Jacques Keable
Québec-Presse : un journal libre et engagé, Montréal, Écosociété, 2015, 170 pages
C’était au temps de tous les possibles. C’était au temps où rien n’arrêtait la progression des idées. C’était au temps où l’aventure avait ses lettres de noblesse.
C’est dans ce temps-là qu’est né Québec-Presse ! Une aventure, aujourd’hui impensable. Une aventure qui allait durer cinq ans.
Vaste programme, aurait dit de Gaulle à la lecture de la quatrième de couverture de cette aventure médiatique publiée sous la plume d’un de ses premiers artisans, Jacques Keable : « Faire cause commune avec les classes populaires et les syndicats, combattre le capitalisme, lutter pour l’indépendance du Québec ».
Comme le disait souvent Michel Chartrand, l’un des initiateurs du projet, Sky is the limit ! On avait établi à 375 000 $ la somme nécessaire pour assurer son succès, et 200 000 $ pour mettre le projet sur ses rails. Or dans la réalité, c’est 30 000 $ qui se trouvent plutôt dans les coffres de la coopérative quand, le 19 octobre 1969, paraît le premier numéro. Le journal s’appuie, comme le rappelle Keable, sur dix principes inspirés d’une déclaration rédigée par Pierre Vadeboncoeur, alors conseiller syndical au Service d’action politique de la CSN. « Dix principes et 30 000 $, écrit-il : tels étaient le rêve et la fortune de Québec-Presse à sa naissance. C’est avec cet argent de poche que l’hebdo sautera à pieds joints dans un marché sans états d’âme et y demeurera pendant cinq ans. On parle de miracle à moins. » (p. 33).
Publié le dimanche, Québec-Presse plongeait dans un marché fort achalandé, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, avec comme concurrents directs les Dimanche-Matin et Dernière heure, de même que les éditions dominicales de Montréal-Matin et du Journal de Montréal. L’entreprise était pour le moins hasardeuse et, avec le recul, on ne peut que partager le diagnostic de l’auteur selon qui on peut parler ici de miracle.
Si l’aventure a finalement pris fin après cinq années fort mouvementées, ce n’est pas faute de n’avoir pu recruter des poids lourds du journalisme d’alors. Outre l’auteur du livre, Jacques Keable, qui avait fait ses classes au Soleil, à La Presse et à Radio-Canada, où il avait animé durant trois ans une émission d’affaires publiques, Tirez au clair, on trouvait dans la salle de rédaction les Gérald Godin, qui deviendra quelques années plus tard ministre dans le gouvernement de René Lévesque, Jacques Guay, journaliste vedette recyclé plus tard en professeur d’université, Louis Fournier, qui deviendra un pilier du Fonds de solidarité de la FTQ, Jacques Elliott, qui dirigera la revue Protégez-vous durant vingt ans, Robert Lévesque, critique de théâtre au Devoir et écrivain prolifique, Micheline Lachance, auteure de romans historiques à succès, le romancier Claude Jasmin et plusieurs autres, dont Virginie Boulanger et Maurice L. Roy. Sans compter que le correcteur d’épreuves était nul autre que Réjean Ducharme, l’auteur fantôme de L’avalée des avalés.
C’est sans conteste le manque flagrant de ressources financières qui a plombé irrémédiablement cet hebdomadaire de combat. Authentique coopérative, Québec-Presse aurait dû compter sur l’appui du Mouvement Desjardins. Or en dépit d’appels répétés, jamais Desjardins ne se manifesta. Comme l’écrit Keable :
[…] il se contenta de tergiverser dans l’espoir de sauver la face. Il se contorsionna et réfléchit. Longtemps. Et pendant tout ce temps, il se garda bien de dire franchement qu’il refusait d’investir le moindre sou dans le journal ou de s’y associer de quelque manière que ce soit : sa stratégie consista à toujours laisser planer une vague possibilité d’agir, mais en prenant bien soin de ne pas le faire. En fait, le Mouvement Desjardins, sans éclat et sans gloire, se défila et l’enterrement de Québec-Presse dut le soulager (p. 125).
(Rien de nouveau sous le soleil. Pendant que Desjardins arrose plein de publications de ses publicités, les quotidiens de Gesca en particulier, Le Devoir, qui traverse une passe très difficile sur le plan financier, ne touche toujours rien de cette manne.)
Dans les officines du pouvoir et dans les autres médias, on accusait Québec-Presse d’être à la solde des centrales syndicales, qui fournissaient à l’hebdomadaire de combat une part importante de ses revenus. En témoigne ce texte de Claude Ryan qui, après avoir écrit : « La nouvelle déçoit, mais on s’y attendait », ce que l’auteur appelle « une larme de crocodile », soutenait ensuite que Québec-Presse était en quelque sorte mort d’une « overdose de liberté ».
Typique en cela d’un esprit très répandu dans les milieux de gauche, Québec-Presse se voua dès le début à un culte pratiquement illimité de liberté. Si l’on excepte les establishments syndicaux, qui y furent traités avec une déférence beaucoup plus grande que les autres, à peu près tout ce que le Québec compte de notables, de bourgeois en place et d’institutions établies tomba un jour ou l’autre sous le coup de la critique et des « révélations » de Québec-Presse.
