controversées pour influencer l’opinion publique. Les obstructions fréquentes qu’il imposait à son ministre des Affaires culturelles faisaient rager le visionnaire qu’était Lapalme. Au fond, c’est à un conflit de visions politiques auquel on assiste dans la pièce : un Georges-Émile Lapalme idéaliste aux principes rigides contre un Jean Lesage terre-à-terre qui pense avant tout à la survie de son gouvernement. Cette opposition classique est universelle en politique.
Dans votre pièce, Georges-Émile Lapalme critique constamment « l’amour du pouvoir » de Jean Lesage et son « manque de vision en matière culturelle »…
Si vous questionnez des biographes de Lesage, peut-être diront-ils que cette vision de Jean Lesage est exagérée ou caricaturale. Mes représentations dans cette pièce ne sont pas scientifiques. Il s’agit d’une fiction qui se nourrit de la réalité. Mais, il est certain qu’un homme comme Lesage aimait le pouvoir. Il a été élu une première fois comme député fédéral en 1945. Il s’opposait alors aux revendications autonomistes du Québec et défendait une vision centralisatrice du pouvoir fédéral. En 1957, alors que les libéraux fédéraux sont tombés dans l’opposition, Lesage a fait un saut dans la politique provinciale en bondissant sur le poste de chef du PLQ laissé vacant en 1958 après la démission de Lapalme qui l’occupait depuis 1950. Une fois au pouvoir en 1960 à Québec, Jean Lesage s’est mis à combattre la conception centralisatrice du pouvoir fédéral. Sa trajectoire d’homme politique est empreinte de changements de direction de ce genre… Il s’opposait à la création d’un ministère de l’Éducation, il en défendra l’existence par la suite. Il refusait toute négociation avec les employés de la fonction publique et finira par s’y adonner malgré sa position initiale. Ses idées politiques ont changé, mais pas son attachement au pouvoir. Et c’est justement ce que Lapalme lui reproche dans la pièce en lui disant, par exemple, qu’il était prêt à sacrifier des idées simplement pour se maintenir au pouvoir. Il lui reprochait de choisir des idées non pour leur vertu, mais parce qu’elles lui permettaient d’éviter de tomber dans l’opposition, ce qui n’était évidemment pas son genre. Lesage était un homme de pouvoir, c’est certain.
Il existe très peu de pièces de théâtre qui aient mis en scène notre classe politique. Cherchiez-vous à combler ce vide dans notre répertoire ?
Une pièce de théâtre peut être très politique et avoir un impact énorme dans cet univers sans mettre en scène des personnages du monde politique. Le théâtre questionne la société et les êtres humains. Plusieurs pièces dépourvues de contenu politique apparent peuvent, malgré tout, être profondément politiques… Je ne me suis pas demandé s’il manquait de pièces politiques au Québec. J’ai eu le goût de faire une pièce de théâtre pour représenter ce monde politique dans un cadre qui n’est pas le même que celui que j’ai l’habitude d’utiliser en tant que professeur d’université. Dans le milieu académique, on ne s’attarde pas aux relations qu’ont les acteurs politiques en tant qu’individus. La façon avec laquelle les individus exercent le pouvoir, leurs façons d’interagir entre homologues, la vision qu’ils ont de leur rôle d’hommes politiques, leurs rapports (instrumental ou non) avec les idées qu’ils défendent ; tout ceci peut être merveilleusement représenté à travers un jeu d’acteurs.
Dans votre pièce, toutes les plus grandes réalisations de Lapalme sont résumées dans une réplique que Guy Frégault adresse à Georges-Émile Lapalme :
Le ministère des Affaires culturelles : c’est vous. La délégation du Québec à Paris : c’est vous. La visite au Québec de Malraux : c’est vous. L’intérêt renouvelé de la France pour le Québec : c’est vous. La diffusion de nos activités à l’étranger : c’est vous. La présence même de la culture au sein du gouvernement et de ses débats : c’est vous. Tout cela en trois ans à peine. Je n’exagère pas.
Malgré tout ceci, dans votre pièce, Georges-Émile Lapalme ne cesse de se considérer comme un perdant. Pourquoi ?
