Kenza Bennis
Les monologues du voile, Éd. Robert Laffont, Paris, 2017, 181 pages
Le port du voile… Ce monstre sacré ! Il demande beaucoup trop en échange de l’édification de sa mythologie personnelle. La médicastre ne lui refuse rien. Bourreau, voyeuse, complice ou mystificatrice ? Qui est Kenza Bennis et pourquoi se dévoile-t-elle ? À ces questions, je ne peux répondre que par sa profession : journaliste indépendante ! Femme musulmane, madame Bennis a lancé récemment – et ce à l’ombre des grands intellectuels – un essai qui me semble camouflé derrière une étude empirique. Il nous est livré sous forme de monologues qui sont « inspiré[s] » des confidences d’une ou de plusieurs femmes (p. 19).
Très chère Kenza, ce qu’il y a d’incompréhension, de brouillard, et de caricatural en vous, ce sont les autres. Ces destins de femmes que vous avez entremêlés fictivement pour résumer une question aussi épineuse que le port du voile m’ont évoqué un ciel au bord de l’orage et un non un ciel me promettant de belles éclaircies. C’est un bien drôle d’attelage que vous formez avec ces femmes, encore bien plus que celui d’Annie Villeneuve lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste de la présente année ! Lorsque le sacré cesse d’être le privilège des uns, il devient l’accessoire le plus insolent et le plus coloré du monde, tout comme la couverture rose de ce livre. Si le rock se réinvente aujourd’hui par une mise en plis, pourquoi ne pas réinventer le monde de l’esprit par des couvertures qui sont plus frappantes que le contenu du livre ? 83 Québécoises, 26 non-musulmanes, 28 musulmanes voilées. Certaines sont nées ici, d’autres sont arrivées au Québec durant leur enfance ou à l’âge adulte. Les pays d’origine des femmes interviewées ou de leurs parents sont les suivants : Algérie, Belgique, Burundi, Canada, Chine, Congo, Côte d’Ivoire, Djibouti, Érythrée, France, Grèce, Haïti, Inde, Irak, Iran, Liban, Maroc, Mauritanie, Oman, Pakistan, Palestine, Sénégal, Seychelles, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie, Yémen.
Voilà, le décor est planté, mais les choses ne sont pas si simples. L’approche adoptée par Bennis confond davantage qu’elle n’éclaire le lecteur. En aucun temps l’auteure ne rapporte les propos des personnes interrogées. Chaque chapitre est constitué d’un amalgame représentant quelques-unes de ces personnes présentées sous le couvert de personnages fictifs prenant tour à tour la parole. Ce sont autant de monologues intérieurs chargés à la fois d’éclairer celle qui les fait parler et de faire avancer clandestinement le port du voile et sa fatalité sous le couvert de pseudo-scientisme. Kenza Bennis bat les cartes, les coupe, les distribue, les fait glisser les unes sur les autres. Vous vous attendez à un tour de magie ? Eh bien ! il n’en sera rien. Le livre se termine et l’on se rend compte que le jeu auquel on a pris part était « 83 ramasse ! »
Au début c’est un fouillis. Un monologue de Denise, 71 ans, personnage composite crée par un amalgame de témoignages recueillis par Kenzas Bennis, nous fait assister à la soi-disant agonie de la société québécoise malmenée par l’Église catholique de jadis.
Le voile, je suis pas capable ! […] C’est viscéral pour nous autres, les Québécois. Ça va nous chercher dans nos tripes. Vous savez ce qu’on a vécu avec l’Église ? […] Le Québec d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec cette époque. On a tellement changé ! Les Églises sont devenues des condés et les prêtres, des personnages de téléséries. Mes petites-filles n’ont aucune idée de quoi je parle […] Je suis contente pour elles. […] Et là, faudrait retourner en arrière ? Les imams qui disent aux musulmanes de se voiler, c’est la même chose que les prêtres. Ils essaient de les contrôler. Ils leur font croire que c’est pour leur bien. Nous aussi, on nous a servi le même discours. Mais c’est un mensonge ! La religion, c’est le moyen qu’ont trouvé les hommes pour nous dominer ! (p. 21-23)
Quel est l’objectif derrière la mise en scène d’un tel témoignage ? On ne comprend pas trop. On extrapole que Denise représente, aux yeux de l’auteure, l’archétype de la vieille féministe, d’une « Jeannette ». Au lieu de présenter intelligemment le point de vue de ces opposantes au port du voile, on nous sert un témoignage fictif superficiel, incomplet, approximatif. Je répète la question : à quoi cela sert-il, à part entretenir des idées reçues par les sbires du multiculturalisme ? Peut-être un peu, finalement, à entretenir une vision négative du rôle de l’Église au Québec. À preuve, cette Église, un autre monologue nous fera assister à son enterrement. Une chose est sûre, on traite dans cet ouvrage de la question de l’Église au Québec avec une légèreté teintée d’ignorance. Il me semble bien court d’affirmer que l’antipathie des « Québécois de souche » envers le voile soit due à un quelconque traumatisme engendré par la place qu’occupait jadis la religion dans la société. Il aurait été judicieux que Kenza Bennis aborde cet aspect de l’histoire québécoise d’une façon moins convenue et simpliste.
