John Ibbitson
Stephen Harper. Un portrait, Les Éditions de l’Homme, 2015, 603 pages
Maintenant que Stephen Harper a quitté le 24 Sussex, le temps est propice pour dresser un premier bilan des années où il y a séjourné et, considérant que l’homme demeure peu connu, des années qui y ont mené. À cette fin, encore plus que Stephan Harper and the Future of Canada de William Johnson paru en 2005, la version française de sa biographie Stephen Harper. Un portrait, du journaliste au Globe and Mail John Ibbitson constitue une source d’informations appréciable, au point où il vaut la peine d’en restituer les grandes lignes.
Comme tout bon biographe politique, Ibbtison dévoile des pans importants de l’histoire personnelle de son sujet qui, plus tard, se révèlent déterminants sur le plan politique. Selon lui, de tous les premiers ministres, Harper serait le premier à avoir grandi dans une banlieue et cela aurait une influence durable sur son parcours marqué par une sympathie pour les gens ordinaires de la classe moyenne. Son séjour à l’Université de Toronto, où il décroche rapidement parce qu’il ne se sent pas à sa place, serait le début de sa brouille avec les élites suffisantes du Canada central. Son séjour dans l’Ouest canadien, au cours duquel il travaille pour une compagnie pétrolière, aura aussi une influence. C’est à cette période que, exposé à la hargne des « westerners » contre la politique énergétique nationale de Pierre Trudeau, il devient anti-trudeauiste. Un peu plus tard, il fréquente l’Université de Calgary, plus précisément l’École de Calgary, et adhère alors plus que jamais au néo-libéralisme.
Quant à son côté anti-Ottawa, il le développe lors d’un séjour dans la capitale fédérale à titre d’adjoint parlementaire d’un député conservateur élu sous Mulroney. Car, malgré quelques mesures intéressantes aux yeux d’Harper comme la fin de la politique énergétique nationale ou les négociations en vue du libre-échange, le gouvernement Mulroney demeure trop favorable aux intérêts et aux idéaux du Canada central dans de multiples dossiers comme le bilinguisme, l’interventionnisme étatique ou l’accommodement du Québec au plan constitutionnel.
L’épisode le plus déterminant de cette époque semble toutefois être celui de son retour à Calgary à la fin des années 1980. C’est alors qu’il parfait sa culture politique conservatrice. Il lit des classiques, comme Burke et Hayek, mais aussi des livres contemporains, comme Patriot Game de Brimelow. Ce dernier semble avoir été particulièrement influent dans la pensée du futur premier ministre puisqu’on y retrouve une critique du nationalisme créé artificiellement par Trudeau et de ses effets, tels l’interventionnisme fédéral, la centralisation et le bilinguisme.
Ainsi équipé en termes d’expérience politique et de bagage idéologique, Harper est fin prêt lorsqu’émerge le mouvement réformiste de Preston Manning. Il en devient un des stratèges et un des idéologues. C’est dans ce contexte qu’il propose une vision alternative à celle de Manning, qui oppose les ruraux aux urbains. Pour Harper, l’opposition sociologique et par conséquent politique est plutôt entre deux classes essentiellement urbaines : celle des employés du secteur public, qui a intérêt à voir les « taxes » augmenter, et celle des employés du secteur privé, dont les intérêts vont en sens inverse. Concrètement, pour la droite canadienne, cela devrait se traduire par une plus grande insistance sur les aspects économiques, le programme néolibéral, et une moins grande sur les aspects sociétaux, le conservatisme social. Cumulé à ce qui, selon son biographe, constitue une incapacité à se soumettre à quiconque, le fait que Manning ne reprenne pas intégralement cette vision expliquerait le départ d’Harper avant même la fin de son mandat de député, alors qu’il est pourtant un des porte-paroles les plus en vue.
