Les situations de crise sont révélatrices des dysfonctionnements des systèmes et celle de la COVID-19 n’a pas fait exception. La gestion de la pandémie aura permis de dévoiler ces effets de paravent et de montrer comment le fédéralisme canadien brouille la perception des relations de cause à effet dans la gestion de la santé.
Que fait le fédéral en santé ?
Depuis l’adoption dans les années soixante de l’assurance-hospitalisation et plus tard de l’assurance-maladie, on a eu tendance, au Québec, à s’imaginer que la gestion de la santé relevait des compétences exclusives du gouvernement du Québec puisque la constitution canadienne réserve aux provinces les compétences sur les enjeux qui concernent la vie privée et les questions locales. On pensait aussi que le Québec était le maître d’œuvre en santé parce que cette apparence de compétence était renforcée par le fait que le gouvernement du Québec consacre environ la moitié de ses dépenses à ce poste budgétaire, soit 41 milliards de dollars en 2020 sur un budget total de 87 milliards. La santé représente aujourd’hui 47 % des dépenses totales du gouvernement du Québec et 10 % du PIB québécois. Et enfin, les citoyens ont pu être abusés puisque les débats les plus féroces entre les partis politiques au Québec, hormis ceux sur la question de l’indépendance, portent sur la gestion de la santé qui est au cœur de toutes les campagnes électorales depuis les années quatre-vingt.
Mais rien n’est simple au Canada et le citoyen bien informé sait aussi qu’il y a deux ministères de la santé : un à Québec et un à Ottawa. Toutefois, il n’est pas facile de savoir qui fait quoi. La confusion des esprits est la conséquence de la division des pouvoirs. La gestion de la santé est une compétence partagée depuis la Première Guerre mondiale et au vingtième siècle le gouvernement canadien est intervenu de plus en plus en ce domaine en imposant aux provinces les règles de gestion de la santé. Parce qu’il finance, le fédéral impose les conditions d’utilisation de ses subventions au nom de l’intérêt national. Cet intérêt est balisé par les principes énoncés dans la loi canadienne adoptée à l’unanimité en 1984 : le principe d’universalité, le principe d’intégralité, le principe d’accessibilité, le principe de transportabilité, le principe de gestion publique.
Cette division des pouvoirs a soulevé des débats acrimonieux sous le gouvernement de Jean Chrétien lorsque celui-ci a décidé en 1995 de réduire les paiements de transfert en santé aux provinces tout en les soumettant à des normes nationales. Ainsi, la loi canadienne pénalise les provinces qui pratiquent la surfacturation ou les frais modérateurs afin d’uniformiser à travers le Canada l’accès aux soins de santé. Comme le reconnaît son principal conseiller, Eddie Goldenberg, le but de Jean Chrétien était de montrer que le gouvernement fédéral exerçait un leadership national en santé1.
Cette ambition avait aussi l’avantage de permettre au gouvernement fédéral de réduire ses déficits et de transférer aux provinces le financement des coûts croissants de la santé. Comme dans un système de vases communicants, les coupures du gouvernement canadien ont entraîné une détérioration des services offerts aux citoyens, mais ce sont les provinces qui en ont porté l’odieux et les gouvernements provinciaux qui en subissent les conséquences électorales.
Les effets de cette politique de coupes furent structurants pour la gestion financière des provinces. Alors que le gouvernement fédéral finançait 50 % des coûts de la santé dans les années quatre-vingt, aujourd’hui cette subvention ne représente plus que 23 % ce qui a obligé le Québec à couvrir les déficits et à augmenter ses dépenses en santé avec le vieillissement de la population et l’augmentation des coûts des traitements (médecins, médicaments, équipements).
Les tentacules de l’État canadien en santé
L’État canadien a été absent de la gestion de la santé durant environ un demi-siècle. C’est à l’occasion d’une autre pandémie, celle de la grippe espagnole en 1918, que le fédéral a étendu son emprise sur ce domaine de compétence en se servant comme d’habitude des interprétations de la cour suprême qui a toujours tendance à avaliser les ambitions du gouvernement fédéral. Au vingtième siècle, la Cour suprême a légalisé l’élargissement des interventions du fédéral en santé en interprétant largement diverses dispositions de la constitution comme la compétence en matière de droit criminel, le pouvoir de dépenser et la clause de la paix de l’ordre et du bon gouvernement, ce qu’on appelle aussi les pouvoirs résiduels. Le fédéral a pu dès lors s’attribuer toutes les compétences qui régissent la santé en général, laissant aux provinces la gestion des soins de santé aux individus. S’occuper du général offre des perspectives d’action illimitées qui permettaient d’encadrer à volonté les politiques des provinces.
