L’éducation supérieure dans l’ombre d’un drôle d’État

Si M.Rosaire Morin, l’ancien directeur de L’Action nationale, était encore parmi nous, il aurait sans doute commenté avec beaucoup d’à propos le bilan désastreux de la Caisse de dépôt et placement du Québec (la CDPQ) en 2008, particulièrement la douloureuse aventure du « papier commercial adossé à des actifs » (le PCAA) dans laquelle la CDPQ a « investi » 12.8 milliards $

Titre complet: L’UQAM, sauvée par une grève ? Ou l’éducation supérieure dans l’ombre d’un drôle d’État

Dans le courant du printemps, la crise financière qui avait secoué plusieurs universités québécoises et qui avait atteint son paroxysme dans les dérives immobilières de l’UQAM a connu un curieux dénouement. Après une grève des professeurs de l’institution de sept semaines en passe de mettre en péril la validation du semestre de dizaines de milliers d’étudiants une entente conclue in extremis entre le gouvernement québécois et le syndicat des professeurs (SPUQ) semble avoir sauvé l’institution du désastre ou de la stagnation programmée. Il y a sans doute beaucoup de choses à dire sur le fait que des professeurs d’université votent massivement une grève, en pleine crise économique, et se laissent embrigader par de petits soviets syndicaux pour décrocher des salaires majorés. Je réserverai mes commentaires sur cet aspect de la grève dans un autre texte, à une autre occasion. Tâchons d’y voir d’autres dimensions et d’en tirer les conséquences.

Dans un texte publié dans L’Action nationale en octobre 2008, j’ai tenté de mettre en lumière que l’État québécois s’est donné une politique universitaire qui n’en est pas une. En quelques mots, disons que cette politique lui donne le rôle de Grand Guichet Automatique général, qui finance l’enseignement supérieur sur la base d’une formule supposant une espèce de marché aux étudiants que se disputent les universités en multipliant les programmes, voire les campus hors de leur territoire d’attache. Cette formule, en apparence neutre, qui fait de l’État un répartiteur, un surveillant, un superintendant, engendre en fait des effets très contrastés, puisqu’elle reproduit les inégalités de moyens, d’attractivité et de statut entre les universités en place. Cette formule, que j’ai baptisée « Air Transat » en hommage à son créateur François Legault, et qui devait corriger les nombreux défauts de la formule précédente, dite « historique », entérine trois types d’asymétrie qui ne sont pas nécessairement à l’avantage général du Québec.

Le premier déséquilibre est linguistique ; la formule propulse les universités anglophones, favorisées par l’accès à un bassin d’étudiants énorme et la possession de moyens propres considérables, tant et si bien qu’après 40 ans de développement universitaire au Québec, les universités anglophones touchent encore aujourd’hui à peu près la même part du financement public qu’elles touchaient dans les années 1960, soit une proportion nettement supérieure au poids démographique réel de la communauté anglophone au Québec. Jusqu’à tout récemment, sur les quatre universités montréalaises, Concordia et McGill détenaient 57% des postes de professeurs sur l’île. Montréal n’est probablement jamais devenue dans son histoire une ville universitaire à prédominance francophone. La formule de financement a aussi un biais favorable aux universités régionales du réseau de l’Université du Québec, à l’exception de l’UQAM, maintenue dans un état de sous-financement chronique, alors qu’à Rimouski, Trois-Rivières, Hull, Chicoutimi et Rouyn-Noranda des enveloppes particulières amélioraient les coefficients, au nom du développement régional. Enfin, cette formule tient pour acquis que le monde universitaire québécois comporte deux types d’universités : les grandes, occupant un éventail étendu de disciplines, y compris la médecine et les professions lourdes (génie, agronomie, pharmacie, etc.) ; les plus petites, souvent dépourvues de ces derniers joyaux, confinées à certains secteurs « papivores ».

Une loi implicite semble régir le monde universitaire québécois : rien ne doit être fait pour changer l’équilibre entre les grandes universités, fondées toutes avant la Révolution tranquille, et les autres. Aussi l’État québécois n’a-t-il créé aucune grande université nouvelle francophone depuis Duplessis.

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Il faut bien se rendre compte que le fiasco immobilier de l’UQAM et celui dans lequel semble s’engager l’Université de Montréal ont été en partie encouragés par ce régime de concurrence interuniversitaire tous azimuts, combiné à un laisser-faire étatique dont ont joué des recteurs « visionnaires », persuadés de pouvoir renflouer leur université par des échafaudages immobiliers qui devaient se traduire par une augmentation de clientèles étudiantes subventionnées.

