Tout roulait. Une équipe de libraires était déjà sur place à Bruxelles pour la Foire du livre de la capitale belge. Le stand de Québec Édition était installé et les livres des auteurs francophones d’ici bien en montre sur les tablettes de cette librairie internationale qui, bon an mal an, sillonne les grandes foires commerciales d’Europe. Une autre équipe s’apprêtait à partir pour Livres Paris, censé se tenir du 20 au 23 mars. Entre les deux, des auteurs et éditeurs québécois se rendaient à Leipzig en Allemagne pour participer à la Foire et annoncer les premiers éléments de la programmation officielle en prévision de l’invitation d’honneur faite au Canada pour la Foire de Francfort présentée en octobre prochain. À l’horizon, il y avait le Salon international du livre de Québec (SILQ), du 15 au 19 avril, deuxième événement du genre en importance au Québec, avec une foule de lancements de nouveaux titres, la remise du Prix des collégiens, la venue organisée par l’Association nationale des éditeurs de livres et Québec Édition de journalistes allemands.
Tout roulait et tout s’est écroulé dans les jours qui ont suivi sous le souffle de la COVID-19 comme un trop beau, mais trop fragile, château de cartes ! Fini Leipzig, Livres Paris, la Foire du livre jeunesse de Bologne, le SILQ. Fermeture des librairies, des bibliothèques publiques, des écoles et par le fait même de leurs départements d’acquisition, interruption des livraisons de nouveautés par les distributeurs, arrêts des lancements. L’Industrie était frappée de plein fouet.
L’ingéniosité et l’engagement des libraires
Un jour, nous écrirons le récit de cette pandémie et de ses contrecoups sur le monde du livre québécois. Et dans ce récit, nous réserverons une place d’honneur aux libraires qui, en dépit des consignes très sévères de la santé publique, ont réussi à maintenir le lien avec les lecteurs, à les alimenter en roman, en poésie, en essai et en images avec les moyens du bord. Ces moyens ? L’internet, bien sûr, et la vente « en ligne », mais aussi la livraison par la poste, en automobile (si on le fait pour le poulet rôti et la pizza, pourquoi pas pour les romans de Dany Laferrière, de Patrick Sénécal ou les récits de Kim Thuy), en vélo, à pied ! Pendant les premières semaines de la crise, ces passeurs de savoirs et d’imaginaires que sont les libraires ont redoublé d’ingéniosité pour maintenir en vie l’appétit pour notre littérature. L’opération n’était pas rentable, elle s’est plutôt avérée déficitaire, et même si le livre numérique a connu un gain de popularité, ce succès n’aura guère rempli les coffres des commerçants. Quand viendra le temps de faire les comptes, il faudra leur réserver plus que des médailles de bravoure.
Auteurs et éditeurs confinés
Depuis longtemps, les éditeurs maîtrisent les particularités du télétravail. Industrie trop souvent familière avec la sous-traitance, parce qu’il est difficile pour une maison d’édition d’emmagasiner suffisamment de revenus pour s’offrir une main-d’œuvre permanente respectable, l’édition québécoise aura survécu au confinement. Survivra-t-elle à la crise ? Là, c’est une tout autre histoire. Il est encore trop tôt pour évaluer les pertes commerciales des derniers mois et bien sûr des mois à venir avec notamment : le report des parutions, la réouverture graduelle des commerces, l’engouement de certains lecteurs pour du divertissement plus facilement accessible pendant la crise – on songe au cinéma et aux séries télé en abonnement sur Internet –, le risque d’une offre trop abondante à la rentrée si tout un chacun maintient le nombre de parutions prévu, y compris celles non lancées ces dernières semaines.
Quant aux auteurs, le travail confiné est un naturel. Les œuvres de l’esprit s’accommodent difficilement d’un trop fort bruit public. Cependant, les pertes de revenus des maisons d’édition auront des conséquences directes et dramatiques sur les émoluments des auteurs. Si les éditeurs, grâce, avouons-le, à une accélération du versement de subventions par le Fonds du livre du Canada, la Société de développement des industries culturelles et le Conseil des arts du Canada, ont réussi à maintenir un niveau de liquidités minimal et, par le fait même, versé à leurs auteurs les redevances dues sur les ventes passées, il est difficile de prévoir si les prochaines redditions de compte seront importantes. On peut parier que les redevances ne seront pas à la hauteur des attentes des écrivaines et des écrivains.
Que le Conseil des arts du Canada ou le Conseil des arts et lettres du Québec bonifient leurs bourses de création ne résoudra pas le problème général des créateurs. L’État et ses organismes culturels se doivent de soutenir ces travailleurs autonomes autrement que par une évaluation arbitraire de leur mérite créatif. Tous les créateurs, y compris ces pigistes qui œuvrent au sein de maisons d’édition, doivent pouvoir compter de la part de l’État sur un filet social au même titre que tout autre travailleur contractuel ou salarié.
Reprise, relance, rentrée
Dans l’univers du livre, le mot rentrée est souvent synonyme d’embouteillage. Les maisons d’édition québécoises publient un fort pourcentage de leurs ouvrages à l’automne ou en prévision de cette saison. Rentrée littéraire coïncide bien évidemment avec rentrée culturelle. Des événements phares comme le Festival international de littérature, le Festival international de la poésie de Trois-Rivières, les salons du livre, dont celui de Montréal, participent à la diffusion extraordinaire de la création littéraire québécoise. Le livre d’ici est partout, ses créateurs sont célébrés, les lecteurs participent à la fête.
Cet automne, la rentrée littéraire aura une drôle de saveur. Sans la possibilité de tenir ces grands rassemblements (bien sûr, il y aura toujours cette possibilité de tenir des rencontres par le miracle du numérique, mais après trois mois intensifs de visioconférences, qui aura le goût de se retrouver à nouveau devant un écran de téléphone intelligent ou de tablette ?), la rentrée sera triste, ses acteurs déboussolés, les livres orphelins. Même ce grand rendez-vous mondial qu’est la Frankfurter Buchmesse (Foire du livre de Francfort), où le Québec allait de plain-pied participer à l’honneur fait au Canada d’en être l’invité annuel, risque d’être diminué, sinon de tomber au combat de la foutue COVID-19. Une non-participation à la Foire de Francfort signifie pour les éditeurs québécois une occasion perdue de faire rayonner par la vente de droits notre littérature dans les autres langues de la planète. Car on n’ignore pas que la littérature de langue française représente au moins sinon plus de 50 % des exportations littéraires canadiennes.
Et pourtant, malgré ces défections, il y aura des nouveautés sur les étals des librairies, de nouvelles parutions d’ici et d’ailleurs, mais des écrits capitaux qui risquent de passer inaperçus, de tomber dans l’oubli, d’être victimes d’une surabondance de propositions de lecture. Voilà pourquoi les gens du livre québécois se sont donné le mot pour mettre de l’avant, non seulement à la rentrée, mais aussi à la reprise des activités des librairies, maintenant, avant et pendant l’été, la production nationale. Auteurs, éditeurs, libraires, distributeurs et diffuseurs, plus que jamais, partagent le besoin de faire lire local. Relancer la lecture, partager les idées de nos essayistes, vivre les fictions de nos romanciers, dire ou chanter rimes, vers ou strophes des poètes de notre quotidien, voyager dans l’imaginaire de nos illustrateurs… il n’y a pas façon plus efficace d’appréhender la culture francophone d’Amérique que de la lire.
Plus que jamais, cet été, cet automne et pour longtemps je lis ce qui s’écrit chez nous, voilà une illustration parfaite d’une action nationale !
Richard Prieur
Directeur général de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL)