C’est Antoine Robitaille qui a lancé le mot dans le paysage médiatique dans un éditorial paru le 15 mai dans Le Devoir. Il cite le concept utilisé par Alain Finkielkraut dans L’identité malheureuse – concept que lui-même emprunte au philosophe anglais Roger Scruton – pour s’interroger sur la décision de l’ineffable ministre Bolduc d’annuler l’appel d’offres pour la création de chaires de recherche en matière de langue et d’identité au nom des « vraies affaires ».
L’oikophobie, c’est la « haine de la maison natale » ou si l’on veut, le rejet de l’héritage, le mépris de tout ce qui peut rappeler que notre présent ne s’auto-engendre pas, qu’il n’est fait, somme toute, que des bilans des générations antérieures, bilans repris, bilans rejetés ou ignorés selon divers « procès de mémoire » qui font la trame de la vie culturelle et témoignent de la volonté ou de l’incapacité de transmettre, c’est-à-dire de se projeter. Robitaille se demande si le nouveau ministre ne se fait pas l’agent actif de cette espèce de consentement à s’effacer qui se manifeste dans ses décisions de rejeter le projet de cours d’histoire au cégep, de reporter la révision du cours d’histoire au secondaire et de lancer à bride abattue l’enseignement de l’anglais intensif en sixième année du primaire.
L’éditorialiste avance à pas feutrés et ne cesse d’émailler son texte de nuances d’atténuation pour tenter tout de même de questionner ce qui se cache derrière les engouements pour « l’ouverture au monde » qui font les plus belles fleurs de la rhétorique du multiculturalisme et de la rectitude politique. Les constats qu’il dresse ne manquent pas de laisser perplexe, c’est vrai. Il ne faut pas être grand sociologue pour constater qu’un malaise certain traîne dans le fond du temps, que quelque chose cloche avec la culture québécoise, que son évocation même ne cesse en plusieurs milieux de provoquer une gêne certaine, mais diffuse. Au nom de l’éclatement des identités, en invoquant la montée de l’individualisme postmoderne ou encore en plaidant, entre deux cocktails, la montée du nihilisme travesti dans une ère du vide bon chic bon genre, une certaine conversation nationale, largement reproduite dans le babillage médiatique, ne cesse de multiplier les allusions embarrassées. Aimer le Québec, en bien des milieux, est devenu suspect. Les appartenances se portent mal, le cynisme de convenance fait meilleure parure.
Ironie du sort et curieux concours de circonstances, le même journal aura publié dans les jours suivant l’éditorial de Robitaille, un texte où plusieurs signataires s’inquiètent de la place évanescente de la littérature québécoise au collégial, un autre plaidant que la langue et la culture sont de « vraies affaires », un grand dossier sur les classiques qui aura provoqué de nombreuses réactions et mené, la semaine suivante, au constat d’un éclatement qui a du mal à concilier diversité des critères et des références avec un message clair de transmission. Le Devoir reflète bien l’air du temps. Ses lecteurs le lui rendent bien. Dans les lettres à l’éditeur aussi bien que dans la page Idées, les interventions sont nombreuses et souvent fort bien conduites. Une inquiétude diffuse traverse nombre de questionnements et commentaires. Dans tout le complexe médiatique, Le Devoir reste encore et toujours le haut lieu de la sensibilité à la culture québécoise.
Et l’on n’était pas peu fier de voir Christian Rioux retrousser la ministre de la Culture qui s’est laissé aller aux inepties démissionnaires en se plaignant de la difficulté du français. Son propos ne traduisait pas seulement la condescendance et le snobisme outremontais, il laissait poindre cet embarras à propos du fardeau que représente cette langue qui fait barrière dans notre rapport à l’Autre que cette difficulté pourrait bien repousser dans un globish si pratique, si universel. Rioux ne s’est pas trompé, le non-dit de la ministre parle fort. Celle qui a fait carrière à l’université ne s’imagine sans doute pas en si parfaite symbiose avec son collègue de l’Éducation qui ne rate pas une occasion de dire dans son français approximatif l’importance du bilinguisme qui donne des élans de compassion au premier ministre quand il visite les ateliers des PME.
Le rejet des chaires sur la langue et l’identité n’est pas d’abord une manifestation supplémentaire de politicaillerie. Ce qu’il révèle se tient surtout dans ce que Robitaille n’a pas questionné, dans le raisonnement que le ministre péquiste Duchesne n’a pas tenu sur la place publique. Par quelle aberration en est-on venu à devoir se lancer dans la création de chaires universitaires pour que la recherche sur le Québec retrouve une place significative dans la vie des universités ? Les créer, c’était en quelque sorte reconnaître que la marginalisation est complétée, que le Québec et la culture québécoise ne sont plus le centre de gravité du système de la recherche, qu’ils ne lui fournissent plus son cadre de référence. La référence à notre réel ne semble plus aller de soi, notre réalité ne porte plus d’injonction vitale à formuler des questions qui façonnent les choix de la vie collective. Sans nul doute un effet des chaires du Canada et de la confiscation par Ottawa des instances de financement et d’orientation de la recherche, comme l’a admirablement démontré Frédéric Lacroix dans un article du plus récent numéro de L’Action nationale. Effet aussi d’une culture de la postmodernité et du déracinement qui sont au fondement des idéologies de la mondialisation qui font tant de ravages dans les milieux universitaires si entichés de la concurrence internationale et si satisfaits d’habiller les stratégies clientélistes dans le langage de l’universel et de l’ouverture au monde.