Mais est-ce ainsi qu’on développe l’enseignement supérieur dans une société qui se croit si instruite ? C’est du mauvais Adam Smith – la main invisible – financé à même les fonds publics. Et il a fallu une grève de professeurs pour qu’une ministre de l’État, Michelle Courchesne, s’aperçoive que quelque chose clochait dans le système universitaire québécois et que l’UQAM en était pénalisée. Dans des circonstances plus normales, plus civilisées, l’avenir de l’UQAM se serait joué à l’Assemblée nationale, en commission parlementaire, par une déclaration ministérielle, par une révision de la politique universitaire. Au moins, à défaut de l’adoption d’une vraie politique universitaire au Québec, la grève des professeurs de l’UQAM a forcé l’État à se commettre sur l’avenir, jusqu’alors incertain, de l’institution. L’octroi de 145 nouveaux postes réguliers de professeurs, en plus du plancher de 980 postes, et un rajustement salarial qui rapprochera le salaire professoral uquamien de la moyenne québécoise, donneront soudain des ailes à l’université montréalaise qui croyait les avoir perdues.

Il est quand même incroyable que notre classe dirigeante ait été si longtemps insensible au déficit de professeurs qui grevait l’UQAM. C’est dire les égards qu’on accorde à une institution d’État. Les conséquences plutôt fâcheuses, largement ignorées ou tues, de ce déficit de professeurs méritent d’être rappelées.

La première, c’est que ce déficit s’est accompagné à l’UQAM de la création d’une classe laborieuse de chargés de cours donnant une trop grande proportion des cours dispensés dans l’université. Pour beaucoup de ces enseignants, la charge de cours à répétition est devenue une carrière en cul-de-sac, mal payée, mal estimée, peu gratifiante. Une plus grande proportion de professeurs enseignants ne garantit certes pas toujours un meilleur enseignement ; il y a d’excellents chargés de cours et de mauvais professeurs. Dans certaines disciplines, une présence forte de chargés de cours près de la pratique professionnelle est un atout. Mais dans l’ensemble, le manque de professeurs enseignants qui ne succombent pas sous le poids des corrections et qui poursuivent des recherches actives se répercute sur la qualité des enseignements, au grand dam des étudiants. Autre conséquence, le peu de postes offerts à l’UQAM a limité les offres d’emploi dans les universités francophones du Québec. Le marché universitaire francophone étant déjà très petit, la stagnation de l’offre de postes a poussé vers l’exil de nombreux talents québécois ; d’autres docteurs se sont repliés sur Concordia, McGill ou Bishop pour y faire vibrer la langue de Yeats, Dickens et Richler. De plus, le monde universitaire se livre aujourd’hui à une course effrénée aux subventions, phénomène qu’on peut certes trouver regrettable, désolant et signe du naufrage de l’université, comme l’ont déploré Michel Freitag ou Jean Pichette. Cependant, en rationnant le nombre de postes de professeurs dans ses universités francophones, l’État québécois a réduit leur capacité de décrocher des subventions, pour une bonne part d’origine fédérale, auxquelles les chargés de cours ne sont généralement pas admissibles. Il ne faut pas donc s’étonner que les universités anglophones, en premier lieu McGill bien dotée en professeurs, aient remporté de beaux succès auprès des organismes subventionnaires de la recherche. Enfin, le rationnement des postes a ouvert la voie à l’intervention du gouvernement fédéral dans la recherche universitaire par son programme de chaires du Canada. À défaut d’obtenir des postes réguliers de professeurs, des départements à l’UQAM – et probablement ailleurs – se sont tournés vers ces chaires pour se développer, au risque de créer deux classes de professeurs et d’abandonner à un programme fédéral le financement et les orientations de la recherche de pointe.

Cependant, il s’en faut de beaucoup qu’une majoration du nombre de professeurs à l’UQAM de 14 % et de leurs salaires de 11 % suffise à régler le sous-financement de l’institution, comme à corriger les nombreux déséquilibres du monde universitaire québécois. Même avec 145 professeurs de plus à l’UQAM, il n’est pas acquis que cela établira une répartition linguistique plus juste du corps professoral à Montréal, puisque les trois autres universités montréalaises semblent avoir les moyens d’augmenter leurs propres effectifs professoraux. Même avec ces professeurs de plus, l’UQAM risque d’avoir encore un ratio étudiants/professeurs plus élevé qu’ailleurs, à moins d’une chute soudaine et durable de sa clientèle étudiante. On ne sait encore ce qu’il adviendra de l’îlot Voyageur, si le projet initial de pavillon universitaire et de résidence universitaire sera finalement construit, alors que l’université accuse toujours un déficit de locaux. Ses bibliothèques sont cruellement dégarnies, ses nombreux étudiants à temps partiel lui occasionnent des surcoûts administratifs, l’université attire encore trop peu d’étudiants de cycles supérieurs, faute notamment de programmes. La création récente d’un doctorat en chimie est une bonne nouvelle pour l’institution. Encore faut-il que des maîtres chimistes y accourent…

