Jean-Philippe Carlos. François-Albert Angers. Le rebelle traditionaliste

Dans la biographie que lui a consacrée l’historien Jean-Philippe Carlos, François-Albert Angers (1909-2003) apparaît comme un intellectuel de haut niveau et surtout comme un universitaire et un citoyen très engagé dans diverses causes politiques et culturelles.

Jean-Philippe Carlos
François-Albert Angers. Le rebelle traditionaliste
Boréal, 2023, 410 pages

Dans la biographie que lui a consacrée l’historien Jean-Philippe Carlos, François-Albert Angers (1909-2003) apparaît comme un intellectuel de haut niveau et surtout comme un universitaire et un citoyen très engagé dans diverses causes politiques et culturelles. Le livre montre aussi qu’Angers a dû s’ajuster à la transition majeure qu’a connue le Québec, au milieu du XXe siècle, en passant du conservatisme au progressisme, et du nationalisme autonomiste à un nationalisme indépendantiste. Issu de la thèse de doctorat de l’auteur, cet ouvrage a le mérite de sortir des oubliettes une période et un intellectuel importants dans l’histoire des idées au Québec.

L’étudiant doué

Natif de Québec et ayant passé une partie de son enfance à La Malbaie, Angers s’inscrit à l’École des Hautes Études commerciales (HÉC) en vue de devenir commis-comptable. Il est alors remarqué par Édouard Montpetit et Esdras Minville, les dirigeants de l’École, qui entrevoient pour lui un avenir de professeur universitaire et de chercheur. Inspiré et conseillé par ces deux mentors, il se donne comme but d’aider les Canadiens français à combler leur retard en matière économique par rapport à leurs compatriotes canadiens-anglais. En conséquence, il renonce à la comptabilité pour plutôt embrasser la science économique. Profitant de la médiation de Montpetit et de Minvile, il obtient une bourse pour poursuivre des études doctorales à la prestigieuse École libre des sciences politiques de Paris.

Durant son séjour parisien, il fera la connaissance de François Perroux et d’autres grands noms de la science économique. Il se liera aussi d’amitié avec André Laurendeau qui est lui aussi boursier en France au même moment et le mettra en contact avec l’élite intellectuelle.

L’économiste universitaire

Pour Angers, le développement économique n’est pas une fin en soi, mais plutôt un instrument au service du bien-être de la communauté. Dans le cas du Canada français, ce développement doit tenir compte des particularités, des valeurs et des traits culturels distinctifs de la nation et il doit contribuer à les préserver.

Comme Édouard Montpetit qu’il admire, Angers est un catholique convaincu et il est très respectueux de l’autorité papale. Inspiré par les encycliques Quadragesimo Anno et Divini Redemptoris et par le personnalisme chrétien, il préconise un développement économique misant sur le coopératisme et le corporatisme. Pour lui, cette approche est beaucoup mieux en mesure d’assurer la solidarité des Canadiens français que les modèles individualistes et étatiques du capitalisme, du socialisme et du communisme. Après avoir constaté les dérives de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, il prendra cependant ses distances du corporatisme.

Angers est réfractaire à l’ingérence de l’État dans la vie des personnes, des entreprises et des institutions. Selon lui, l’interventionnisme étatique n’est profitable qu’à court terme puisqu’il mène fatalement à l’endettement et à l’inflation. Il voit cet interventionnisme comme une conséquence fâcheuse du keynésianisme, doctrine dont il n’est nullement entiché à la différence de la majorité des économistes dans l’après-guerre. En fait, la pensée d’Angers en matière d’économie et de politiques publiques semble beaucoup plus proche de celle de Karl Polanyi qui, comme lui, préconisait des processus de production et de distribution fondés sur la solidarité communautaire plutôt que sur l’anonymat des marchés et sur l’action budgétaire et réglementaire de l’État.

Sous l’angle de la carrière universitaire, son intérêt pour le coopératisme l’a peut-être desservi un peu, car ce sujet institutionnel l’a laissé en marge du courant de la science économique axé sur les modèles théoriques et économétriques qui est devenu en grande vogue dans l’après-guerre.

