Vice-président du GIRAM (Groupe d’initiatives et de recherches appliquées au milieu), ex-gestionnaire et ex-conseiller socio-économique, gouvernement du Québec.
Avec ses 173 milliards de barils enfermés dans les sables bitumineux de l’Ouest canadien, le Canada de l’Ouest détient la troisième réserve mondiale connue de pétrole (Arabie saoudite, 264 milliards). Actuellement quelque 2,6 millions de barils par jour sont traités par les pétrolières albertaines. D’ici 5 ans, elles comptent doubler leur production, puis la porter à 10 millions de barils/j en 2030. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) anticipe qu’à cette époque, la consommation mondiale de brut pourrait approcher les 100 millions de barils/j.
À Ottawa, on voit grand. La « nouvelle richesse » issue du pétrole est un véritable cadeau du ciel, non seulement financier, mais politique. Par sa capacité de galvaniser le nationalisme économique canadien, cette richesse est vue comme une opportunité stratégique pour renforcer un rapport de force toujours difficile avec le Québec. Pour ce dernier, le véritable enjeu du pétrole de l’Ouest ne concerne pas son marché interne, finalement très peu significatif dans l’ensemble continental, mais essentiellement le choix qu’on fait actuellement de la route du Saint-Laurent pour « sortir » vers les marchés externes une grande partie de cet or noir disponible pendant encore au moins cinq décennies. Avec les deux oléoducs proposés, c’est 1,4 million de barils/jour qu’on souhaite faire transiter par le Québec à compter de 2017 (contre 0,83 million pour la desserte KeystoneXL des grands centres de raffinage des États-Unis). Et après 2017 ?
Rien n’est actuellement ménagé en termes d’efforts de persuasion et de lobbyisme pour faire adhérer l’élite économique et les élus du Québec à ce nouveau « Canada du pétrole ». La partie semble relativement facile. On a déjà commencé à convaincre le public que les exportations aux quatre coins de la planète seront source de richesse nationale pour plusieurs générations d’enfants. Le Québec saura-t-il enfin lever les paupières et analyser la réalité des impacts des pipelines terrestres, mais surtout « flottants », que les pétrolières s’affairent à installer sur son territoire ? Saura-t-il saisir à temps l’ampleur des risques qu’on fait planer sur le Saint-Laurent et l’économie industrielle qui en est largement tributaire ?
1/ Un déploiement diplomatique sans précédent pour le pétrole albertain
Dans l’univers du pétrole, fait remarquer Yves Lacoste expert réputé de la géopolitique moderne, les grandes multinationales du pétrole ont toujours réussi à s’assurer un soutien indéfectible des gouvernements nationaux, soit pour assurer la protection de leurs investissements, soit pour faire triompher leurs projets sur les marchés internes et externes. Le Canada ne fait évidemment pas exception à la règle. Les perspectives mirobolantes des réserves pétrolières canadiennes ainsi que les bénéfices colossaux qu’elles peuvent engendrer à terme ont attiré en Alberta les plus grandes compagnies pétrolières : Chevron, Husky Energy, Esso, North Atlantic, Nova Chemicals, Parkland Income, Petro-Canada, Shell Canada, Suncor, BP, Total, etc. Les principales compagnies chinoises ont d’ailleurs ouvert des bureaux à Calgary et investissent dans des sociétés canadiennes en prévision de leur approvisionnement en pétrole lourd (20 milliards $ investis par trois compagnies publiques pour l’acquisition de droits d’exploitation des sables bitumineux). Au cours des dix dernières années, l’industrie a injecté près de 160 milliards $ pour développer le bitume de l’Alberta. Leur investissement est enfin arrivé au seuil de la rentabilité et de compétitivité internationale. Tout doit être mis en œuvre pour sécuriser à long terme ces investissements sur tous les marchés de la planète et les faire profiter.
Entré en fonction en 2006, le gouvernement de Steven Harper a immédiatement réorienté les priorités de la politique étrangère du pays au moyen d’une série orchestrée de gestes et de décisions en vue d’en faire une « diplomatie économique ». Ces sept années de pouvoir auront été marquées par une gouvernance et à l’interne et à l’externe, largement mise au service du pétrole des sables bitumineux.
Le premier défi en matière de diplomatie s’est présenté en 2008, alors que les 27 États de l’Union européenne appelés à se prononcer sur les modalités de mise en œuvre de la directive sur la qualité des carburants ont adopté une directive pouvant éventuellement empêcher les « carburants les plus polluants » d’entrer en Europe. Alliée aux lobbies et aux campagnes de publicité des pétrolières, la diplomatie canadienne s’est dès lors activée en multipliant les rencontres et événements auprès des institutions européennes, pour empêcher toute restriction, toute limitation ou tout encadrement de l’importation du pétrole albertain. Près de 100 millions $ auraient été dépensés depuis 2009 en différentes campagnes publicitaires pour réussir à en faire une ressource « responsable » et « durable ». Il était alors tout à fait dans l’ordre des choses qu’Ottawa dénonce le protocole de Kyoto (manigance socialiste), puis s’en retire finalement en 2012.
Pendant ce temps, au moyen d’un projet de loi omnibus, Ottawa a modifié quelque 70 textes de lois régissant les actes régulant la pêche ou protégeant les habitats de la vie aquatique qui se trouvaient sur le chemin d’oléoducs potentiels vers l’Atlantique ou le Pacifique. On a mis au rancart un projet de réglementation plus serrée du traitement du pétrole extrait des sables bitumineux, promis au printemps 2013 (qui aurait eu pour effet d’augmenter de 1 $ le coût de production du baril). De façon générale, on ne procède plus aujourd’hui à aucune évaluation environnementale des nouveaux projets d’exploitation de sables bitumineux.L’Office national de l’énergie a, quant à lui, bouclé en quatre jours ses audiences montréalaises sur l’inversion du flux du pipeline d’Enbridge 9B. Transports Canada ne consacre maintenant plus qu’un maigre 13 M$ pour assurer la surveillance du transport des matières dangereuses au pays.
Sur un autre plan, la diplomatie canadienne s’est affairée à négocier des protocoles, puis des ententes visant à faire lever le plus de barrières tarifaires possible, dans le but de faciliter l’entrée du pétrole albertain dans les grands centres de raffinage de la planète. En 2013, ces capacités de raffinage sont évaluées à plus de 93 millions de barils/j ; on les retrouve principalement en Extrême-Orient et en Chine. Les pays de l’Ouest comme l’Europe et l’Amérique du Nord comptent à eux seuls pour environ 40 % du nombre total de raffineries dans le monde. Il est à noter que ces pays consomment environ 40 % de la production mondiale.
