Jacques Henripin
Ma tribu. Un portrait sans totem ni tabou, Liber, 2011, 162 pages
Jacques Henripin, pionnier de la démographie québécoise et sage de ses longues expériences à étudier quantitativement la population, est à l’heure des bilans. Dans son dernier livre, Ma tribu. Un portrait sans totem ni tabou, le professeur émérite et fondateur du département de démographie de l’Université de Montréal entreprend de livrer aux lecteurs une description analytique et critique de divers aspects caractérisant sa tribu, c’est-à-dire son peuple. Structuré d’une vingtaine de courts chapitres abordant chacun un thème précis, allant de la démographie à la culture en passant par le syndicalisme et l’écologisme, Henripin ne souhaite pas, dans cette œuvre, livrer un pamphlet de complaisance : c’est pour cette raison qu’il s’étale plus longuement sur les reproches que sur les mérites.
Quelle est sa tribu ? Henripin n’a rien à faire de l’ambivalent concept de nation québécoise dont la seule particularité requise pour en être membre serait de vivre sur le territoire géographique que constitue la province. Cette idée, selon lui, n’a pas de sens selon la définition de ce qu’est une nation. Elle n’est qu’une forme « d’inclusivité bien-pensante ». En effet, en quoi les principaux éléments permettant de caractériser, par exemple, les nations autochtones pourraient-ils se retrouver dans une nation québécoise ? Sa tribu, c’est donc le groupe d’humains avec lequel il partage le plus d’affinité, soit les Canadiens français, descendants des 10 000 colons français établis en Nouvelle-France entre 1608 et 1760, c’est-à-dire le groupe auquel appartiennent ses ancêtres depuis 8 ou 9 générations. Cette tribu a des traits communs facilement identifiables : une langue commune, une religion jadis influente, une histoire partagée. Concrètement, le Canada compte 7,6 millions d’individus d’origine ethnique française. De ce nombre, 700 000 assimilés n’ont plus le français comme langue maternelle. L’essentiel de la tribu se trouve sur le territoire du Québec (5,9 millions). Pour cette raison, les analyses d’Henripin sont généralement centrées sur cette province. C’est après tout la seule entité territoriale gouvernée par sa tribu.
L’auteur expose en premier lieu l’histoire démographique de sa tribu, car celle-ci est largement tributaire d’une partie des tracas actuels du peuple Canadiens français. Selon lui, le facteur déterminant menant à l’actuelle écrasante domination anglaise n’est pas la bataille des plaines d’Abraham, mais bien la faible intensité du flux de colons français dans les colonies d’Amérique du Nord. En effet, le rythme de colonisation n’était, au cours de l’existant de la Nouvelle-France, que de 56 nouveaux arrivants par année comparés à environ 1000 pour les colonies britanniques. Une telle disproportion a eu une conséquence irrévocable. En peu de temps, la composition linguistique des siècles à venir de l’Amérique du Nord fut tracée.
Cette introduction aux mouvements démographiques passés laisse alors la place au futur envisagé. Henripin, fort de ses connaissances en démographie, dresse un portrait bref et complet de ce qui s’en vient : disparition des Canadiens français hors Québec, probable diminution de leur importance au Québec en général et à Montréal en particulier. Or, malgré ce constat troublant, Henripin réussit tout de même à être optimiste et à imaginer que le français n’est pas menacé. Il en vient même étonnamment à ridiculiser ceux qui le prétendent. Une argumentation plutôt démagogique est ici utilisée. Il oppose ce scénario à celui d’une disparition complète du français. Évidemment, le lecteur peu attentif va trouver le futur probable plus encourageant que ce scénario catastrophique. Néanmoins, les chiffres qu’il cite lui-même ne laissent nullement supposer un avenir glorieux. Le professeur émérite, pour convaincre de la perpétuation du français au Québec, rapporte que les immigrants adoptent beaucoup plus qu’auparavant cette langue, à hauteur de 75 %, et que cela aura comme conséquence de stabiliser à long terme la proportion de francophones au Québec à un pourcentage similaire dans le futur. D’abord, cette affirmation repose sur une hypothèse fragile, soit celle que le pouvoir d’attraction du français demeurera le même malgré la diminution de la proportion de francophones. Ensuite, même si elle se concrétise, une réalité découlant des précédents constats a été omise : le très fort déclin de la proportion de francophones au Canada et en Amérique du Nord.