Dans le débat qui ira en s’amplifiant au fur et à mesure que les compressions budgétaires obligeront à expliciter les priorités et à faire le procès des industries du divertissement qui font écran, le malaise culturel éclatera au grand jour. La culture québécoise est-elle d’ores et déjà déportée à la périphérie de la vie culturelle elle-même ? Un peu comme on la retrouve dans de trop nombreuses librairies et traitée de même dans la plupart des médias, sa production se trouve-t-elle banalisée, présentée comme un segment de marché parmi d’autres ? Les lamentations sur les compressions à Radio-Canada, les attentes des managers des industries de la culture qui salivent déjà en attendant la programmation du 150e anniversaire de la Confédération canadienne ou les budgets fédéraux pour le 375e anniversaire de Montréal, laissent déjà poindre un réaménagement conceptuel d’envergure. La culture québécoise comme culture nationale est plus incertaine que jamais. Les signes se multiplient chez trop de ses artisans qu’elle se déporte elle-même autant qu’elle se laisse déporter dans l’accessoire et le périphérique.
Paradoxalement, le projet des chaires québécoises était peut-être le signe le plus clair que la folklorisation progresse. Le Québec comme objet spécifique, soutenu par des mesures provinciales pour contrecarrer les logiques induites par le big government d’Ottawa et les « vraies instances sérieuses » de légitimation, nous ne sommes pas loin du mécénat de bienfaisance, des mesures de compensation. L’intention du ministre Duchesne était généreuse, mais elle était piégée par une logique institutionnelle malsaine, celle dans laquelle nous enferme le statut provincial. Non pas que les objectifs visés par ces chaires aient été secondaires, bien au contraire, mais bien plutôt par ce qu’ils ont été déclassés, relégués dans un espace de protection, un enclos de préservation. Le rejet de ce projet avec l’indigence langagière du ministre de l’Éducation et son aplatventrisme culturel nous fournissent l’occasion d’amorcer le « vrai débat », celui de la régression culturelle induite par la provincialisation des esprits.
Créer des chaires sans faire le procès de la confiscation des normes d’orientation de la recherche ne pouvait conduire qu’à une logique défensive. Les rejeter ne renvoie qu’à la soumission. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la question du Québec en voie d’oblitération dans le système universitaire qui se révèle dans toute son obscénité. Refuser de le voir ne fera que paver la voie à d’autres renoncements du genre de ceux que laissent deviner, en subliminal, les soupirs de la ministre de la Culture qui finira bien par faire la jonction avec sa collègue de l’Immigration pour trouver que non seulement le français est une langue difficile, mais que la culture qu’il porte reste trop locale, trop fermée et centrée sur elle-même pour considérer que ceux qu’on accueille puissent y trouver matière à s’y penser un destin. Laisser la culture dans l’infondé dans laquelle le système de la recherche la place ne fait que paver la voie à d’autres renoncements. Il suffit de tendre l’oreille à ce qui se beugle dans les radios poubelles et dans les émissions où sévissent les bonimenteurs de l’autodénigrement populiste pour entendre ce que la honte feutrée de certains cercles savants n’ose pas dire à voix haute. La médiocrité forme un tout et se décline sur divers registres. On ne peut exclure qu’Elvis Gratton finisse par obtenir son doctorat honoris causa !
À l’heure où se pointe comme jamais auparavant la volonté de s’accommoder des moyens que le Canada nous laisse, le débat sur la culture va prendre une importance capitale. Réduite aux industries du divertissement, elle ne paraîtra qu’un luxe dont nous n’avons plus les moyens. Considérée dans sa dimension anthropologique fondamentale, elle nous renverra à ce qu’il y a d’essentiel dans l’aspiration à vivre en plein contrôle de son destin national. Le combat pour l’indépendance y trouvera des rendez-vous qui ont été trop de fois ratés ces derniers vingt ans. Il ne manquera pas d’œuvres et de matériaux pour se penser fièrement dans ses audaces. Et cela nous donne toutes les raisons d’espérer. Les œuvres fortes peuvent venir à bout de toutes les lâchetés.
La culture québécoise inspire-t-elle suffisamment pour charpenter les institutions et la connaissance savante ? Dresse-t-elle des questions assez riches pour faire lever un horizon ? Les œuvres qu’elle porte aussi bien que celles qu’elle inspire sont-elles considérées avec la rigueur d’un engagement authentique ? Les doutes qui l’assaillent et les assauts qu’on lui fait subir nous fournissent d’ores et déjà l’occasion de nous demander si l’idée de bâtir maison est encore une idée porteuse ou si la raison comptable ne nous offre pas plutôt un alibi commode pour déserter le projet d’habiter notre monde.