L’économie sociale au Québec : une perspective politique (extrait primeur)

Chapitre 1. Introduction

Au milieu des années 1990, la gauche québécoise pouvait être optimiste : le Québec allait bientôt être un pays et le pays en serait un progressiste. On publiait La Charte d’un Québec populaire : le Québec qu’on veut bâtir ! (1994) et Une société de projets (1995), pendant que la Marche du pain et des roses semait, de Montréal à Rivière-du-Loup, l’espoir d’un pays sans pauvreté. On rêvait de parachever la Révolution tranquille.

Le rêve ne s’est pas réalisé. Aujourd’hui, le Québec est toujours une province du Canada, le Parti québécois semble désormais incapable de former des gouvernements, la société civile cherche surtout à défendre ses acquis et plus personne ne parle de « projets de société ».

Mais la défaite politique n’a pas été totale. La recherche des 15 dernières années démontre en fait que le Québec a su, notamment depuis 1995, construire un modèle social distinct, faisant de lui la société la plus égalitaire d’Amérique du Nord (Saint-Arnaud et Bernard, 2003 ; Vaillancourt, 2003 ; Godbout et St-Cerny, 2008 ; Béland et Lecours, 2011 ; Graefe, 2012 ; Bouchard, 2013 ; Noël, 2013 ; Noël et Fahmy, 2014 ; Haddow, 2014 ; 2015 ; Paquin, 2016 ; Zorn, 2017 ; Van den Berg, 2017).

Voilà sans doute un des phénomènes les plus importants de l’histoire du Québec contemporain, qui mérite à la fois d’être souligné et mieux compris. Comment se fait-il qu’au lendemain du référendum sur la souveraineté, le Québec soit parvenu à mettre sur pied un modèle social plus égalitaire que ses voisins, alors qu’il se retrouvait avec un premier ministre avant tout préoccupé par la dette publique ? Et comment se fait-il que ce modèle tienne toujours, alors que les gouvernements libéraux se succèdent de façon presque ininterrompue depuis 2003 ?

Ce livre contribue à ce programme de recherche, en s’attachant à expliquer l’émergence et le développement d’une composante encore méconnue du nouveau modèle social québécois mise sur pied après l’échec référendaire de 1995 : l’économie sociale (ÉS).

Bien que les types d’organisation qu’on associe aujourd’hui à l’économie sociale – les coopératives, les mutuelles et les organisations à but non lucratif poursuivant des activités marchandes – sont solidement implantés au Québec depuis le milieu du XIXe siècle (Lévesque et Petitclerc, 2008), c’est dans le cadre du Sommet sur l’économie et l’emploi de l’automne 1996 que le gouvernement québécois reconnaît et décide d’appuyer, pour la première fois, un « secteur de l’économie sociale ». Autrement dit, l’économie sociale, malgré sa longue histoire, demeure une catégorie de politique publique assez récente.

Le Québec est néanmoins aujourd’hui une référence mondiale en matière d’économie sociale. En effet, on ne compte plus les ouvrages publiés à l’international s’intéressant au modèle québécois d’économie sociale développé au cours des deux dernières décennies (Noya et Clarence, 2007 ; Amin, 2009 ; Wright, 2010 ; Chaves et Demoustier, 2013 ; Pun et al., 2015). Il y a quelques années, le sociologue américain, Erik Ohlin Wright (2010), mentionnait même l’économie sociale québécoise comme une « utopie réaliste » du futur.

Le secteur québécois de l’économie sociale est aujourd’hui considérable : il y aurait plus de 7 000 entreprises d’économie sociale, chez nous, représentant plus de 150 000 emplois (Québec 2015a, p. 8). Ce n’est toutefois pas la « taille » du secteur québécois de l’économie sociale qui impressionne. D’une part, ces données, partielles, ne sont pas à jour, datant de 2002 (Québec 2015a, p. 8) et se comparent difficilement à celles d’autres sociétés, où « l’économie sociale » ne fait pas l’objet de statistiques. D’autre part, les données existantes indiquent que les mouvements coopératifs et associatifs ont une importance similaire dans plusieurs sociétés européennes (Hall et al., 2005 ; Grace, 2014). Ce qui attire plutôt l’attention sur le Québec est l’écosystème de son économie sociale qui s’est développé au cours des dernières décennies grâce à un ensemble de politiques publiques. C’est ainsi que le Groupe de travail interinstitutions des Nations unies sur l’économie sociale et solidaire s’est récemment penché sur le cas québécois pour comprendre comment une société pouvait appuyer avec succès l’économie sociale à l’aide de politiques publiques (Utting, 2016).