Georges-Émile Lapalme est un homme au destin difficile. Dans ses mémoires, on voit qu’il était très mal à l’aise en tant que député fédéral à Ottawa dans les années 40. Il ne se trouvait pas à sa place et critiquait la froideur des relations de la Chambre des communes. Au sens figuré, il est conscrit en 1950 à prendre les rênes du PLQ qui a été anéanti aux élections de 1948 par les troupes de Duplessis. Il perdra les deux élections suivantes en 1952 et en 1956. En 1958, il est éjecté du poste de chef du parti. Malgré cette démission forcée, Lapalme ne quittera pas le PLQ. Il se consacrera au dossier qui lui tient le plus à cœur : la culture. C’est d’ailleurs grâce à lui si la création d’un ministère des Affaires culturelles figurait au premier article du programme du PLQ en 1960.
Lapalme a laissé un bel héritage, mais il se considérait comme un perdant malgré tout, ceci dû à ses visions de grandeur qu’il n’a pas été en mesure d’atteindre pour le Québec. Son idéal était élevé puisqu’il s’inspirait beaucoup des réalisations de son homologue français : André Malraux, lui aussi premier ministre de la Culture dans l’histoire de la France. Il se juge sévèrement. La barre était haute. On comprend mieux sa déception lorsqu’on se place dans sa perspective.
Vous avez écrit la préface de la seule biographie de Georges-Émile Lapalme[10]. Vous le considérez comme un des grands précurseurs de la Révolution tranquille……
Beaucoup d’autres que moi l’ont également dit, sans oublier que plusieurs l’ont salué de cette façon lors de son décès en 1985. Parmi beaucoup d’autres, il a contribué à faire advenir la Révolution tranquille. Toutes ces réformes de l’appareil gouvernemental en matière d’éducation, de santé et d’administration, par exemple, composent cette révolution. La branche culturelle de cette révolution doit beaucoup à Georges-Émile Lapalme.
Mais, comme plusieurs de ses contemporains, on a réellement reconnu le rôle qu’il a joué après sa mort. Depuis 1997, un prix porte maintenant son nom et est décerné chaque année à une personnalité qui se porte à la défense du français au Québec. Avec le temps, je crois qu’on en est venu à une évaluation plus juste de sa contribution.
Il semble y avoir une continuité entre la vision que Lapalme avait de la culture et la vôtre. En 1992, vous signiez une lettre non sollicitée à l’intention de la ministre de la Culture[11]. Dans cette lettre vous suggériez comme d’autres de réserver systématiquement 1 % du budget total du gouvernement pour le ministère de la Culture…
Il y a eu énormément de progrès depuis quelques décennies. Le budget de ce ministère a bien progressé. Bien sûr, il n’y a pas assez selon les dires des créateurs et je les comprends. Il manque également d’argent pour les universités et pour la santé…
Cependant, si la culture présente un avantage en tant que secteur économique par rapport aux autres, c’est qu’il est un des seuls qui puisse résister à la délocalisation. L’identité culturelle ne se délocalise pas. Je suis de ceux qui pensent que le soutien de l’État à la vie culturelle est bénéfique pour toute la société. Contrairement au pétrole, nous avons la garantie que l’argent investi dans notre culture créera quelque chose ici, les sommes qu’on y consacre ne fuiront pas immédiatement à l’étranger. C’est pourquoi je considère important que ce ministère soit doté des moyens qu’il lui faut.
Doit-on sacrifier la vie culturelle en temps de crise économique ?
Qui aurait pu croire qu’une entreprise aussi banale que le Cirque du Soleil, telle qu’elle l’était à ses débuts, puisse devenir aussi importante aujourd’hui ? Que ce soit en période de crise ou non, l’important est d’essayer de créer de la richesse de toutes les façons possibles. Je ne vois pas pourquoi nous devrions considérer le secteur culturel comme un secteur secondaire ou comme un sous-secteur. Ce secteur créé de la richesse aussi bien que d’autres. Le cas du Cirque du Soleil est un bon exemple.
