Le premier tour des élections présidentielles françaises a révélé des changements majeurs dans les comportements électoraux. Plusieurs phénomènes inédits se sont produits : renoncement du président sortant à la candidature, surprises des primaires au Parti socialiste et au parti Les Républicains où les candidats attendus furent défaits, quatre candidats qui arrivent dans le peloton de tête avec des écarts inférieurs à la marge d’erreur dans les sondages, montée spectaculaire d’un candidat radical, Jean-Luc Mélenchon, de même que celle d’un candidat voué aux gémonies par les médias, Fillon, taux d’abstention plus élevé qu’en 2012 malgré l’intensité de la campagne. Ces phénomènes indiquent qu’on assiste à un déplacement des lignes de clivages politiques et à un réalignement des forces politiques. Il faut aussi remarquer que 45% de l’électorat a voté pour deux candidats sans parti : Mélenchon 19,5% et Macron 24% ce qui dénote une désaffection profonde envers les partis traditionnels.
Comme on le dit en France, l’élection du deuxième tour est pliée, c’est à dire que l’élection de Macron est prévisible. Les élites se coaliseront dans ce qu’on appelle un front républicain pour battre la candidate du Front national comme elles l’ont fait en 2002. La campagne du deuxième tour marginalisera la gauche traditionnelle et mettra en opposition les tenants de la mondialisation et les partisans de l’intérêt national. Le Front national même s’il est défait imposera son agenda et fera porter le débat sur ses thèmes de prédilection : l’emploi au pays, l’identité, la sécurité. Qu’un tiers des électeurs votent pour Marine Le Pen après la campagne de diabolisation dont elle sera l’objet sera une victoire pour le Front national.
Les effets de ce réalignement se manifesteront au troisième tour, soit lors des élections législatives. Pour gouverner en France, il ne suffit pas d’être élu président de la république, encore faut-il pouvoir compter sur l’appui d’une majorité parlementaire. Un président élu sans le soutien d’une majorité parlementaire risque d’être un président potiche comme on l’a vu en 1997 lorsque J. Chirac déclencha une élection législative anticipée qui donna la majorité au Parti socialiste. Chirac se retrouva impuissant et fut obligé de donner le pouvoir au premier ministre Jospin qui disposait d’une majorité parlementaire.
Le même cas de figure risque de se reproduire en juin prochain. L’élection d’un président sans parti est une première dans l’histoire de la Ve république et cette situation rendra pratiquement impossible l’élection d’une majorité présidentielle. Macron tentera certes de faire des alliances avant l’élection, il pourra même tenter de rallier des fractions de la gauche et de la droite dans un nouveau parti centriste, mais cette opération de replâtrage sera bancale parce qu’il est peu probable que les appareils des partis traditionnels se laissent évacuer du jeu politique d’autant plus qu’organiser un nouveau parti en quelques semaines est un défi périlleux. Pour réaliser cette opération, il voudra s’appuyer sur les partis centristes, mais ceux-ci sont marginaux dans la politique française, ils ont toujours fait les frais de la polarisation entre la droite et la gauche. Il voudra rallier des élus socialistes paniqués devant la déconfiture du PS. Mais ces rescapés ne seront pas suffisants pour lui assurer une majorité à moins que le PS décide de se faire harakiri. Il pourra aussi se tourner vers la droite et tenter de récupérer les partisans d’Alain Juppé, mais encore là, la collaboration du parti Les Républicains ne lui laissera pas les mains libres, il devra faire des concessions qui l’éloigneront des socialistes qu’il pourrait amadouer. Et puis, Les Républicains ne lui feront pas de cadeaux et voudront exercer le pouvoir. Macron sera à la merci de partis qu’il ne contrôle pas et devra jongler avec un trop grand nombre de contradictions pour faire une politique cohérente.
Dans ce tableau de l’incertitude, il faut aussi faire entrer le Front national qui, fort d’un appui de 30 à 40% donné à Marine Le Pen au second tour, pourra faire une percée significative aux législatives et disposer d’une minorité de blocage. Le Front national qui a toujours été marginalisé dans les institutions politiques françaises sera en position de tirer profit de la performance de Marine Le Pen et de faire élire un nombre significatif de députés. Le FN deviendra un acteur politique de premier plan et ne pourra plus être mis au ban de la vie politique. Il bonifiera sa crédibilité et occupera l’espace public ce qui polarisera encore plus les débats politiques.
Autre inconnue, comment les électeurs de Mélenchon se positionneront-ils aux législatives ? Eux aussi sont orphelins de parti et ils n’ont aucun attrait pour des candidats mondialistes et néolibéraux. Il est pour le moins symptomatique que Mélenchon n’ait pas donné de consignes de vote à son électorat qu’il sait hétéroclite. Une partie de cette clientèle a des affinités sociologiques et idéologiques avec l’extrême-droite et pourrait grossir les rangs du Front national. L’autre partie s’abstiendra ou se dispersera dans des petits partis sans poids électoral à moins que Mélenchon ne lance un nouveau parti, mais, à si brève échéance, une nouvelle organisation n’aura pas les ressources financières pour faire une campagne productive. Chose certaine, la droite dominera l’Assemblée nationale et fera la politique de la France. Elle devra tenir compte d’une nouvelle configuration de la politique française où l’extrême-droite deviendra un acteur parlementaire non négligeable. Cette recomposition des forces politiques rendra la politique française instable et imprévisible.
Le Front national pourrait se retrouver dans la même position que le Parti communiste dans les années soixante qui avec 20% des votes faisait élire une quarantaine de députés. Le PC exerçait alors une fonction tribunitienne, c’est-à-dire qu’il canalisait le mécontentement des classes populaires, faisait valoir leurs revendications et par son opposition radicale forçait les élites politiques gaullistes à adopter des politiques favorables à la classe qui l’appuyait. Tout parti antisystème qui participe à la vie parlementaire, en dépit de ses prétentions radicales, exerce en réalité une fonction d’intégration même lorsqu’il est cantonné dans l’opposition. À moyen terme, tel pourrait être le destin du Front national. q