De temps en temps entre ces monologues de la polyphonie s’insèrent des vues cavalières. Dans cet exercice de dépossession et de dislocation tout au long de sa tournée « des cimetières », Kenza Bennis semble s’être perdue dans l’attitude convenue de la déploration, le regard frileux et la tête occupée de froids calculs et de statistiques. On assiste à un long lamento de femmes sous l’emprise de leurs émotions, rarement de leur raison. Les personnages atteignent ces « régions voilées » où l’on ne perçoit plus que le ridicule ou l’odieux qui est en train de se jouer. Et moi, où serais-je ? Où devrais-je être si pas même les personnages de ce livre ne savent camper leurs propres rôles ? Plusieurs femmes de ce recueil ne savent pas même pourquoi elles sont ce qu’elles sont ! À cet égard, le personnage fictif de Rafeeqa, 21 ans, déclare qu’elle a décidé de lire le Coran.
J’ai un peu honte de le dire, mais je ne l’ai jamais lu. C’est mes parents et une étudiante qui donnait des cours à la mosquée qui m’expliquaient ce qu’il y a dedans, et internet aussi. L’imam, j’ai jamais rien compris de ce qu’il racontait quand on allait à la mosquée parce qu’il parlait arabe – c’est pas notre langue. Je me demande même pourquoi on allait à la mosquée, personne comprenait rien (p. 118-119).
Pourtant, contrastant avec cette naïve innocence, certaines sont rapides à affirmer que les chroniqueurs du Journal de Montréal et la « mauvaise charte » des valeurs de Bernard Drainville ont été les éléments déclencheurs de leur détresse morale et identitaire. Quand elles n’en sont pas assez explicitement conscientes, on fait appel à des universitaires pour le dire à leur place, comme l’illustre cet extrait :
Mais la pression, quand il y en a, ne vient pas que des familles, poursuit [La pédopsychiatre Cécile Rousseau, directrice de l’équipe de recherche et d’intervention transculturelle de l’université McGill]. Il y a un phénomène nouveau que j’observe dans quelques écoles secondaires. Des jeunes filles voilées harcèlent leurs camarades d’école qui ne portent pas le voile pour qu’elles le mettent à leur tour. C’est une façon de leur dire : « Tu es avec nous ou contre nous. » Ce type de comportement est une conséquence du débat sur la charte des valeurs québécoise et de la polarisation des opinions sur le voile. Cela a créé des tensions au sein de la population en général, mais aussi à l’intérieur des communautés musulmanes. Depuis, que ce soit d’un bord ou de l’autre, certains ont adopté des positions plus rigides. La xénophobie envers les musulmans et l’intégrisme chez les musulmans ont tous les deux augmenté (p. 89-90).