En réalité, le maintien du statu quo universitaire en dehors du règlement intervenu entre le SPUQ et le gouvernement québécois va continuer de défavoriser l’essor de l’université. Toutefois, au-delà du cas particulier de l’UQAM, il faudra bien qu’un jour ou l’autre notre État du Québec se dote d’une véritable politique des universités. Où les voit-il dans quinze, vingt ou vingt-cinq ans? Quelles stratégies entend-il adopter pour relever la scolarisation universitaire chez les francophones, qui traînent toujours de l’arrière par rapport à la moyenne canadienne, aux Anglo-Québécois et aux allophones ? Montréal, métropole aux cinq universités, n’a pas une population si instruite qu’on le dit si on la compare à d’autres grandes villes nord-américaines. Et par quels tours de magie croit-il faciliter l’intégration des immigrants, qui affluent si nombreux à Montréal, avec une université francophone et demie sur l’île ? Grâce à la nouvelle annexe sherbrookoise à Longueuil ? Et le Québec se privera-t-il longtemps d’avoir une véritable académie des sciences? C’est pourquoi une réflexion s’impose sur l’avenir de nos universités, en vue de les arrimer à un plan d’ensemble, à un dessein, dont l’impulsion ne peut venir de l’anarchie semi-organisée qu’est devenue aujourd’hui la concurrence à courte vue entre les fiefs universitaires du Québec. États généraux des universités, commission parlementaire, comité de travail ad hoc, il faut que cette réflexion se fasse sans tarder, quel qu’en soit le véhicule, sous les auspices de l’État lui-même, et non à l’instigation de tel ou tel recteur ou entrepreneur en pavillon universitaire. Ce sera aussi l’occasion de revoir la gouvernance des universités, sans la précipitation que la ministre Courchesne a mise dans cette affaire, sans sacrifier leur autonomie, qui doit certes se conjuguer avec plus de discipline et de responsabilité, à une conception strictement managériale de ces institutions de haut savoir.

Seulement convier nos dirigeants politiques à réfléchir sur le régime universitaire québécois, c’est les obliger à discuter de ce dont personne au Québec n’aime parler : le lieu de formation de nos élites. Une mauvaise conscience plébéienne condamne tout aveu explicite de ce que le Québec possède les siennes, au même titre que la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis ont les leurs, qui se reproduisent généralement dans les universités ou les grandes écoles. Or le lieu de formation de nos élites est divisé en hémisphères déconnectés, à l’image du Québec tout entier, et entretient même cette division, vérité déplaisante que dans les officines du complexe G à Québec ou dans les beaux salons de l’Assemblée nationale on n’aime pas contempler.

Tout compte fait, il n’y a aucune fatalité qui voue l’UQAM à demeurer une petite université, une PPP (une université populaire, publique et parlant français, disaient des étudiants pendant la grève) spécialisée en gestion, sciences sociales, arts et lettres. Il n’en tient qu’à l’État du Québec d’en faire une grande université, sans aucunement abaisser les autres.Le fait d’avoir plus de professeurs en sociologie, sexologie, littérature comparée et gestion de classe ne changera guère la donne.

Il faudra appuyer son secteur scientifique, encore embryonnaire, limité à la biologie, la chimie, les mathématiques, l’informatique et les sciences de l’environnement, peinant à attirer dans certains cas des étudiants, qui boudent hélas les sciences, encore très mal enseignées dans nos écoles.

L’UQAM étant sans faculté de génie, on pourrait envisager de multiplier les passerelles administratives avec l’École de technologie supérieure, en voie de créer sa propre cité universitaire, rue Notre-Dame, afin de créer des « synergies » utiles. Sur dix-sept facultés de médecine au Canada, trois seulement prodiguent une formation médicale exclusivement en français. Malgré les dernières hausses des admissions dans les facultés de médecine au Québec, il manquerait encore 2000 médecins, pour faire face aux besoins croissants et aux départs prochains à la retraite. Serait-il absurde et loufoque d’imaginer qu’un jour une quatrième faculté de médecine francophone se crée, à Montréal, et que s’y greffent des départements paramédicaux, comme les sciences infirmières ? Chose certaine, rien n’est plus aberrant que d’édifier à Montréal deux superhôpitaux universitaires qui instituent une symétrie fictive entre des mondes anglophone et francophone parallèles.

Et est-il encore nécessaire de rattacher l’UQAM au réseau de l’Université du Québec ? Cette appartenance, qui la ravale au statut de succursale régionale, s’est avérée une nuisance plutôt qu’un levier pour l’institution montréalaise.

Bref, une réflexion sur l’UQAM et les universités suppose qu’on revoie les a priori sur lesquels a reposé jusqu’ici le développement de l’enseignement supérieur au Québec. Et si le Québec ne la fait pas cette réflexion, les politiciens d’Ottawa et leurs experts en programmes et normes nationaux finiront bien par la mener, pour le beau Dominion postnational, inspirés par un gouvernement Obama interventionniste qui compte plus que jamais accorder au Congrès les moyens de relever le niveau de l’instruction, à tous les cycles d’études, sans égard pour ce qui reste du fédéralisme aux États-Unis.

Un théoricien du nationalisme, Ernest Gellner, a souligné le lien intime entre la naissance de la nation moderne et les efforts que l’État déploie pour assurer par lui-même la transmission d’un haut savoir. Il a appelé « État ombre » celui qui se dérobe à cette tâche et l’abandonne aux puissances de la société civile, comme l’Église. Cette grève un peu triste, rageuse et inquiète des professeurs de l’UQAM nous a révélé qu’il reste encore de l’ombre dans notre cher petit État du Québec.

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