Dans ce livre, ce sont ces politiques qui nous intéressent. Nous cherchons à expliquer comment, en l’espace de 20 ans à peine, le Québec en est venu à mettre en œuvre un tel ensemble de politiques visant à reconnaître, structurer et appuyer le secteur de l’économie sociale – alors que « l’économie sociale » n’est reconnue nulle part ailleurs en Amérique du Nord.

1. Les balises de notre enquête

En plus de nous intéresser aux politiques transversales, qui concernent l’ensemble de l’économie sociale, nous nous intéressons en particulier aux politiques concernant le développement social, et en particulier aux politiques visant à soutenir cinq groupes d’entreprises d’économie sociale aujourd’hui constitutifs de l’État-providence québécois : les centres de la petite enfance (CPE), les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EÉSAD), les coopératives et les organismes à but non lucratif (OBNL) d’habitation, les entreprises d’insertion (EI) et les entreprises adaptées (EA).

Ces cinq groupes d’entreprises sont aujourd’hui – plus que le Mouvement Desjardins, les grandes coopératives agricoles ou les mutuelles d’assurance – fortement identifiés à « l’économie sociale ». Elles étaient toutes ciblées par le Groupe de travail sur l’économie sociale (GTES), à l’origine de la reconnaissance de l’économie sociale lors du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996. Soulignons d’ailleurs que son principal projet en matière de création d’emplois concernait les EÉSAD, alors que son principal projet en matière de financement public concernait le logement communautaire. Ces cinq groupes d’entreprises ont aussi concrètement tous fait l’objet de politiques publiques innovatrices à la suite du Sommet. Les CPE, en particulier, en sont rapidement venus à représenter environ 85% des nouveaux investissements du gouvernement québécois dans l’économie sociale (Québec, 2003a, p. 14). Aujourd’hui, le GTES est devenu le Chantier de l’économie sociale, l’organisme faîtier de l’économie sociale au Québec, et des représentants de ces cinq groupes d’entreprises siègent à son conseil d’administration.

En somme, les politiques visant à promouvoir un secteur de l’économie sociale et celles visant à appuyer en particulier les CPE, les EÉSAD, les coopératives et OBNL d’habitation, les entreprises d’insertion et les entreprises adaptées illustrent bien l’originalité du modèle social québécois en contexte nord-américain (Vaillancourt, 2012). Cet ouvrage cherche à expliquer d’où viennent ces politiques et comment elles se sont transformées au cours des deux dernières décennies.

Si à peu près chacune de ces politiques a fait l’objet d’études savantes, cet ouvrage est le premier à les analyser dans une perspective à la fois globale et comparée.

2. Résumé des résultats et plan du livre

Nous montrons que les politiques visant la promotion de l’économie sociale au Québec ne partagent pas toutes les mêmes causes, mais que deux facteurs ont particulièrement contribué au « tournant de l’économie sociale » au Québec : la mobilisation de la gauche et l’établissement d’un compromis gauche-droite autour de l’économie sociale dans le cadre du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996. D’un côté, au Québec, l’économie sociale a toujours été portée par la gauche ; sans une forte mobilisation de la gauche, notamment communautaire, le gouvernement ne se serait jamais intéressé à l’économie sociale. Autrement dit, si la mobilisation de la gauche au milieu des années 1990 n’a pas eu les résultats escomptés, elle n’a pas été vaine. D’un autre côté, depuis 1996, les politiques visant la promotion de l’économie sociale au Québec s’assurent habituellement de ne pas trop heurter les intérêts syndicaux et patronaux, notamment en limitant la « substitution d’emplois » avec le secteur public et la « concurrence déloyale » avec les entreprises privées non subventionnées. Les politiques concernant l’économie sociale québécoise n’ont ainsi aucun véritable adversaire, ce qui contribue à leur pérennité.