Votre pièce se termine par la démission fracassante de Georges-Émile Lapalme. Pour s’en expliquer, il lance une phrase plutôt énigmatique
« Grâce à ces peintres et à ces poètes, grâce à tous ces créateurs, cette pauvre province de Québec a la grandeur et l’armature d’un pays. Peut-être que cela viendra. En attendant, mieux vaut perdre que trahir. D’autres finiront bien par gagner un jour »…
Georges-Étienne Lapalme faisait-il partie des premiers souverainistes dans le Parti libéral ?
C’est phrase reflète ce qu’il a écrit en 1959 dans un des textes que je considère comme très important dans le corpus des idées politiques du Québec. Je l’ai d’ailleurs colligé dans une anthologie des idées politiques du Québec que j’ai publié il y quelques années avec Yves Lamonde[12].
Malgré la sonorité très nationaliste de cette phrase, je ne pense pas qu’on puisse dire que Lapalme ait été un souverainiste. Toutes ses actions en tant que ministre ont eu lieu avant que la souveraineté devienne la question centrale de la politique au Québec. Mais, il est clair qu’il y avait chez lui un attachement et une volonté énorme pour l’identité culturelle du Québec. C’est d’ailleurs pourquoi la création du ministère des Affaires culturelles était aussi viscérale pour lui.
Il n’a jamais vu l’identité culturelle comme un poids pour une nation, mais plutôt comme un instrument fondamental pour un peuple. Selon lui, le développement de la culture fait partie du développement global d’une société. Les Japonais, les Américains, les Français et les Allemands ont-ils eu à mettre de côté leur identité pour prospérer économiquement et se tailler une place dans le monde ?
À son époque, dans le gouvernement de Jean Lesage, il trouvait illogique de consacrer autant d’argent à l’éducation et si peu à la culture[13]. Comment offrir un enseignement pertinent sans avoir quelque chose à partager au préalable qui soit mobilisateur et inspirant ? Selon lui, le développement ne s’arrêtait pas qu’aux routes ou aux hôpitaux, il fallait aussi créer la culture et mettre sur pieds des moyens pour la diffuser et la rendre accessible. Ces arguments semblent banals aujourd’hui, mais ce discours était marginal à l’époque. Tout était à construire.
[1] Lettre fraternelle, raisonnée et urgente à mes concitoyens immigrants, Lanctôt, 1996.
[2] Les États-Unis d’Amérique. Les institutions politiques, Sillery, Éditions du Septentrion, 2004.
[3] Le rouge et le bleu : Une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille 1760-1960, Presses de l’Université de Montréal, 1999.
[4] Repenser l’école : Une anthologie des débats sur l’éducation au Québec de 1945 à 1965, Presses de l’Université de Montréal, 2000.
[5] L’idée d’université : une anthologie des débats sur l’enseignement supérieur au Québec de 1770 à 1970, Presses de l’Université de Montréal, 2002.
[6] Art, éducation et société postindustrielle : Le rapport Rioux et l’enseignement des arts au Québec 1966-1968. Sillery, Éditions du Septentrion, 2006.
[7] Claude Corbo, Mon appartenance : essais sur la condition québécoise, Montréal, VLB, 1992.
[8] Georges-Émile Lapalme : « Pour un autre « miracle canadien-français », dans Le rouge et le bleu, Y. Lamonde et C. Corbo (dir.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999, p.560-571.
[9] Georges-Émile Lapalme, Mémoires, (trois volumes) 1. Le bruit des choses réveillées, 2. Le vent de l’oubli, 3. Le paradis du pouvoir, Léméac (1969-73).
[10] Jean-Charles Panneton, Georges-Émile Lapalme, précurseur de la Révolution tranquille, Montréal, VLB, 2000.
[11] Claude Corbo, Mon appartenance : essais sur la condition québécoise, Montréal, VLB, 1992.
[12] Georges-Émile Lapalme : « Pour un autre miracle canadien-français », dans Le rouge et le bleu, Y. Lamonde et C. Corbo (dir.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999, p.560-571.
[13] 500 millions contre 5 millions selon les chiffres de l’époque.