Déjà, Harper préfère être le patron, comme il le sera à la Coalition nationale des citoyens, un groupe de pression qu’il dirige au début des années 2000, soit à l’époque où le Parti libéral du Canada domine outrageusement, entre autres parce que la droite est divisée. C’est dans ce contexte qu’Harper se présente et remporte la course à la chefferie de l’Alliance canadienne et qu’ensuite un miracle se produit. Alors que le tout nouveau chef du Parti progressiste-conservateur, Peter McKay, a été élu à ce poste en promettant de ne pas fusionner son parti avec l’Alliance canadienne, une fusion survient tout de même. Les raisons de cet événement sont doubles. D’une part, séparément, les deux partis obtiennent des appuis largement insuffisants, de 25 % et 12 % en 2000, et encore moins dans des sondages par la suite. D’autre part, lors des négociations menant à la fusion, Harper cède sur tout, autant sur le fond que sur la forme : bilinguisme, soins de santé universels, parité à la direction de la nouvelle formation, reprise de la dette du Parti progressiste-conservateur, etc. Quant à la question du Québec, en l’absence de tout Québécois lors des négociations, elle n’est même pas abordée.
Même si l’entente est un succès, puisqu’elle est approuvée par la majorité des membres des deux partis, ce dernier élément s’avère problématique lorsque le seul député conservateur québécois, André Bachand, quitte le navire. S’en suivront de mauvais résultats au Québec lors de l’élection de 2004, malgré l’effondrement partiel du Parti libéral dans la foulée du scandale des commandites. La situation change toutefois en 2006 alors que, suite à une réorientation vers un fédéralisme dit d’ouverture, le Parti conservateur obtient quelques sièges au Québec qui contribuent, quoique modestement, à l’élection d’un gouvernement conservateur minoritaire. Harper réussit à former un gouvernement à deux autres reprises, dont une majoritaire, et ce, essentiellement grâce à une coalition d’employés du secteur privé vouée à réduire les taxes et impôts. Et comme on dit au Canada : « The rest is history ».
Sur cette histoire des années de Harper au pouvoir, le bilan que dresse Ibbitson est à la fois plutôt complet et nuancé. De nombreux accomplissements positifs sont réalisés, principalement dans les premières années : baisse de la TPS, loi sur la responsabilité destinée à mettre fin à la corruption instillée par les libéraux, entente sur le bois d’œuvre, reconnaissance de la nation québécoise, etc. Les éléments négatifs sont tout aussi nombreux, voire plus lors des dernières années : centralisation au bureau du premier ministre (quoique cela avait débuté sous Jean Chrétien), manque de respect envers des institutions à commencer par le Parlement, compressions partout sauf dans les publicités gouvernementales, etc. On remarque au passage que le Harper des dernières années se pétrifie au point de ne plus combattre vigoureusement la diabolisation dont il fait l’objet.
Au final, même s’il y a plus de négatif que de positif, le passage du gouvernement Harper au gouvernement Trudeau ne saurait être qualifié de passage de la sombre pénombre au jour lumineux, comme il l’est parfois par divers commentateurs. Certes, à la lecture de cette biographie d’Harper, même si elle s’arrête à l’été 2015 et donc avant sa défaite électorale, on ne peut qu’être frappé par le contraste avec son successeur. Mais ce contraste n’est pas celui de la nuit et du jour. C’est plutôt celui entre un poids lourd intellectuel introverti et un pygmée intellectuel extroverti, un conservateur et un libéral-libertaire, et surtout, entre un Canadien non québécois un peu ouvert au nationalisme québécois et un Canadien québécois qui y est farouchement hostile.
C’est pourquoi, au niveau politique, l’essentiel à retenir de cette biographie pour les Québécois est que, même s’ils ont très peu à attendre de la droite canadienne dans le contexte actuel, ils devraient tout de même être attentifs à la suite de son histoire après Harper. Et au point de vue stratégique, les leçons à retenir sont liées à la véritable nature du clivage droite/gauche, employés du privé/employés du public, et au possible miracle de l’alliance, qui peut advenir lorsque la nécessité politique et la volonté de faire d’importants compromis sont au rendez-vous.
Guillaume Rousseau
Professeur de droit, Université de Sherbrooke