L’intellectuel dans la Cité

Angers n’a rien de l’intellectuel retranché dans sa tour d’ivoire. Au contraire, tout au long de sa vie professionnelle il contribuera de façon importante à animer et à soutenir des organes de diffusion des connaissances et des idées en plus de s’engager dans des combats politiques visant à préserver la spécificité culturelle du Canada français et l’autodétermination du Québec.

C’est ainsi qu’il assumera la présidence ou la direction de la Ligue d’action nationale et de sa revue, L’Action nationale. Par de multiples interventions dans cette dernière et dans d’autres médias, Angers prendra le contrepied à la vision unitaire et centralisatrice du Canada proposée par Pierre Elliott Trudeau et ses collègues de la revue Cité libre. Pour Angers, la vision citélibriste exposait la culture canadienne-française à de grands périls.

Il prendra aussi le relai d’Esdras Minville à la direction de la revue L’Actualité économique. D’abord destiné au milieu des affaires, ce périodique se réorientera vers un contenu plus scientifique pour devenir la première revue francophone de science économique. Angers sera aussi président de la Société canadienne de sciences économiques.

Dans les années 1950, Angers participe à la commission Tremblay instaurée par le premier ministre Duplessis pour proposer de nouvelles bases fiscales au fédéralisme canadien. La commission recommandera un autonomisme provincial à l’opposé des conclusions de la commission fédérale Rowell-Sirois qui, quelques années plus tôt, avait proposé une plus grande centralisation des responsabilités et des moyens à Ottawa.

Quelques années plus tard, toujours méfiant de l’étatisme, Angers se montre fort réticent à l’endroit des réformes majeures de la Révolution tranquille initiée par le gouvernement Lesage.

Ayant compris que le recul rapide du catholicisme faisait que ce dernier ne pouvait plus définir l’identité canadienne-française, Angers concentre ses efforts sur la défense de la place du français dans la société québécoise. Il devient alors président de Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et du Mouvement Québec français. Dans L’Action nationale, il prend position contre le « bill 63 » de l’Union nationale et, quelques années plus tard, contre le projet de loi 22 du Parti libéral du Québec. Il reproche aussi à René Lévesque de trop ménager les susceptibilités de la minorité anglophone.

Angers participe activement aux États généraux du Canada français où il prononce un discours remarqué sur le droit de la nation canadienne-française à disposer de son avenir politique. Et puisque cet avenir politique dépend avant tout du Québec, il adopte, à regret, le terme de Québécois plutôt que de Canadien français.

À la même époque, après avoir longtemps prôné une réforme du fédéralisme canadien, Angers devient franchement indépendantiste. Cela l’amène à s’attaquer à ce que lui paraît être une des faiblesses stratégiques du mouvement souverainiste, soit l’incertitude quant aux finances publiques et à la vitalité économique d’un Québec indépendant. Il publie le résultat de ses travaux à ce sujet dans L’Action nationale. Jacques Parizeau s’en serait inspiré de dans le cadre de la campagne électorale de 1973 lors des discussions sur le Budget de l’An I d’un Québec indépendant. En affirmant sa conviction que l’économie du Québec avait tout pour être prospère par elle-même, Angers aurait aussi, croit Carlos, trouvé un émule en Bernard Landry.

Tout en se félicitant de l’option indépendantiste du Parti québécois, Angers critique la démarche étapiste adoptée par le parti. Selon lui, cette stratégie ne peut mener qu’à un parti et à un gouvernement trop électoralistes pour porter un message clair en faveur de l’indépendance nationale.

Un rappel opportun d’une figure inspirante

François-Albert Angers ressort de cette biographie comme un intellectuel n’ayant pas hésité à mettre ses connaissances et ses capacités au service des causes sociales, culturelles et politiques qui lui tenaient à cœur. Il a su s’adapter à l’évolution de la société tout en demeurant ferme dans ses convictions profondes. Plusieurs des combats qu’il a menés sont encore d’actualité et dans bien des cas la suite des événements lui a donné raison sur des enjeux où ses prises de position l’avaient d’abord marginalisé.

On ne peut que souhaiter que davantage d’intellectuels apportent aux débats publics une contribution aussi remarquable que celle d’Angers. Tant mieux si par le rappel de cette figure inspirante, le livre de Jean-Philippe Carlos suscite quelques vocations en ce sens.

Jean-Claude Cloutier, économiste

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