Répartition mondiale des capacités de raffinage par zone géographique :
Asie & Pacifique : 31,3 % (29,1 millions de barils traités/jour)
Europe & Eurasie : 26,4 % (24,6 millions de barils/j)
Amérique du Nord : 23 % (21,4 millions de barils/j)
Moyen-Orient : 8,6 % (8 millions de barils/j)
Amérique du Sud & centrale : 7,1 % (6,6 millions de barils/j)
Afrique : 3,6 % (3,3 millions de barils/j)
Depuis les années 2000, les hydrocarbures traités par les centres de raffinage sont plus lourds qu’auparavant et nécessitent davantage de transformations. La gamme des pétroles bruts exploités s’élargit de sorte que les pétroles lourds et non conventionnels tels ceux des sables bitumineux vont graduellement y trouver niche.
Marché de l’Asie
Dans quinze ou vingt ans, la capacité de production de l’Asie dépassera la moitié de celle du monde. Déjà, treize des vingt plus grands ports de conteneurs sont situés sur ce continent. Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène, les ports de Busanet et de Shanghai affrètent à eux seuls 90 porte-conteneurs à l’heure. C’est donc essentiellement vers ce continent que la demande de raffinage de pétrole est aujourd’hui portée et où la demande continue d’augmenter. Ceci fait de l’Asie, et de loin, le plus important centre d’intérêt pour les producteurs pétroliers du monde entier.
Considérant le poids des retombées financières en provenance de la Chine, peut-il y avoir encore place pour les idéaux ou les « petites gênes » ? En tout cas, les nouvelles façons de faire du Canada ne semblent pas s’embarrasser de scrupules. Rendu public par la SRC en novembre 2012, le « Plan pour la politique étrangère du Canada » (document confidentiel dévoilé par la SRC) énonce comment procéder : « Pour réussir, nous devrons rechercher les relations politiques qui concordent avec nos intérêts économiques, même si celles-ci vont à l’encontre de nos intérêts politiques ou de nos valeurs. » Une belle vision des relations internationales qui ne pose manifestement pas de problème, ni à Monsieur Harper, ni à Justin Trudeau qui rêve d’assurer la relève dans ce créneau.
En février 2012, un accord « historique » visant à protéger et à promouvoir les investissements sera finalement conclu entre la Chine et le Canada. Ce dernier sera suivi en octobre 2013 par une entente visant l’acheminement de pétroles albertains à partir de ports côtiers de l’Amérique du Nord. Entente signée, non par le Canada, mais bilatéralement par l’Alberta et l’État chinois. Une initiative sans précédent entre une province canadienne et un État, de surcroît une grande puissance. Le président de la Chine, Xi Jinping, était même présent lors de la signature de l’entente. En novembre 2000, Ottawa n’avait-il pas cavalièrement écarté Lucien Bouchard d’une anodine cérémonie d’assermentation du nouveau président du Mexique Vincente Fox ?
Marché de l’Europe
Pour les pays européens, la conjoncture et les marchés potentiels sont assez différents. Il n’y a plus de réelle croissance de la demande en pétrole raffiné en Europe depuis les récentes années. Selon L’European Petroleum Industry Association (Europia), on peut même anticiper une baisse de la consommation de l’ordre de 11 % d’ici 2030. Si elle devait d’ici là rester en l’état, la capacité de raffinage deviendrait alors une situation de surcapacité de production de 25 %. Selon l’organisme, il faut s’attendre que, d’ici à cette date, quelque 25 raffineries des 96 unités actuelles soient fermées ou mieux, converties à d’autres modes de traitement. Toutefois, la France demeurera un joueur important en raison de sa situation géographique en façade atlantique.
Mais malgré cet état de situation, le pétrole albertain entend se tailler une place dans cet important marché en attendant une reprise. Il faut prendre note que depuis les quatre dernières années, les capacités de traitement du pétrole lourd ont littéralement doublé en Europe, ce qui ouvre des perspectives pour les pétrolières de l’Ouest canadien. Total s’apprête à investir un milliard d’euros dans sa raffinerie d’Anvers (Belgique) pour augmenter sa capacité de production de gazole. La production d’essence de la raffinerie baissera à 3,4 millions de tonnes tandis que celle de gazole augmentera à 7,4 millions de tonnes. La multinationale prépare l’arrivée des hydrocraqueurs devant permettre de convertir des pétroles lourds – très riches en souffre – notamment en diesel, faiblement souffré.
On ne connait pas encore tous les aboutissants de l’entente de principe récemment conclue entre le Canada et l’Europe, mais le Canada a plusieurs fois laissé entendre qu’il n’ouvrirait ses marchés intérieurs qu’à condition que le pétrole issu des sables bitumineux puisse être exporté en Europe (qui doit éventuellement se prononcer sur les modalités de mise en œuvre de la « directive sur la qualité des carburants » adoptée en 2008).
Marché des États-Unis
Actuellement, le Canada contribue encore au quart des importations de pétrole des États-Unis. Dans la conjoncture actuelle, notamment en raison de l’arrivée soudaine du pétrole de schiste et de la hausse des extractions dans de nouveaux gisements dans le nord du pays, on ne peut prédire quels seront, à moyen terme, les niveaux d’importation à partir du Canada comparés à ceux des autres pays producteurs. Mais, la loi du marché étant la plus forte, du côté d’Ottawa on reste persuadé que les raffineries américaines auront toujours une préférence pour le pétrole moins cher expédié du Canada plutôt que celui en provenance d’un autre continent. Il apparaît par ailleurs de plus en plus évident aux yeux de certains analystes que le pétrole de schiste ne fournira pas un rendement soutenu sur un très long terme.
Pas étonnant qu’Ottawa et Calgary aient mis autant d’espoir dans l’oléoduc Keystone XL pour assurer le transport d’hydrocarbures synthétiques et de bitume dilué, depuis la région des sables bitumineux de l’Athabasca, vers les raffineries d’Oklahoma, d’Illinois et de Louisiane. Une campagne agressive de publicité a été menée tout au long de la dernière année en sol américain pour soutenir le travail des lobbyistes de Calgary. Bien qu’on espère toujours que la suspension de janvier 2012 de l’administration Obama ne soit pas finale (une nouvelle proposition est prévue en 2014), on est contraint d’envisager tous les autres scénarios de transport. Ottawa est parfaitement conscient que les groupes écologistes sont beaucoup plus puissants aux États-Unis qu’au Canada et au Québec. De plus, il faut tenir compte du fort sentiment protectionniste qui sévit actuellement dans les hautes sphères de l’administration fédérale. N’est-ce pas le Département d’État qui a évalué à la baisse les retombées économiques du projet Keystone durant la phase d’exploitation à un maigre 35 emplois, alors que l’agence responsable des parcs aux États-Unis émettait des craintes quant à l’impact négatif de ce pipeline sur la vie sauvage en raison « des bruits et de la lumière » qu’il allait engendrer ?