Le présent ouvrage est organisé comme suit. Le chapitre 1 permet de clarifier les assises théoriques de l’analyse et de nous positionner par rapport aux différents débats sur l’économie sociale. Nous y présentons en détail la théorie des ressources de pouvoir, la littérature sur les coalitions gauche-droite et les différentes conceptions de l’économie sociale, tout en situant le cas québécois dans une perspective internationale.

Le chapitre 2 étudie les politiques transversales, visant l’ensemble du secteur de l’économie sociale. Il montre que le leadership est venu du GTES, de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et des groupes féministes associés à la marche « Du pain et des roses », mais que les projets adoptés pouvaient – et peuvent toujours – satisfaire les intérêts des partenaires associés aussi bien à la gauche qu’à la droite en promettant de n’empiéter ni sur le secteur public ni sur le secteur privé.

Le chapitre 3 s’intéresse aux centres de la petite enfance. Il montre que le leadership est venu du Parti québécois (PQ), plus particulièrement du premier ministre, dans un contexte de mobilisation des syndicats et des groupes communautaires en faveur d’une expansion des services de garde subventionnés. Représentant des investissements substantiels et privilégiant clairement l’économie sociale aux dépens de l’entreprise privée, la politique gouvernementale fut initialement contestée par le patronat et l’opposition libérale. Dès 2002, cependant, le parti pris pour l’économie sociale fut amoindri, ce qui rendit la politique plus acceptable pour ses détracteurs.

Le chapitre 4 traite des entreprises d’économie sociale en aide domestique. Il montre que le leadership est venu du GTES, qui voyait dans ce domaine, délaissé par les secteurs public et privé, un important gisement d’emplois. Malgré d’importantes réticences, les représentants syndicaux finirent pas consentir au développement du réseau, en 1996, mais se firent de plus en plus critiques au fur et à mesure qu’il devenait clair, au cours des années suivantes, que les EÉSAD empiétaient sur le travail des employés du secteur public. Le patronat, de son côté, ne vit jamais les EÉSAD comme une menace, alors que les entreprises privées du secteur n’arrivent pas à répondre à la demande.

Le chapitre 5 porte sur le logement communautaire. Il montre que le leadership est venu des groupes communautaires œuvrant dans le domaine du logement. Le programme péquiste, AccèsLogis, lancé dans un contexte de retrait du gouvernement fédéral et représentant des sommes relativement modestes, n’a jamais été l’objet d’une forte opposition patronale ou libérale, d’autant plus qu’il cible surtout des ménages peinant à se loger dans le secteur privé.

Le chapitre 6 se penche sur les entreprises adaptées et les entreprises d’insertion. Les entreprises adaptées étaient déjà bien établies en 1996 ; le GTES profita toutefois du Sommet pour les inclure dans « l’économie sociale » et pour demander de nouveaux investissements publics. Les partenaires ne s’y objectèrent pas, les entreprises adaptées subventionnées étant perçues comme ne participant ni à un démantèlement de l’État-providence ni une concurrence déloyale avec le secteur privé. Les quelques réticences initiales syndicales s’amenuisèrent par ailleurs avec la montée du salaire minimum. L’essor des entreprises d’insertion vient, quant à lui, surtout de la mobilisation de groupes communautaires, inspirés d’expériences françaises dans le domaine, et du leadership du PQ. N’empiétant ni sur le secteur public ni sur le secteur privé, les entreprises d’insertion n’ont jamais véritablement fait l’objet de critiques des côtés patronal ou syndical.

La conclusion revient sur les principaux résultats de l’enquête, relève sa contribution aux débats sur l’économie sociale et sur le modèle social québécois, propose quelques pistes de recherches futures et interroge l’avenir du mouvement de l’économie sociale au Québec.

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