Par exemple, on peut invoquer les pouvoirs en matière criminelle pour intervenir dans les domaines suivants qui peuvent affecter la santé et la sécurité du public comme les substances réglementées ; les médicaments et les aliments ; les dispositifs médicaux ; les produits industriels et de consommation ; les cosmétiques ; le tabac ; les dispositifs qui émettent des radiations tels que les fours à micro-ondes, les appareils radiographiques, les lampes de bronzage, les appareils échographiques, les dispositifs laser et les téléviseurs ; les produits de lutte contre les organismes nuisibles.
Le gouvernement fédéral se prévaut aussi de l’astuce constitutionnelle du pouvoir de dépenser pour prendre des initiatives dans les domaines suivants : la recherche en santé ; la promotion de la santé ; l’information sur la santé ; la prévention et le contrôle des maladies ; les projets pilotes liés à des initiatives provinciales en matière de soins de santé.
Enfin, les pouvoirs résiduels sont une autre source d’intervention qui autorise le fédéral à intervenir en cas d’urgence nationale. À tous ces leviers s’ajoutent d’autres interventions en matière de santé qui relèvent des attributions de différents ministères comme les Premières Nations et les Inuits ; les militaires et les anciens combattants ; les détenus des pénitenciers fédéraux ; les exigences d’ordre médical applicables aux personnes qui font une demande d’immigration au Canada ; les normes en matière de santé et de sécurité au travail dans les industries assujetties à la réglementation fédérale ; les brevets de produits pharmaceutiques ; la recherche et la surveillance environnementales ; la condition physique et le sport amateur ; l’aptitude au travail des contrôleurs aériens et des pilotes2.
On pourrait enfin ajouter les pouvoirs en matière de commerce et de relations internationales comme l’application des quarantaines, la fermeture des frontières, la gestion des aéroports qui peuvent avoir des incidences dans la gestion d’une pandémie.
La gestion de la crise de la COVID-19
La crise de la COVID-19 a de nouveau montré que le gouvernement du Québec n’est pas maître de la gestion du système de santé et que le fédéral a son mot à dire. Si pendant les premières semaines de la crise, le gouvernement fédéral s’est contenté de jouer au père Noël et d’arroser tous les secteurs de la société de chèques d’urgence, il s’est progressivement ingéré dans la gestion sanitaire proprement dite. Comme cela se produit à chaque crise, le gouvernement canadien tente à chaque fois d’accroître ses pouvoirs.
Le premier ministre Trudeau s’est d’abord présenté comme le commandant en chef de l’approvisionnement en matériel sanitaire, puis il a évoqué l’idée de canadianiser la gestion des CHSLD, toujours dans le noble but d’aider les citoyens. Il a aussi fait pleuvoir les milliards de subventions pour la recherche sur les médicaments et les vaccins qui pourraient combattre la pandémie.
Cette crise nous a révélé que le gouvernement fédéral est dépositaire des pouvoirs d’urgence et qu’il doit assurer la sécurité des Canadiens et des Canadiennes en constituant des réserves stratégiques de matériel sanitaire. Or, il a manqué à ses responsabilités et a même été imprévoyant, n’ayant pas maintenu un niveau suffisant des approvisionnements en masques et en matériel sanitaire pour fournir les provinces. On a même appris qu’il avait préféré la solidarité internationale à la solidarité nationale en vendant ses réserves de masques à la Chine au début de la pandémie supposant sans doute que le Canada serait à l’abri du virus. Devant l’inéluctable, Trudeau s’est alors investi de la mission de commandant en chef de la gestion des masques. Il a endossé l’habit de l’ange gardien qui veille sur la sécurité sanitaire du public en se proclamant gérant du carnet de commandes et en contrôlant les bons de livraison ce qui lui permit de redorer son blason de chevalier protecteur du Canada.
Alors que la crise connaissait un pic de mortalité en raison de la gestion erratique des CHSLD partout au Canada et dans le monde et que l’opinion publique à juste titre s’indignait du traitement réservé aux personnes âgées, le commandant en chef a annoncé qu’il envisageait d’inclure dans la loi canadienne de la santé les maisons de retraite comme si le gouvernement canadien était mieux placé que ceux des provinces pour gérer ces institutions. À juste titre, le premier ministre Legault lui a rappelé l’historique du financement de la santé au Canada qui explique en grande partie les difficultés de gestion des CHSLD. Rien de bien nouveau sous le soleil canadien. Trudeau appliquait une technique bien connue au Canada où le gouvernement fédéral réduit les subventions aux provinces pour les soumettre à sa volonté. Devant les conséquences concrètes de ses décisions, le gouvernement fédéral se présente ensuite comme le sauveur des personnes âgées et peut justifier une intrusion accrue dans le domaine de la santé. Mais cette fois-ci le poisson était trop gros à avaler et sa prise de position se retourna contre lui, l’obligeant à faire marche arrière. Il tenta de camoufler son indécence en proposant d’ouvrir une « conversation » sur cette question après la crise.