La mise en veilleuse temporaire de Keystone ne met pas fin immédiatement au marché du sud des États-Unis, mais on est bien conscient à Ottawa que l’arrivée du pétrole non conventionnel est là aussi en grande progression et pourrait mener les États-Unis vers l’indépendance énergétique vers 2035, tout en conférant un avantage compétitif grâce à des prix toujours plus bas. (« De l’énergie à revendre ». Agence France-Presse. Le Devoir, 13 novembre 2013).
2/ La route du Saint-Laurent résolument dans la mire d’Ottawa et de l’industrie pour l’exportation du pétrole de l’Ouest
Tous les États pétroliers sont actuellement engagés dans une course folle pour s’accaparer ou fidéliser les marchés internationaux. Le Brésil, par exemple se lance maintenant dans l’exploitation en haute mer pour consolider sa position, la Russie surveille de près ses arrières en Chine et en Europe ; même l’Afrique commence à penser pétrole, car les réserves recensées ont fortement augmenté ces trois dernières décennies, passant de 53 milliards de barils en 1980, à 130 milliards en 2013.
Pour « sortir » l’or noir de l’Athabaska de sa situation d’enclavement, pour soulager l’industrie de l’inévitable compression des prix qui en découle, il faut, le temps presse, permettre sa livraison à grande échelle vers les lucratifs marchés de la planète. Cela nécessite l’aménagement au plus vite de grandes routes pipelinières et maritimes permettant de relier les centres d’extraction et de traitement primaire de l’Ouest aux grands terminaux de la planète. Keystone XL étant pour l’instant sur la voie de garage, toutes les opportunités doivent s’avérer faisables à l’intérieur d’un calendrier encore plus court que celui initialement tracé dans les officines de Calgary.
Pour la route de l’ouest et le marché de l’Asie, on mise bien sûr encore sur l’oléoduc Northern Gateway devant traverser la Colombie britannique jusqu’à Kitimat. Bien que le gouvernement provincial accepte maintenant que des discussions puissent être entamées via un comité de fonctionnaires (annonce du 5 novembre), les leaders des communautés autochtones affirment, quant à eux, demeurer sur leurs positions quant à l’inviolabilité de leurs terres ancestrales. Par contre, le transport du brut albertain par wagons-citernes vers les ports du Pacifique est déjà bien amorcé.
Qu’en est-il de la route de l’Arctique (passages du Nord-Ouest et du Nord-Est) qui ouvre des perspectives de trajets raccourcis vers l’Europe et l’Asie ? En dépit d’un réchauffement climatique qui laisse pressentir un début d’activités maritimes dans la région, aucun scénario providentiel n’est envisageable avant 20 à 50 ans. Les conditions climatiques et de glaces ne permettent en effet pas d’entrevoir une fluidité suffisante pour le transport d’hydrocarbures (voir à ce sujet « Le Passage du Nord-Ouest n’est pas une future autoroute maritime », Frédéric Lasserre – Directeur d’une équipe de recherche sur la géopolitique de l’Arctique, Université Laval, Le Devoir, 22 janvier 2007).
Face à un tel contexte géopolitique, Ottawa et l’industrie sont bien au fait que le désenclavement de 170 milliards de barils de pétrole, ainsi que leur livraison sur les marchés externes pendant près de cinq décennies, doivent absolument pouvoir reposer sur du solide. On veut contrer les variations cycliques dans la demande continentale et mondiale ; on souhaite, par des routes « flexibles », contourner toutes les zones de turbulences politiques et climatiques potentielles. Tout comme le Northern Gateway, le Saint-Laurent répond de toute évidence à une telle exigence.
Au fait, les travaux d’élargissement du canal de Panama vont très bientôt chambouler la donne en matière de transport maritime international. Aussi tôt que 2015, une nouvelle voie élargie doit permettre d’ouvrir, dans des conditions compétitives, le marché asiatique à partir de l’est de l’Amérique du Nord. Conçue pour permettre le passage des navires « post-Panamax », elle fera en sorte d’attirer notamment les transporteurs de produits à risques, tels que les combustibles, aujourd’hui contraints de contourner le continent via le Cap Horn.
Pour accéder au marché européen, le Saint-Laurent est également une voie incontournable. Il permet d’opposer une concurrence au pétrole que les États-Unis comptent eux aussi bientôt exporter outre-Atlantique. On a souvent tendance à penser que le site de Lévis, éloigné de plus de 1200 kilomètres de la façade atlantique serait en marge des grands circuits de transport de la planète. En réalité, il est bien plus proche de l’Europe et du Moyen-Orient (encore le plus important centre de raffinage du monde) que ne l’est le golfe du Mexique.
En raison de tous ces facteurs, la voie du Saint-Laurent s’impose de soi comme une des options privilégiées de l’industrie albertaine. Deux consortiums sont actuellement à s’y tailler une place : Enbridge (inversion de l’Oléoduc 9B) et TransCanada (projet Energy-East Pipeline visant la conversion d’un pipeline existant en provenance de l’Ouest et son prolongement en territoire québécois). Ensemble, ils auront la capacité de faire transiter via le Saint-Laurent plus de 1,4 million de barils/jours, soit une capacité de plus de 168 % de celle de Keystone XL.
3/ Une boîte à surprises ?
À Ottawa et à Calgary, on sait maintenant le Saint-Laurent sous constante observation des groupes écologistes, et pour cause. Plus question de faire la fanfare ou une annonce « son et lumière » comme ce fut le cas avec Rabaska ou les gaz de schiste. La leçon a été durement apprise. C’est donc sur la pointe des pieds qu’on travaille actuellement du côté des ministres à Ottawa et des spécialistes en communication de Calgary. Autant du côté de l’industrie que du gouvernement, peu de conférences à grand déploiement, pas de présentations avec des intentions trop arrêtées ; on se garde des marges de manœuvre.