Le démographe à la retraite ressent tout de même quelques inquiétudes à l’égard de la langue. Celles-ci se situent au niveau de la qualité. Il reproche essentiellement deux choses au parler canadien-français, soit un manque de vocabulaire et une mauvaise maîtrise des mots de liaison, mais il est également critique envers l’accent de sa tribu. À ce sujet, il y va d’une explication très peu scientifique, mais assez amusante : la paresse des Canadiens français, puisque cet accent demanderait moins d’effort des muscles du visage. Il serait intéressant d’avoir l’avis d’un linguiste sur la question.
L’avenir des Canadiens français sera aussi caractérisé par son vieillissement démographique. Henripin jette un regard lucide sur les conséquences de ce phénomène : augmentation des coûts en soins de santé, rareté des aidants naturels, coûts des pensions publiques, etc. Conscient du fatalisme de la situation, l’auteur propose des solutions fort intéressantes pour atténuer les conséquences, par exemple, hausser les taux d’activité, principalement chez les personnes plus âgées, miser sur un système de retraite basé sur la capitalisation ou encore, encourager une hausse de la fécondité. Pour cette dernière proposition, il suggère divers moyens pour y parvenir : soutenir financièrement les familles, améliorer l’organisation sociale pour favoriser la conciliation travail-famille et, le plus dur pour certains peuples, changer les mentalités de manière à ce que les hommes participent plus à la vie familiale.
Outre le vieillissement de la population, la faible fécondité des Canadiens français engendrera aussi une probable diminution du nombre de travailleurs. Cette conséquence préoccupe beaucoup les politiciens, mais Henripin ne s’en fait pas pour autant, puisque cette diminution sera lente et la société n’aura pas de mal à s’adapter. Il suffirait, selon lui, de simplement mieux orienter les élèves lors de leur cheminement scolaire. À cet égard, il rapporte qu’un quart des élèves se destinant à l’université échoue en cours de route. C’est autant de potentiels travailleurs gaspillés qui auraient dû suivre un cours de métier. Lorsque ces élèves s’orientent vers l’université pour finalement ne pas obtenir de diplôme, la perte pour la société est double : d’une part, les coûts pour leur éducation se révèlent sans retour et, d’autre part, le temps perdu à l’université est autant d’années qui ne seront pas effectuées sur le marché du travail.
L’immigration est souvent vue comme une solution aux conséquences engendrées par le vieillissement de la population. À cet égard, Henripin ne tombe pas dans le panneau et pose un regard clairvoyant sur son impact réel : il ne s’agit pas d’un remède efficace, tant aux plans démographique qu’économique. Il dénonce ainsi le discours officiel selon lequel l’immigration enrichit économiquement la société d’accueil, alors que cette démonstration n’a jamais été faite empiriquement. Néanmoins, l’auteur reconnaît que l’immigration puisse constituer un enrichissement culturel, mais il pose deux conditions strictes pour que cet impact puisse être positif : il y a une quantité d’immigrants à ne pas dépasser pour maintenir la cohésion sociale et les personnes issues de culture non chrétienne ou non occidentale ne doivent pas bousculer les habitudes de vie, les rituels, les fêtes et les manifestations des citoyens fondateurs, c’est-à-dire les Canadiens français. Rappelant la crise des accommodements (dé)raisonnables, il dénonce la mollesse généralisée et le manque de vigueur des Canadiens, tant anglais que français, quand il s’agit de s’incliner devant certaines coutumes des immigrés. Il profite alors de l’occasion pour lancer une brique bien méritée à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qu’il rebaptise « tribunal de l’autoflagellation » en voie d’être « titulaire du Prix Nobel de la bigoterie multiculturelle, interculturelle et pluriculturelle ». Henripin propose de remplacer la devise canadienne « A mari usque ad mare » par « surtout, ne déplaire à personne ».
L’auteur ne se préoccupe pas seulement du vieillissement de sa tribu. Pris dans une considération globale, ce phénomène cause une forte diminution du poids des pays occidentaux à l’échelle planétaire. Or, rapporte-t-il, ces pays sont également ceux qui ont inventé la liberté de penser, de croyance, d’expression, d’association et ce sont également à peu près les seuls à les respecter. La perte de poids, voire la disparition, de ces sociétés pourrait avoir de graves conséquences sur le respect de ces libertés, puisque de moins en moins d’hommes seront libres et en mesure de les défendre.
Une large part du livre est également consacrée au nationalisme et à l’idée d’indépendance du Québec. Henripin aborde ce sujet avec un raisonnement plutôt difficile à suivre, voire carrément illogique. S’il ne s’oppose pas au patriotisme, qu’il définit comme étant « l’amour de la patrie, de la communauté politique à laquelle on appartient », il dénonce sévèrement le nationalisme, qui, selon sa définition, serait une « conception organisée, réfléchie, élaborée, d’abord de la société à laquelle on appartient, mais également des autres sociétés, dont certaines perçues comme des adversaires ». S’inspirant de certains spécialistes du fascisme européen du début du XXe siècle, il décrit ainsi la nation comme étant une idéologie plutôt dogmatique et guerrière menant à une « valorisation de son groupe et [à] la dévalorisation plus ou moins poussée des autres ». Sans vraiment expliquer le lien entre cette définition du concept et le mouvement nationaliste et souverainiste du Québec, il mêle ensuite la manie des Québécois à accuser le fédéral pour tous les problèmes. S’ensuit une critique acerbe du mouvement souverainiste, du journal Le Devoir et du Bloc québécois en particulier, notamment parce qu’il serait inutile puisque figurant nécessairement dans l’opposition et prétend que le NPD serait beaucoup plus influent. Au moment d’écrire son livre, le Bloc avait encore 47 députés. Henripin a donc dû être heureux de constater que sa tribu a suivi son conseil inconsciemment en rejetant massivement ce parti lors des élections du 2 mai 2011 au profit du NPD. Cela dit, il devra forcément admettre que le NPD ne sera pas beaucoup plus utile, puisque le parti constitue maintenant l’opposition d’un gouvernement majoritaire. En fait, en tant que démographe, Henripin devrait reconnaître que le peu d’influence des députés élus par les Québécois n’est pas dû au parti qu’ils représentent, mais plutôt au poids démographique du Québec qui ne lui vaut qu’un nombre restreint et nécessairement minoritaire de députés à la Chambre des communes. Quoi qu’il en soit, il est très difficile de voir le lien entre la définition guerrière et haineuse qu’il donne du nationalisme et le très multiculturaliste et inclusif Bloc québécois ou le mouvement souverainiste québécois en général.
Outre par rejet du nationalisme, Henripin s’oppose également à la souveraineté pour des raisons qui se veulent plus rationnelles : une possible dégradation de notre bien-être économique et la piètre qualité de la gestion des affaires publiques au Québec. À cet égard, il évoque que la province, qui est la seule à être dirigée par les Canadiens français, est également la plus endettée, la plus touchée par le chômage, la plus pauvre et la moins scolarisée. Cet argument aurait pu être plus convaincant s’il s’avérait véridique, mais tel n’est pas le cas. S’il est exact que la dette est plus importante au Québec, la province se classe cependant au 4e rang sur les 10 provinces pour son taux de chômage, au 7e rang au chapitre du PIB par habitant et la proportion de la population n’ayant qu’au mieux un diplôme d’études secondaires y est inférieure. Qui plus est, advenant un hypothétique Canada dans lequel le Québec serait la province la plus prospère et la mieux gérée, on peut deviner que son argument serait que son indépendance est inutile, puisqu’elle est si bien au Canada. C’est d’ailleurs ce raisonnement qu’il utilise sur la question linguistique : nul besoin de l’indépendance, puisque le français a pu se préserver.
Henripin, en écrivant ce livre, n’avait pas la prétention de livrer un ouvrage pédagogique. Il offre en revanche un regard critique personnel et honnête avec une touche d’humour qui rend la lecture plus divertissante. Dans le style provocateur qui lui est propre, l’auteur parsème ses chapitres de plusieurs ronchonneries caricaturales et bien assumées, notamment à l’égard des jeunes et de leur manque de respect. Cependant, ces égarements font perdre le sérieux des propositions qui pourraient être très intéressantes, particulièrement au niveau des enjeux démographiques et économiques.
Le lecteur vigilant remarquera aussi quelques incohérences dans ses opinions. Par exemple, il reproche sévèrement et à plusieurs reprises aux Canadiens français leur mollesse et leur manque de fermeté à l’égard des revendications déraisonnables de certaines communautés culturelles et religieuses. Or, lorsqu’il s’agit des revendications de la minorité anglophone ou anglophile visant à contourner les règlements faisant du français la langue officielle du Québec, il semble prêt à accepter à peu près toutes les concessions. Pire encore, il ridiculise ceux qui s’y opposent. Peut-être s’agit-il d’un vieux réflexe typique de sa génération, celui de se sentir redevable aux maîtres anglais et de ne pas vouloir leur déplaire. En est-il conscient ? Après tout, il parle ouvertement du complexe d’infériorité caractérisant la tribu canadienne-française dont, en définitive, il fait partie.