Isabelle Daunais
Le roman sans aventure, Boréal, 2015, 224 pages
Avec Le roman sans aventure, Isabelle Daunais décortique la production romanesque d’auteurs québécois d’origine canadienne-française. Puis en conclut qu’elle informe essentiellement de la vie en cours dans l’espace dont ces auteurs sont issus.
Daunais convainc. Sous sa plume, les romans de la vingtaine d’auteurs analysés se transforment en un miroir de vérité sur les Québécois de même origine. Un miroir qui met en scène des personnages qui s’agitent dans une idylle que Milan Kundera définit comme celle d’un « monde d’avant le premier conflit ; ou, en dehors des conflits ; ou, avec des conflits qui ne sont que malentendus, donc faux conflits » (L’art du roman, p. 720).
Comme cet espace lui parût constant, il serait intemporel, réfractaire aux conflits, car hors du politique. En quelque sorte emmuré dans un cocon ethnoculturel survalorisé au sein duquel s’exprime une « nation » dérivant à l’opposé des parcours des nations politiques reconnues.
Peu banal comme constat.
Bien sûr, on peut questionner le choix des auteurs cités. Le faire impliquerait toutefois d’élaguer Aubert de Gaspé, Hébert, Aquin, Poulin et Ducharme des classiques que reconnaissent spécialistes, critiques littéraires, éditeurs, enseignants et lecteurs. Un questionnement guère fondé.
Les auteurs cités, Daunais les présente en trois parties, chacune étayant son constat : La découverte de l’idylle (d’Aubert de Gaspé à Ringuet), La cause perdue de l’aventure (Roy, Hébert et Langevin) et La tranquillité en héritage (Blais, Aquin, Ducharme, Poulin et Major) dans laquelle elle inclut Jacob, Soucy, Dickner et Chen, des auteurs qui ciblent le monde avec des personnages faussement sans racine.
Si, pour Daunais, l’idylle est omniprésente, l’aventure, celle qui nourrit l’imaginaire et attire le lecteur, en est élaguée. Sauf exception, rarissime, cette absence expliquerait le peu d’intérêt de ces romans sur la scène internationale comme l’engouement, du moins jusqu’à ce jour, au Québec.
Devant ces avancées, je me suis demandé ce qui a conduit à modeler ce miroir de vérité, miroir qui parle d’audace (Aubert de Gaspé), réprime l’aventure (Ringuet), la rend impensable (Roy) et l’enferme dans l’imaginaire (Aquin), valorise les planqués (Ducharme) et assimile les marginaux (Poulin). En somme qui rend constante l’idylle tout autant que l’absence de l’aventure.
Cherchant une réponse, je me suis revu, en 1992, à l’Ambassade du Canada à Londres où Cedric May, spécialiste de la littérature canadienne-française, avança, en écho au projet d’Aquin de créer une littérature nationale, que, contrairement aux littératures française, russe ou américaine, la canadienne-française, parce qu’elle est ancrée hors du politique, n’a rien de « nationale ».
Comme il soutint peu après que la prise du pouvoir par le PQ pour faire des réformes plutôt que l’indépendance fut pour Aquin la fin de ses illusions, je fus sidéré. Plus encore sidéré lorsqu’il ajouta que Joue, Frédéric, joue, un roman projeté en écho à une aventure politique, devint Obombre, son adieu. Un adieu suivi de son suicide dans la cour d’une école huppée, où les filles du milieu bourgeois canadien-français sont formées à inculquer l’ordre des dirigeants depuis le musellement des Patriotes.
Vingt ans plus tard, le constat de Daunais m’a ramené au suicide d’Aquin. Il témoigne, me suis-je persuadé, de son refus de vivoter dans le cocon ethnoculturel en dérive, l’idylle, et de son aversion à l’ordre qui le cautionne. Réflexions faites, j’en ai conclu que l’idylle sans aventure est un produit dérivé d’une Aventure qui a échappé à Daunais, celle d’élites locales avec les détenteurs du pouvoir dont l’alliance toujours renouvelée a marqué les régimes politiques français, britannique et canadien.
Les romanciers d’origine canadienne-française n’y font pas grand écho. Ils ne parlent d’ailleurs guère plus des aventures contrées par cette Aventure : celle de Lévis et de ses alliés en 1760, celle des Canadiens enrôlés avec les Patriots américains (1774-1776), celle des Patriotes (1836-1838), celle de la Révolution tranquille et celles de 1980 et de 1995.
Pourtant, autant l’Aventure que ces aventures éclairent nombre de faits et gestes des personnages mis en scène par ces romanciers. Aussi, lorsque Daunais parle d’un défi à relever pour que les romans débordent le « petit espace » des Canadiens français, j’y ai vu une énigme. Déborder ce « petit espace », implique-t-il seulement d’en finir avec l’idylle ou comprend-il d’évincer du pouvoir les associés actuels ?
Comme Daunais voit dans l’idylle un frein à l’aventure, déborder le « petit espace », me suis-je convaincu, nécessite d’activer une aventure en dormance sur les fronts littéraire et politique en affrontant des acteurs politiques actifs et aguerris qui feront tout pour neutraliser les charges.
Que Daunais ait été énigmatique n’y change rien. Le défi est là. Il consiste à éviter les compromis politiques et les dérives littéraires qui détournent un temps du miroir de vérité.
Défi peu banal, mais relevable.
Claude Bariteau
Anthropologue