Un comité fédéral d’experts déjà à l’œuvre
Après avoir graduellement muselé les scientifiques qui s’intéressaient au réchauffement climatique et mis fin au financement de grand nombre de projets de recherche environnementale, voilà qu’Ottawa, vient de créer un « comité d’experts » non pas sur l’empreinte des sables bitumineux, le sujet est clos, mais plutôt sur le transport maritime du pétrole en dessous du 60e parallèle. On veut s’assurer que la capacité d’intervention actuelle des pétroliers jaugeant 10 000 tonnes soit en mesure de répondre à une « norme de classe mondiale » (un premier rapport doit être déposé fin 2013). Des études sont, par ailleurs, en cours afin de parfaire la connaissance des comportements potentiels des « produits pétroliers non conventionnels advenant qu’ils soient déversés dans les milieux marins ». Enfin, on s’affaire déjà à planifier la mise en place d’un système amélioré d’aides à la navigation (bouées, feux et autres dispositifs) devant baliser l’emplacement des voies de transport à privilégier.
Pendant qu’à Ottawa on dresse l’échiquier énergétique (diplomatie internationale, transport maritime), à Québec, c’est le ronron de la vie quotidienne ; pas d’études spéciales, on se contentera d’une commission parlementaire de quelques jours pour faire l’examen du projet d’inversion de l’Oléoduc d’Enbridge. Et encore, on ne semble pas vouloir procéder à une analyse complète de l’impact qui en résultera, notamment au chapitre du transport. Bref, on semble bien loin de tout ce qui, à Ottawa, grouille et grenouille pour faire du Saint-Laurent une future autoroute du pétrole. Pendant que Valero fait l’acquisition de 5 300 wagons supplémentaires du même type que ceux de la MMA à Lac-Mégantic, à Québec, on ronronne…
Au pays des aveugles…
Les multinationales du pétrole, notamment les « super majors » sont réputées savoir user de façon démesurée du monopole d’expertise et de connaissances dont elles disposent, pour imposer « leur loi » et leurs méthodes aux administrations gouvernementales. Québec ne fait évidemment pas exception. Depuis la prise du pouvoir par les libéraux de Jean Charest en 2003 et sa « réingénierie de l’État », l’examen des projets industriels, de même que les analyses environnementales, sont systématiquement confiées au promoteur plutôt qu’aux pouvoirs publics. Une véritable aberration sur le plan de la gouvernance démocratique. C’est ainsi qu’au cours de cette décennie libérale, la multinationale Valero (alias Ultramar-Lévis) a pu restructurer et redéployer l’ensemble de ses activités à la suite d’un gigantesque chantier qui lui aura permis de doubler sa capacité de raffinage à 265 000 barils/jour. Cet important chantier a été mis en œuvre sans que la moindre analyse d’impact environnemental ne soit menée par les autorités gouvernementales, sans le moindre débat public et en dehors de toute curiosité des médias. Bien plus, au moyen d’une loi spéciale, le gouvernement a octroyé à l’entreprise texane un pouvoir exceptionnel d’expropriation pour la construction de son oléoduc (pour produit raffiné) vers le marché montréalais. Aujourd’hui encore, ce sont les laboratoires de Valero et non ceux du ministère québécois de l’Environnement qui procèdent à la vérification et au suivi des émissions atmosphériques et des polluants de la nappe phréatique.
Qui peut aujourd’hui prétendre tout savoir à propos de ce que concoctent les deux consortiums engagés dans la course du Saint-Laurent ? Enbridge et TransCanada ont certes publié les grandes lignes de leur projet respectif. Mais ce qui a été dit est d’un minimum déconcertant. Que savent au juste le gouvernement du Québec et le citoyen à propos de ce qui se prépare en rapport avec le Saint-Laurent ? En ce qui concerne Energy East Pipeline, on navigue littéralement à vue, les scénarios sont flous et construits au gré de la conjoncture du moment. Pendant plus de trois mois, TransCanada a consulté la population en annonçant d’abord une zone d’entreposage et un terminal maritime dans la « région de la Ville de Québec » (peut-on être plus vague ?), avec desserte par pipeline jusqu’à St-John NB. Le 12 novembre, changement de cap, on dit vouloir s’installer à Cacouna. On connaît probablement la légendaire tolérance des Québécois au jeu de cache-cache. En 2005, Rabaska avait au départ quatre sites dans ses cartons (Cacouna, Rivière-Ouelle, Saint-Vallier, puis Beaumont-Lévis). Après que le choix ait été porté sur cette dernière option, il lui restait encore deux autres emplacements locaux secrets après avoir été éconduit de Beaumont par référendum.
4/ Valero-Enbridge : de plus gros navires-citernes sur le tronçon fluvial Montréal-Lévis
Les navires transportant des cargaisons dangereuses doivent passer loin des routes maritimes principales et des principaux points de convergence pour réduire les rapprochements dangereux.
(Prescription de Transports Canada. Termpol 3.15.12.).
Selon le peu que l’on connaît encore de son projet, Enbridge entend faire couler quotidiennement 300 000 barils de brut par jour dans son pipeline 9B, du sud de l’Ontario jusque dans l’est de Montréal en inversant le sens d’écoulement de sa conduite construite en 1975, et en augmentant la capacité quotidienne de 60 000 barils. L’objectif officiellement énoncé : alimenter en pétrole de l’Ouest les deux raffineries en activité au Québec. Ce pétrole doit se substituer à celui qui arrive actuellement d’outre-mer (Kazakhstan, Angola, Nigeria Algérie).
Une augmentation du risque maritime sans qu’on procède à la moindre consultation publique
Pour se rendre jusqu’à Lévis, Valero doit réaliser de gros travaux au quai de Montréal-Est d’où partiront de nouveaux navires-citernes vers Saint-Romuald. Un porte-parole officiel de Valero nous informe, sans plus de précision « qu’il faut s’attendre à ce que les pétroliers qui seront en service soient de plus grande taille que ceux qui assurent actuellement la desserte de Montréal en remontant le fleuve ». (La Presse, 23 mai 2013).
Ce que ne dit pas publiquement Valero, c’est qu’elle vient de faire l’acquisition de deux Paramax (type de navire qui fait 294 mètres de long par 32 de large) afin d’augmenter sa capacité de transport sur le tronçon fluvial situé en amont de Québec. Étonnant, car ce tronçon a toujours été considéré par tous les experts comme étant très limitatif pour les navires de fort tonnage. Du côté fédéral, rien n’a été annoncé en termes d’évaluation de sécurité de type Termpol (Code d’analyse de risques pour la navigation que présentent l’emplacement et l’exploitation des terminaux maritimes pour pétroliers ou gaziers). Du côté du Québec, on baisse les yeux ; « c’est de juridiction fédérale ».
