Frère Marie-Victorin
Science, Culture, Nation
Montréal, Boréal compact, 2019, 182 pages
Les Québécois et les Montréalais en particulier reconnaissent le nom Marie-Victorin. C’est un pavillon à l’Université de Montréal, un cégep, une commission scolaire, une rue et depuis quelque temps, le nom du frère est associé à un gin québécois. Pourtant, le fondateur du Jardin botanique de Montréal est finalement bien peu connu, plusieurs pensent même que c’est une femme.
Dans la collection Boréal compact, Yves Gingras nous présente une réédition de textes écrits par Marie-Victorin entre 1915 et 1943. Le titre du recueil, Science, culture et nation, représente bien l’œuvre qui aborde généralement ces trois sujets d’un même coup de plume. Rassurons tout de suite le lecteur néophyte en sciences, il ne s’ennuiera pas du tout à la lecture de ces textes, car bien que cette discipline y occupe une place prépondérante, on n’entre seulement qu’à de rares occasions dans les théories et observations scientifiques.
Ces textes, qui proviennent en majorité des pages du Devoir, mais aussi de L’Action nationale, portent sur l’importance de l’essor de la recherche en sciences de la nature ainsi que sur la création d’institutions pour soutenir cette recherche. Manifestement, Marie-Victorin est conscient que, d’un point de vue institutionnel, un Québec est à construire. Cela étant dit, on se tromperait en croyant que l’ancien professeur de l’Université de Montréal est un tenant de la table rase. Il est à la fois reconnaissant de la protection que le clergé a su donner aux Canadiens français pour favoriser la survivance de ces derniers, mais aussi critique de cette même attitude qui ne nous permettrait pas, selon lui, de progresser en tant que nation au XXe siècle.
Université et sciences
On l’entrevoit déjà, le nationalisme de Marie-Victorin commence par une critique du comportement des Canadiens français et ce n’est qu’une fois que nous aurons créé nos institutions pour former des scientifiques ainsi que des artistes dignes de ce nom que nous pourrons demander notre dû aux Anglais. Marie-Victorin est limpide, c’est par nos élites que nous pourrons accéder au statut de nation :
Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d’être à la merci des capitaux étrangers, des experts étrangers, des intellectuels étrangers : qu’à l’heure où nous serons maîtres par la connaissance d’abord, par la possession physique ensuite des ressources de notre sol, de sa faune et de sa flore (p. 67-68).
Ce n’est pas tout que de former une élite, elle doit aussi s’intéresser au Québec. Il est à la fois intéressant et désolant d’apprendre que les seuls à faire des recherches scientifiques sur le territoire québécois, à l’époque, sont des universitaires américains provenant des états du Nord-Est. Le fait que ceux qu’on n’appelle pas encore du nom de Québécois ne connaissent pas leur sous-sol a des conséquences à la fois sur le plan scientifique et économique, mais c’est aussi sur le plan symbolique que se trouve ce problème : des experts étrangers nous connaissent mieux que nous-mêmes.
L’institution tout indiquée pour devenir « une véritable nation » est sans surprise l’université. Cette dernière à l’époque ne priorisait pas la recherche en sciences de la nature, elle préférait former des médecins et des avocats. Marie-Victorin est très critique de la courte vue des Canadiens français qui ne voient pas l’intérêt du développement d’une culture scientifique. Il fait d’ailleurs remarquer que notre culture sur ce plan est si pauvre que même si un de nos compatriotes se démarquait en sciences, personne ou à peu près ne pourrait comprendre la grandeur de la découverte.
En institutionnalisant la recherche à l’université, à moyen terme, les enseignants au primaire et au secondaire pourront faire fleurir une culture scientifique chez les jeunes Canadiens français. Marie-Victorin explique aussi que ces recherches en sciences rapporteront à long terme sur le plan économique même si nous peinons aujourd’hui à entrevoir ces bénéfices. Il évoque même en faisant de la démographie fiction que si nous avions mieux connu notre géologie, nous aurions vu les trésors de notre sous-sol, nous les aurions exploités et il n’y aurait pas eu l’émigration au XIXe siècle des Canadiens français pour se trouver un emploi aux États-Unis.
Appropriation du territoire et américanité
Le Québec, ce territoire à découvrir et à conquérir pour reprendre les mots de Marie-Victorin, est inconnu de la culture, autant scientifique comme nous venons de le voir, que littéraire. Il nous informe, citations à l’appui, que bien des poètes de l’époque, Louis-Honoré Fréchette, William Chapman, Octave Crémazie, utilisaient dans leurs vers des plantes inexistantes au Québec. Il était donc paradoxal que ces poètes, nos poètes, pour marquer leur enracinement, rimaient notre réalité avec les plantes d’une autre terre. Le botaniste, qui voyait les Canadiens français comme un peuple d’envergure, trouvait cette situation absurde et il expliquait durant plusieurs pages l’importance de connaître sa propre terre. On dit souvent dans la culture populaire que la lecture permet de voyager ; aux yeux de Marie-Victorin, il était impossible de présenter adéquatement le Québec aux voyageurs en en disant des faussetés.
Là où la pensée de Marie-Victorin est susceptible de faire le plus réagir les milieux nationalistes est lorsqu’il évoque l’américanité du Québec. Lui qui donne une si grande importance à la géologie fait remarquer que, de ce point de vue, les frontières québécoises n’existent pas. Ces dernières débordent en fait surtout aux États-Unis et dans l’Ouest canadien. Pour Marie-Victorin, force est de constater que nos recherches ne peuvent échapper à l’anglais, car la bibliographie propre aux sciences de la nature se lit dans cette langue. Bref, pour que nos étudiants aspirent à travailler avec les plus grands chercheurs, nous devons leur faire le cadeau du bilinguisme.
Ne pensons pas que Marie-Victorin délaisse l’identité québécoise pour autant, car c’est lui qui critiquait le fait que ce soit des Américains qui faisaient des recherches sur le sol québécois et qui donnaient ainsi des noms anglais à nos réalités. L’appropriation symbolique du sol québécois est aussi importante que son appropriation matérielle. Marie-Victorin n’est pas explicite dans ses textes, mais on comprend que, si l’identité québécoise ne doit pas être bilingue, nos experts doivent avoir une connaissance de l’anglais pour pouvoir contribuer aux recherches de l’élite mondiale. Ici, la pensée de Marie-Victorin s’accorde avec une certaine valorisation du bilinguisme individuel sans parler d’un bilinguisme institutionnel. Malgré cette vision moderne du Québec, Marie-Victorin passe sous silence le paradoxe suivant : le Québec ne peut prétendre à l’universel qu’en se présentant en anglais.
Que retenir de la pensée de Marie-Victorin en 2020 ?
Le frère botaniste était intellectuellement actif il y a un siècle, mais plusieurs de ses idées méritent d’être méditées aujourd’hui. Premièrement, la mission de l’université comme « culte de la vérité, culte de la beauté, du service désintéressé » (p. 102) est et restera digne d’être répétée. Ce plaidoyer devrait parler aux générations actuelles alors que plusieurs départements universitaires tendent l’oreille soit aux entreprises privées soit aux luttes militantes.
Deuxièmement, à notre époque mondialisée où plusieurs experts, en bons citoyens du monde, se désintéressent du Québec, Marie-Victorin les exhorte à revenir à leur terre et à ses habitants. Actuellement, notre élite intellectuelle importe bien souvent un langage et des concepts provenant des universités américaines pour les plaquer sur notre réalité. Ironiquement, cette situation est peut-être un héritage des idées de Marie-Victorin et de d’autres qui voulaient que notre bibliographie s’américanise pour pouvoir participer au progrès scientifique mondial.
Finalement, à l’époque du cyberespace où le lieu n’existe plus, où nous restons de plus en plus encabanés pour écouter la dernière série américaine sur une plateforme mondialisée, Marie-Victorin encourage le quidam québécois à se réapproprier son territoire, à le découvrir, à apprendre à le connaître et à créer à partir de celui-ci. C’est peut-être là que réside le plus grand enseignement du frère Marie-Victorin.
David Santarossa
Enseignant au secondaire