Or dans un entretien que l’auteur a mené avec Marcel Pepin, qui présidait alors la CSN, ce dernier se disait déçu du traitement accordé aux syndicats par Québec-Presse. « Dans plusieurs numéros, on se faisait engueuler ! C’était nous les souscripteurs, les souteneurs de Québec-Presse. Et c’est nous qui recevions les coups les plus durs ! » (p. 126).
Mais ce journal n’était pas seulement lu dans les hautes sphères du pouvoir, il y était surtout craint. Tard le samedi soir, quand il sortait des presses de l’imprimerie des frères Paiement, sans la générosité desquels Québec-Presse n’aurait pu tenir durant cinq ans, le garde du corps de Robert Bourassa se présentait rue Benjamin-Hudon pour en cueillir un exemplaire, qu’il ramenait au premier ministre, curieux, et anxieux sans doute, de découvrir ce que les journalistes avaient dégoté de scandaleux durant la semaine…
Ce culte de la liberté journalistique – culte immodéré aux yeux de certains – n’allait pas sans inconvénient majeur. Si, en effet, la vie de Québec-Presse fut brève, elle fut en revanche d’une rare intensité du fait qu’elle a couvert les années parmi les plus agitées de l’histoire moderne du Québec. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler quelques évènements survenus durant cette période particulièrement active en rebondissements. La Crise d’octobre éclata un an après la fondation de l’hebdomadaire. Québec-Presse se retrouva très rapidement sur la ligne de feu, pour ne pas dire de tir, de la police qui le soupçonnait d’une complicité possible avec le FLQ. Le journaliste Louis Fournier fut interrogé pendant plusieurs heures. Gérald Godin passa une semaine en prison. Au moment du Front commun de 1972, quelques heures après l’emprisonnement des présidents de la CSN, de la FTQ et de la CEQ, le journal publia un appel signé par les trois syndicalistes intitulé : NOUS, on lâche pas ! Québec-Presse fut alors le seul journal à soutenir les soulèvements populaires à survenir aux quatre coins du Québec. Et en 1974, c’est quasiment entre deux feux que l’hebdomadaire devait se retrouver quand la gang de Dédé Desjardins, le caïd de la FTQ-Construction, s’était livrée au saccage du chantier de la baie James pour empêcher des ouvriers membres de la CSN d’y travailler.
Dans le dernier paragraphe de son livre, Keable se livre à un constat d’une froide lucidité.
Le silence qui accompagna la disparition de Québec-Presse était tout compte fait un bon signe : ce caillou, en cinq ans, avait vraiment dérangé. Le petit caillou dans le soulier. À sa mort, on entendit un silence impoli, mais retentissant, qui disait « enfin ! » Ce qui, à la réflexion, était une forme de compliment (p. 128).
Chroniqueur à Québec-Presse jusqu’à la fin, Jacques Parizeau écrivit dans le dernier numéro : « Dans les sociétés stables, la recherche du changement est difficile, compliquée, terriblement aléatoire. Il est facile d’être du côté du manche, du bon bord » (p. 125).
La ligne du risque, évidemment. Le titre que Vadeboncoeur avait donné à un livre publié quelques années auparavant.
Et aujourd’hui ?
On a parlé d’une aventure. Serait-ce possible aujourd’hui d’en entreprendre une semblable ? Dans un chapitre d’une vingtaine de pages intitulé « Près d’un demi-siècle plus tard », Jacques Keable se livre à une critique acerbe du journalisme pratiqué de nos jours. « La presse de propriété privée est de plus en plus sous l’influence d’une vision affairiste de l’information et Radio-Canada, service public, s’enlise jour après jour dans les sables mouvants où l’enferme le pouvoir conservateur », constate-t-il (p. 133). Selon lui, les autorités publiques croient que la concentration des médias serait une fatalité. Quant aux journalistes permanents et salariés, l’auteur estime qu’il peut être très confortable, matériellement parlant, d’accepter de « vivre sous la coupe idéologique de messieurs Desmarais et Péladeau ». Keable reconnaît que ces conditions de travail sont « les fruits paradoxaux de réelles et vaillantes luttes syndicales qu’il serait mal venu de leur reprocher ». Il n’en pose pas moins la question :
Quand on occupe une place si élevée dans l’échelle des revenus et qu’on œuvre dans des entreprises dont les patrons sont des capitalistes reconnus qui se situent, eux, dans le 1 % au sommet de la pyramide, comment est-il possible de vraiment comprendre, sentir, éprouver, partager, traduire et véhiculer les conditions d’existence de ceux et celles qui logent au milieu, si ce n’est au bas de cette même échelle, et qui sont à peine capables, et parfois pas du tout, de joindre les deux bouts ? (p. 146)
Et les hauts revenus dont ils jouissent aujourd’hui font en sorte que leurs patrons peuvent dormir en paix. « Leurs célèbres journalistes vedettes auront tendance à adopter une bonne conduite et n’auront franchement aucune raison personnelle de mordre la main qui les nourrit et de cracher sur le système qui les comble » (p. 146). Voilà !
Il donne aussi un ultime conseil à ceux qui pourraient être tentés de se lancer dans une autre aventure : « L’enthousiasme du néophyte et la pensée magique maudite qui minèrent Québec-Presse dès son berceau sont à proscrire sans réserve » (p. 151).
Michel Rioux
Syndicaliste