Au moment où ces annonces sont faites, étonnamment, on apprend que Transports Canada et la garde côtière canadienne viennent conjointement d’autoriser la remontée jusqu’à Montréal de navires « post-Paramax », ces géants des mers dont la largeur peut atteindre 44 mètres et la longueur plus de 400 mètres (Economic News, Trends & Analysis-Maritime/Shipbuilding. 14 mai 2013).
Il y a amplement matière à se poser des questions. Comment une telle décision est-elle possible et surtout, pourquoi est-elle rendue dans un climat de si grande discrétion ? On nous dit chez Transports Canada que le « système de gestion de la navigation » auparavant utilisé dans ce tronçon fluvial Québec-Montréal a dû être revu et modifié. Dorénavant, l’organisation des routes maritimes ferait en sorte que les navires « se croiseront au bon endroit, au bon moment ». Une évidence à laquelle, curieusement, personne n’avait pas pensé avant aujourd’hui ? Ou bien, annonce-t-on que dorénavant de longues sections fluviales seront interdites aux croisements de navires. Une telle décision risque assurément de poser une hypothèque au chapitre de la fluidité de la voie maritime et pourrait signifier que le transport pétrolier est en train de se donner une sorte de préséance aux dépens de futurs joueurs qui, potentiellement, pourraient s’avérer très importants pour l’essor de l’économie industrielle du Québec.
Saint-Romuald : site en transformation pour l’exportation ?
On est à la fin novembre 2013 et au quai de Saint-Romuald juste en face des plaines d’Abraham, les « maries-salopes » sont à l’œuvre pour draguer la section intérieure du quai de transbordement et l’adapter à l’arrivée de ces nouveaux navires. Le groupe Océan est déjà sous contrat pour retirer des milliers de mètres cubes de sédiments rocheux, à une profondeur de 12,5 m. Ces matériaux seront probablement comme d’habitude largués en eaux libres ailleurs dans le fleuve, possiblement dans la zone de St-Augustin ou de Donnacona.
À court terme, c’est l’arrivée de plus de 300 000 barils/j qui est prévue par oléoduc et plus de 60 000 barils/j transportés par 100 trains-citernes qui arriveront chargés de pétrole de Bakken. Or, il est déjà dans les plans qu’en plus, l’oléoduc Energy East de TransCanada doive approvisionner Valero-Lévis sur sa route vers l’Est. Dans un contexte où le marché de l’Est semble déjà en situation de saturation, il apparaît de plus en plus plausible, une fois ces capacités réunies, que l’actuel site de Saint-Romuald ne sera désormais plus un terminal d’importation de brut, mais un terminal d’exportation. Sa capacité d’entreposage terrestre y est déjà de très fort potentiel et des agrandissements sont possibles grâce aux achats de terrains réalisés ces dernières années. Son site portuaire eau profonde est stratégique et d’une valeur incomparable. Toutes les conditions seront alors réunies pour qu’il devienne une importante plaque tournante vers les marchés de la planète. Le transbordement de vrac, telle est la vocation que nos élus, et à Québec et à Ottawa, semblent vouloir réserver à la Capitale nationale du Québec. Belle vision de pays !
5/ Le projet de terminal d’exportation de Cacouna
Le projet Energy-East-Pipeline de TransCanada vise, quant à lui, à transporter plus de 1,1 million de barils/j en provenance de l’Alberta et de la Saskatchewan vers les raffineries Suncor (Montréal), Valero (Saint-Romuald) et, selon le prospectus émis, Irving (St-John NB). Le projet implique la construction d’un tronçon de pipeline d’environ 1000 kilomètres via la vallée du Saint-Laurent dans le but de relier le sud de l’Ontario au Nouveau-Brunswick. Il est anticipé de construire une quinzaine d’immenses réservoirs d’entreposage dans la région de Lévis, de même qu’un terminal maritime d’exportation par navires-citernes vers d’autres marchés. Selon le dernier scénario connu (12 novembre 2013), ce terminal serait finalement construit à Cacouna. La desserte maritime serait aménagée au large des installations portuaires actuelles, soit à 600 mètres de la batture, là où la profondeur du fleuve est d’au moins 40 pieds, de manière à pouvoir accueillir ici aussi des pétroliers géants pour l’exportation sur de longues distances.
À elle seule, la capacité de 1,1 million de barils par jour, Energy East est plus imposante que celle prévue pour KeystoneXL (830 000 barils/jours). L’échéancier annoncé dans le prospectus est étonnamment court compte tenu de l’ampleur du projet : 2013 pour les premières demandes de soumissions exécutoires, 2014 pour le dépôt du projet à l’ONE et 2017 pour la mise en service.
6/ Lévis/Ville-Guay : site le plus avantageux pour rejoindre les marchés mondiaux
Le projet Rabaska aura permis de révéler avec plus d’évidence qu’en amont de Cacouna, c’est Lévis-Ville-Guay qui offre les conditions les plus avantageuses pour l’établissement d’un terminal de desserte des navires-citernes de fort tonnage. Accroché à la rive sud du Saint-Laurent, il est le seul qui puisse offrir toutes les connexions terrestres ferroviaires et pipelinières nécessaires à la jonction avec les grands réseaux continentaux ou extracontinentaux de distribution. Cette zone est située à « l’extrémité amont » de la navigation fluviale en eau profonde où puissent naviguer de façon assez flexible des navires-citernes comme ceux qui sont actuellement envisagés pour le transport du brut sur longue distance, tout en étant épargnés des contraintes qu’on retrouve plus à l’est soit dans la zone de Cacouna.
Le plus profitable du point de vue du rendement financier
Sur la base du paramètre économique, parmi trois zones potentielles pour le transport fluvial (Cacouna, Saint-Romuald et Ville-Guay) seules ces deux dernières offrent une interface mer-terre vraiment satisfaisante en regard des conditions de navigation (profondeur, conditions de vent, de vagues et de glace) et de manœuvres maritimes à proximité d’espaces terrestres encore disponibles. C’est la firme Roche (mandaté par le consortium Rabaska) qui a le mieux documenté le dossier (Construction of a LNG receiving terminal on the Sait-Laurent. Pré-feasibility of a jetty component of the project.)