Notons que cette spécialiste mcgillienne appartient à la minorité d’intervenantes non musulmanes de l’ouvrage. Notons aussi son discours qui, sous le couvert d’une analyse savante, instille dans nos esprits des faits discutables et des jugements de valeur érigés en vérités quant à la xénophobie monstrueuse engendrée par la charte. Cette chercheuse et ses collègues ajoutent donc une série de clichés et d’idées reçues au discours des femmes voilées et non voilées que nous présente le livre. Ainsi, d’une part on nous présente le port du voile comme une mode anodine, inoffensive, relevant de la préférence personnelle de jeunes filles branchées sur leur époque, à la fois totalement ignorantes de la signification de leur geste et paradoxalement libres de prendre politiquement position contre la majorité québécoise tyrannique et ignorante. D’autre part, on excuse la peur bien compréhensible des pauvres Québécois qui n’ont pas la chance d’habiter dans un quartier multiculturel et qui sont victimes de leurs lectures du Journal de Montréal, comme le mentionne d’ailleurs l’expert cité dans ce passage :
Quelle influence a la presse sur la perception des Arabes et des musulmans ? C’est justement ce qu’a étudié le professeur de sociologie Rachad Antonius, de l’UQAM, en analysant cinq grands journaux québécois en 2008. « Il n’y a pas de discours systématique anti-arabe ou anti-musulman dans les cinq grands journaux, conclut-il, mais dans certains médias, la sélection des nouvelles, la mise en page et l’iconographie provoquent l’hostilité, ou du moins l’alarmisme face à l’ensemble des musulmans. Le Journal de Montréal et les médias affiliés se démarquent des autres sur ce plan. » J’ai demandé à M.Antonius s’il avait la même analyse huit ans après. « Je n’ai pas fait d’études formelles à ce sujet, dit-il, mais je dirais que la tendance du Journal de Montréal à réduire l’Islam à ses symboles visibles et à les démoniser est restée la même, surtout chez quelques chroniqueurs. Du côté de La Presse, les journalistes et les chroniqueurs font beaucoup d’efforts pour expliquer les enjeux globaux au Moyen-Orient et ne pas faire d’amalgames entre islam et islamisme ; musulmans, intégristes et djihadistes. Malheureusement je n’ai pas vu beaucoup d’évolution dans le sensationnalisme des photos et des titres » (p. 134).
Je retiendrai de ma lecture cet ensemble de conclusions, qui résument non pas de façon factuelle l’état de la question du voile au Québec, mais l’opinion de l’auteure à ce sujet. D’abord, le phénomène du port du voile serait inoffensif. Il s’agit d’une mode, d’une façon d’exprimer son individualité et non pas d’un geste religieux à vaste portée morale et métaphysique. Le brouhaha médiatique serait donc une tempête dans un verre d’eau. Ensuite, on comprend que la réaction des Québécois dits « de souche » en est une de peur. Sans les traiter de racistes, on dira tout de même que leurs réserves face au voile sont injustifiées et explicables à la fois par leur méconnaissance de la diversité musulmane et par leur relation supposément traumatique au catholicisme et à la religion. Tout cela est présenté, rappelons-le, par 21 textes attribués à des individus auxquels on donne un nom et un âge, mais qui sont en fait des récits fictifs forgés librement par l’auteure qui avait préalablement interrogé 83 femmes – et aucun homme bien entendu. N’aurait-il pas été pertinent, pourtant, de connaître le point de vue d’hommes musulmans et non musulmans sur le port du voile ? Les hommes ne font-ils pas partie de la société eux aussi ?
Quoi qu’il en soit, cet essai porte en lui un enseignement essentiel, qui s’incarne dans le livre par le témoignage d’une éducatrice ayant décidé de porter le voile à l’âge de 32 ans, alors qu’elle habitait déjà le Québec.
J’ai toujours défendu les femmes, mais au Québec, j’ai appris à m’exprimer plus ouvertement, à être moi-même. Je sais combien les Québécoises se sont battues pour avoir des droits. Je les admire pour ça. Et je suis reconnaissante de bénéficier de cette liberté. C’est d’ailleurs ça qui m’a aidé à mettre le voile. J’ai eu la force d’exprimer qui je suis, d’où je viens, sans avoir honte (p. 114).
S’exprimer ouvertement, être soi-même, être libre de proclamer qui l’on est… Quel extrait parlant ! Le libéralisme, son obsession du fait d’exprimer son individualité dans une société étouffante de normativité et les luttes féministes progressistes se font ici les alliés objectifs du salafisme et permettent de faire se propager insidieusement dans la société occidentale différentes pratiques liées à l’islamisme politique plus radical sous le couvert du progressisme et de la mode. Là est le cœur du problème, mais nous ne pouvons à l’évidence pas compter sur l’auteure pour le verbaliser.
Les monologues du voile sont donc en fait l’histoire de 83 petites fourmis, chacune œuvrant à un grand dessein qui les dépasse. 83 petites fourmis dirigées par une reine, Kenza Bennis, qui orchestre leur vaillant ouvrage, elle-même soumise à une inéluctable fatalité, celle du déclin de la société occidentale qui se décompose dans l’idéologie ayant pourtant été responsable de son âge d’or, et j’ai nommé le libéral-progressisme.