Le rapport nous apprend que Ville-Guay-Lévis est de loin le site le moins coûteux à tous égards pour l’établissement d’un terminal en eau profonde. Sommairement, les coûts estimés il y a dix ans pour la construction d’infrastructures en eau profonde (excluant donc les pipelines et les routes d’accès) s’établissaient à 375 M$, alors qu’ils pouvaient facilement grimper à 700 M$ à Cacouna. Et c’est sur le plan des frais d’exploitation que l’avantage du site Lévis prenait tout son sens. Estimés à 12 M$ par an pour le site de Cacouna, ils n’étaient plus que de 7 M$ dans la zone Lévis, et ce, essentiellement en raison de la proximité des services portuaires amortis par le nombre de clients, principalement Ultramar-Lévis (Roche 6-5). Considérant ces paramètres, il n’est pas étonnant qu’en 2013, il faille toujours considérer cette zone portuaire de Lévis comme étant potentiellement dans la mire des pétrolières. Parmi les propriétaires de ces espaces, il y a, on ferait erreur de l’oublier, la pétrolière Enbridge.
Plus de 275 hectares déjà dézonés pour l’entreposage terrestre et l’arrimage fluvial
Une récente recherche de titre réalisée par Lise Lachance pour le Giram fait ressortir de façon plutôt étonnante, que ce n’est qu’une fois le projet déclaré « cliniquement mort », que le consortium Enbridge-GDF-Gaz Métro, a amorcé ses acquisitions de terres agricoles préalablement dézonées sous les bons soins du gouvernement Charest. On se rappellera que ce dernier n’avait pas hésité à mettre sous tutelle la Commission de protection du territoire agricole du Québec.
Voici brièvement en résumé le tableau des transactions réalisées :
De décembre 2007 à mars 2009, 85 hectares en vertu du décret du 24 octobre 2007 (Décret Béchard-Charest),
Printemps 2010, 190 hectares en vertu du décret et de la loi 204 (projet de loi d’intérêt particulier présenté par le PLQ) concoctée spécifiquement pour permettre au promoteur l’achat de superficies supplémentaires en étant exempté de la contrainte de la protection du territoire agricole.
Ces transactions totalisent environ 275 hectares (2 751 000 mètres carrés). Espace gigantesque si on compare avec ce que requérait à l’époque le compétiteur Énergie-Cacouna qui, quant à lui, avait identifié un besoin de 25 hectares pour un projet de capacité équivalente.
Beaucoup de questions aussi à propos du libellé du « décret Charest » de 2007. Pourquoi ne comportait-il pas de clause crépusculaire en cas de non-réalisation du projet ? Pourquoi, ne pas avoir précisé qu’il ne s’appliquait qu’à un projet gazier ? Mais surtout, pourquoi procède-t-on, encore en 2010, à des acquisitions ? L’annonce faite le 3 octobre 2013 par le gouvernement Marois relativement à la cessation du bail liant le MDDEP et Rabaska ne concerne que l’utilisation de la zone hydrique. La propriété de ces 275 hectares maintenant zonés « industrie lourde » n’est nullement remise en question pour le moment.
7/ Prolongation de l’oléoduc jusqu’à St-John : projet sérieux ou diversion temporaire ?
Au début d’octobre 2013, en même temps que se déroulent à Lévis les consultations sur le tracé de l’oléoduc Energy-East, le vice-président de TransCanada, Steve Pohlod, déclare à St-John que sa compagnie ne sera finalement pas en mesure de déposer son projet d’ici la fin de l’année, comme elle se le promettait : « l’évaluation environnementale du pipeline n’est pas terminée et son tracé pas encore finalisé » (La presse canadienne, 3 octobre 2013). Que les détails du tracé ne soient pas arrêtés, soit, mais un certain flou demeure quant au lieu de la destination finale. Gardons en mémoire qu’à eux seuls les deux terminaux maritimes projetés sur le Saint-Laurent auront la capacité de « sortir » plus 1,4 million de barils/jour, alors que la capacité de raffinage au Québec est de 400 000 barils/jours et qu’on estime le marché relativement saturé. Ne reste-t-il pas encore un potentiel de près de 1 million de barils/j pour exportation ?
Il y a plusieurs raisons pour douter du prolongement de l’oléoduc TransCanada jusqu’à St-John. C’est qu’à terme, la logique économique finit toujours par s’imposer. La capacité de raffinage chez Irving est de 300 000 barils/j, mais l’usine est déjà alimentée en quantités toujours croissantes de brut en provenance des plates-formes en haute mer de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse, détentrices de réserves fort importantes. Étant donné que dans les Maritimes la demande de carburant est en ralentissement (le même phénomène touche la Nouvelle-Angleterre qui représente 90 % des ventes d’Irving), quel est l’argument économique en faveur d’une augmentation des capacités de raffinage dans cette région ?
Corollairement, pourquoi investir des centaines de millions $ pour doubler le circuit maritime par un pipeline, dans l’hypothèse où la finalité en serait finalement une d’exportation ? Il semble établi que pour les longues distances, le transport par navires-citernes géants est une formule plus économique que celle du pipeline (confiné à l’intérieur d’un tuyau, le pétrole ne circule qu’à une vitesse de 5km/h, alors que par navire-citerne, il en fait 28). Surtout, il faut considérer que la rentabilité d’un pipeline exige d’un client ou d’un fournisseur qu’il s’engage sur le très long terme et d’une façon fiable sur les volumes et sur le prix. À ce chapitre, le transport par navire-citerne réalisé directement à partir de la zone Québec-Lévis ou, le cas échéant, celle de Cacouna, offre beaucoup plus de flexibilité et de versatilité pour desservir les grands terminaux d’importation du continent (centre de raffinage du golfe du Mexique par exemple) ou ailleurs dans le monde.
L’autre scénario voulant que le terminal de St-John NB puisse être essentiellement consacré à l’exportation d’essence préalablement raffinée. Ce scénario suscite également l’interrogation. Selon la littérature consultée, il s’avèrerait en effet techniquement complexe, ou à tout le moins contre-indiqué, de vouloir faire le tour de la planète avec de l’essence raffinée. D’après Ressources naturelles Canada, transportée sur de trop longues distances, l’essence voit sa teneur en soufre augmenter au point qu’il faille procéder à un traitement correctif coûteux à destination. Dans certains cas, il peut y avoir nécessité de raffiner de nouveau pour convenir à une utilisation satisfaisante.
Dans les deux cas de figure, la logique économique, territoriale et financière ne suggère-t-elle pas que l’on considère crédible l’hypothèse que l’essentiel des opérations de transbordement soit réalisé à partir d’une plaque tournante située sur les rives du Saint-Laurent ?
8/ Risques associés au transport des hydrocarbures sur le Saint-Laurent
Étant donné l’extrême complexité de la navigation dans le golfe du Saint-Laurent, à cause de la loi des nombres, un grand accident de pétrolier se produira inévitablement.
Gilles Laroche, expert en matière de protection des mers. La Presse, 13 janvier 1993
Le contexte de 2013 est déjà très loin de celui des années 1990 ; le transport des marchandises dangereuses sur le Saint-Laurent s’est profondément modifié, les navires sont plus gros et plus nombreux. Entre 2002 et 2011, plus de 53 accidents/incidents impliquant des navires-citernes se sont produits sur le Saint-Laurent entre Les Escoumins et Montréal. Ce total représente 60 % du total des « événements » survenus au Canada, côtes Atlantique Pacifique réunies. Les risques environnementaux qui résultent de cette situation de dangerosité sont spécifiquement traités dans le texte de Pierre Blouin publié dans ce numéro.
Tronçon Montréal-Saint-Romuald : hauts fonds et très nombreux passages sinueux
Les dangers reliés à la navigation sur le fleuve Saint-Laurent ont été traités à maintes occasions. « Il est l’un des plus dangereux au monde, car il n’est pas linéaire comme beaucoup d’autres cours d’eau. Entre Montréal et Québec ; un navire peut changer de direction 55 fois » (Nathalie Legendre, Garde côtière canadienne, citée dans le Mémoire soumis au Comité d’experts sur la sécurité des navires-citernes. Groupe Océan. Juin 2013. p. 4). D’abord, il s’agit d’une voie d’eau très fréquentée : plus de 10 000 navires l’empruntent annuellement à la hauteur de Québec. Il est largement reconnu que le Saint-Laurent est une voie maritime unique caractérisée par d’importants écueils tout au long de son parcours : les courants sont puissants à certains endroits, les vents particulièrement capricieux, les glaces, les bancs de brouillard ont un impact majeur sur la sécurité du transport maritime.
Au-delà de l’image que nous donne la surface du fleuve dans ce tronçon, un navire devant faire la course Montréal-Saint-Romuald doit en réalité composer avec un chenal très étroit et sinueux. La faiblesse relative de sa profondeur en certains endroits est toujours apparue comme très critique. Le pont de Trois-Rivières représenterait un point relativement délicat à franchir. Ce constat général se complexifie lorsqu’on parle de transport de produits pétroliers et de produits chimiques par navires-citernes. Aussi est-il très étonnant que Transports Canada en soit arrivé en 2013 à autoriser la venue de pétroliers de type post-Panamax jusqu’au port de Montréal.
Bien que datant lui aussi de quelques années, le rapport du BAPE sur le projet Soligaz à Varennes fait clairement ressortir les types de problèmes reliés au transport par navire-citerne sur cette portion du fleuve. Les données relatives aux déversements de produits chimiques et pétroliers survenus dans cette portion de la voie fluviale indiquent un niveau de risque élevé. On y dénombre des déversements de produits pétroliers par centaines ; la majorité de ces déversements seraient attribués à 73 % à l’erreur humaine et à 10 % à des défectuosités mécaniques. En dépit d’un accord international engageant le Canada à inspecter 25 % des navires-citernes étrangers qui entrent dans ses ports, seulement 8 % l’étaient à cette époque. Près du quart des navires inspectés par la Garde côtière canadienne étaient défectueux. Quel pourcentage en 2013 ?
Le groupe Innovation maritime dans son « Étude sur les risques nécessitant le double pilotage dans la région de l’Administration de pilotage des Laurentides », insiste pour démontrer que la grosseur des navires influence directement leur manoeuvrabilité et qu’elle est finalement d’une influence déterminante sur les risques d’accident, particulièrement dans les eaux plus restreintes. À l’ouverture du port pétrolier d’Ultramar à Saint-Romuald, les navires étaient de 75 000 tonnes, de 120 000 tonnes à la fin des années 80, de 240 000 aujourd’hui. Cette tendance au gigantisme toujours croissant est la principale menace qui pèse sur la voie maritime.
En aval de Québec : la contrainte majeure de la Traverse du Nord
La zone fluviale en aval de Québec est reconnue comme extrêmement difficile, sinon plus par tous les experts maritimes. Pour se rendre à Saint-Romuald, les navires-citernes doivent actuellement tous obligatoirement franchir la Traverse du Nord, longue de 32 kilomètres et d’une largeur égale à la longueur d’un navire de classe « Panamax ». Le Saint-Laurent n’offre à cet endroit aucune voie de contournement en cas d’obstruction et les passages se font un à la fois sur toute cette distance.
En excluant les marges de sécurité, pour franchir cette traverse, la plupart des navires-citernes doivent bénéficier d’une marée suffisamment haute et maintenir une vitesse de 9 à 10 nœuds, sinon c’est l’échec. Pas question d’une panne de moteurs au milieu du trajet, auquel cas, c’est l’échouement assuré. En cas d’échouement, conclut un tout récent rapport de la firme Océan, « les contraintes exercées sur la coque à marée basse pourraient le fracturer. En pareil cas, une double coque (obligatoire en 2014 sur le Saint-Laurent) n’est d’aucun secours et un déversement est presque inévitable ». (Mémoire du Groupe Océan. p. 5)
Cette « traverse » a depuis toujours été le théâtre d’un grand nombre échouements et accidents maritimes. Pas étonnant qu’en janvier 2004, la firme Roche, mandatée par Rabaska pour faire l’analyse du site Lévis-Ville-Guay, l’avait clairement identifiée comme le plus important obstacle physique du projet (« significant drawback »). Et on était dans un contexte de navires de 300 X 32 mètres et non de 400 X 44 mètres comme vient de les autoriser Transports Canada.
Zone de Cacouna : vents, courants, glaces et… bélugas
Situé à 220 km en aval de Lévis, le site portuaire de Cacouna est lui aussi réputé comporter ses risques pour le transport du pétrole. L’analyse Roche en avait dressé un tableau assez éloquent. À la confluence du Saguenay et du Saint-Laurent, cette grande zone portuaire est soumise à des contraintes fort importantes de vents et de courants traversiers, même en été, alors que se rencontrent eaux froides et eaux plus chaudes en présence d’un air plus chaud et humide. Il en résulte des conditions de brume qui prévalent pendant de longues périodes qui, alliées aux turbulences des courants, peuvent déporter les navires vers les hauts fonds existants ou pis, vers les navires faisant route en direction opposée.
La saison des glaces vient considérablement accentuer ces contraintes. Roche anticipait des interruptions de services substantiellement plus nombreuses qu’en amont dans la zone de Lévis, et ce, en raison de la puissance des vents, du choc des glaces ou de la visibilité. De plus, Cacouna fait face à des contraintes écologiques ; 10 kilomètres au nord, il y a le Parc marin du Saguenay-Saint-Laurent (zone des bélugas), 6 kilomètres à l’ouest, une réserve nationale de la faune, à 0 kilomètre, le troisième site en importance pour l’observation ornithologique au Québec (Marais de Cacouna).
9/ Les risques d’une trop grande « servitude pétrole » dans le système de navigation du Saint-Laurent
En cas de déversement d’hydrocarbures, les conséquences économiques pourraient s’avérer dramatiques […] Un arrêt possible du trafic maritime serait de nature à créer d’importantes perturbations quant à l’activité économique régionale, nationale et même continentale.
(Groupe Océan. 2013. p. 8)
Ces propos ne sont pas inutilement alarmistes. En 1990, la Commission Brander-Smith allait dans le même sens : « L’interruption des activités portuaires et les coupures de services publics » pourront être les conséquences premières d’une obstruction partielle ou totale du chenal maritime du Saint-Laurent consécutive à un échouement ou une collision dans un endroit stratégique ». Cette question occupait une place centrale dans la critique du projet Rabaska.
Les risques économiques résultant d’une pression de plus en plus à la hausse sur toutes ces voies fluviales ne peuvent en effet être pris à la légère. Avec le temps, « l’offre » (mesurée en termes de zones de passages) devient de plus en plus limitée à mesure que la demande exprimée en termes de nombre de navires utilisant ces zones augmente. Et elle augmente sans cesse. La géographie physique des zones sensibles de navigation, combinée à l’accroissement de la taille des navires de transport de marchandises dangereuses et à l’augmentation du trafic, favorise un accroissement des risques maritimes. Cette information est tirée d’un rapport oublié : « Systèmes de transport. Transformations de l’industrie maritime : portrait international de développement durable appliqué ». Étude réalisée pour le compte du ministère des Transports du Québec, Décembre 2005 (p. 55).
Dans un tel contexte de vive concurrence, les spécialistes du transport maritime demandent qu’on ait toujours à l’œil les projets (pouvant par ailleurs avoir leurs bonnes intentions sur le plan économique) qui risquent à terme de porter atteinte à la capacité concurrentielle du Saint-Laurent dans sa mission de desserte du Québec. Les ports de Montréal, de Québec et de Trois-Rivières sont des courroies de transmission importantes du trafic transatlantique. Ils jouissent d’une part enviable du marché nord-américain. Pouvant accueillir de grands océaniques de lignes régulières, au cœur d’un ensemble organisé de services de collecte qui les approvisionnent, ils constituent de véritables plaques tournantes au service de l’industrie québécoise.
Toute interruption dans le transit des navires appelle une levée de drapeau jaune chez les compagnies de transport maritime. La couleur tourne au rouge après trois jours si les causes de l’interruption persistent, et ce, en raison de la conséquence d’effet domino sur plusieurs secteurs industriels. Le Groupe Océan nous dit cette année qu’un échouement dans la zone « extrêmement périlleuse » de la Traverse du Nord (où s’est échoué l’Alcor il y a une dizaine d’années causant des entraves lourdes au système de navigation) « nécessitera des opérations de remise à flot pouvant durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines ». C’est évidemment le transport par conteneurs (accroissement de l’ordre de 10 % annuellement), dont les livraisons sont soumises à des agendas particulièrement contraignants, qui en serait le plus affecté.
Ottawa dans la locomotive, Québec dans le wagon de queue
Du point de vue business, quand on voit les niveaux de gouvernement en collaboration, c’est toujours une bonne affaire.
(Bruce Lazenby président d’investissement Ontario, faisant la promotion d’Energy East Pipeline. 3 novembre 2013).
Pour ouvrir les marchés mondiaux aux pétroles de l’Alberta, le fédéral a stratégiquement investi une bonne partie des plus importantes tribunes internationales. La morale n’aura eu guère d’importance dans son entreprise. Pour faire adhérer les Québécois à leur projet, les multinationales auront, quant à elles, usé de tous les arguments nécessaires. Hier, Rabaska faisait la promotion du gaz du Moyen-Orient, soi-disant pour « libérer le Québec du gaz de l’Ouest canadien » ; aujourd’hui, les pétrolières recyclent le slogan, mais à l’envers : « il faut libérer le Québec du pétrole étranger ». Comme quoi on se permet de dire à peu près n’importe quoi lorsque, du haut de sa tour, à Ottawa, Toronto ou Calgary, on croit s’adresser au « pays des aveugles ».
Cet enjeu de l’arrivée massive du pétrole des sables bitumineux soulève la question de l’éthique environnementale certes. Mais pour les Québécois, il y a plus : il y a cet immense enjeu du futur du Saint-Laurent. En refusant d’analyser les projets Enbridge et TransCanada sous cet angle, le Québec risque de se laisser emporter dans les mailles d’un filet d’où il sera impossible de sortir par la suite. Le secteur maritime du Saint-Laurent soutient actuellement 27 000 emplois au Québec, directement ou de manière induite. À cette donnée, il faut ajouter les dizaines de milliers d’emplois reliés à l’économie industrielle du Québec qui dépend en bonne partie du Saint-Laurent pour assurer son essor au cours des prochaines décennies. Comment, à Québec, peut-on, paupières baissées et dans une apparente insouciance, accorder à l’industrie pétrolière albertaine un laissez-passer sans restriction ?
Face à Ottawa, face à ces géants industriels qui débarquent aujourd’hui, on sent encore une fois notre gouvernement national bien petit. Et il en est ainsi parce qu’il le veut bien. Quelle expertise s’est-il donnée en cette matière alors que l’essentiel de son horizon quotidien demeure toujours confiné à la gestion des services de proximité ? À défaut d’une telle expertise, le Québec va demeurer essentiellement à la remorque du fédéral et de l’industrie. Du déjà vu dans le dossier Rabaska. Plutôt gênant, surtout très inquiétant.