On sait qu’en temps de pandémie les experts en santé deviennent des prophètes et que leurs avis tiennent lieu de vérité d’Évangile. Les avis de la santé publique servent de bible aux décideurs politiques du moins au Québec où le premier ministre Legault a toujours été accompagné par le docteur Arruda, le chef de la santé publique du Québec. Or, au Canada, il y a un chef de la santé publique au fédéral et un autre au Québec. Ce dédoublement produit des situations absurdes puisque durant la crise Québec et Ottawa ont financé avec des fonds publics la diffusion à la télévision de messages publicitaires qui contenaient les mêmes conseils pour se protéger de la COVID-19. Tout ce qui changeait c’étaient les têtes qui disaient de rester enfermés et les drapeaux qui identifiaient l’origine du message.
Lorsqu’il s’est agi de préparer le déconfinement, il y a aussi eu la querelle des experts. L’agence de la santé publique Canada a contesté les analyses de la santé publique du Québec sur la question de l’immunisation communautaire sans doute pour freiner les ardeurs du Québec à remettre l’économie en marche en semant encore plus de confusion dans l’opinion publique. Il va se soi qu’un retour progressif à la « vie normale » rendrait inutiles les interventions du gouvernement fédéral en mesure de soutien d’urgence et réduirait la note que les contribuables auront à payer après la crise pour couvrir le déficit abyssal du gouvernement fédéral, évalué à plus de 250 milliards de dollars. Plus rapidement les citoyens reprendront leurs activités et toucheront des revenus, moins le soutien du gouvernement fédéral sera pertinent et moins celui-ci pourra faire valoir son autorité.
Le déconfinement annoncé par le gouvernement Legault devait commencer le 4 mai et avait comme condition de mise en œuvre une augmentation des tests de dépistage que le gouvernement québécois avait commandés à cette fin à une entreprise ontarienne, tests qui avaient été homologués le 13 avril par Santé Canada. Or, par un curieux effet du hasard, la veille du déconfinement, le 3 mai, Santé Canada annonçait qu’elle revenait sur sa décision et annulait l’homologation du test en question parce que, selon ses analyses, le test qui était fiable et autorisé le 13 avril ne l’était plus. Ce changement inopiné montre à tout le moins que le fédéral a les pouvoirs l’entraver l’action du Québec. Il serait sans doute exagéré de prétendre qu’il y a une relation de cause à effet entre les réticences du gouvernement Trudeau à déconfiner et les résultats des analyses de Santé Canada, mais n’y a-t-il pas là une curieuse coïncidence ?
Cette saga de l’homologation des tests montre que le fédéral n’a pas abandonné sa prétention à dicter les règles générales qui devraient être suivies par les provinces pour procéder au déconfinement. Ottawa se présente comme le chef d’orchestre qui doit diriger le processus en préparant des « guidelines ». Au nom de la prudence sanitaire, Trudeau espère soumettre les provinces à ses principes généraux. Il avance à pas feutré sur cette question, car il n’appartient pas au gouvernement fédéral de prendre les décisions en ce domaine, mais il n’abandonne pas pour autant son droit de regard et cherche à miner la crédibilité des provinces en alimentant les craintes de la population et en mettant en œuvre ses leviers de contrôle comme Santé Canada.
Le gouvernement fédéral a aussi la main haute sur le financement de la recherche médicale et sur la gestion des brevets et des médicaments. C’est lui qui homologue les médicaments et permet leur utilisation par le public. Le Québec aurait été incapable d’utiliser des médicaments pour lutter contre le virus et diminuer la surcharge sur le système hospitalier en réduisant le temps de guérison des personnes atteintes. Même s’il finance l’assurance-médicaments, il dépend des décisions d’Ottawa en la matière. Encore là, ce sont les normes canadiennes qui s’imposent et qui pèsent sur la gestion des ressources investies en soins de santé. Le gouvernement canadien n’a pas semblé souhaiter guérir la population en autorisant l’usage de médicaments peu coûteux et sous strict contrôle médical. Son inaction était peut-être inspirée par les voix des lobbies pharmaceutiques qui n’ont pas intérêt à favoriser l’usage de médicaments bon marché qui n’impliquent pas le développement de nouvelles molécules dont la mise en marché entraîne des effets inflationnistes sur les coûts de la santé et bonifie d’autant les marges de profit.
La question des frontières fut aussi révélatrice des contradictions du régime fédéral. Contrôler une épidémie suppose qu’un gouvernement maîtrise la circulation des personnes sur le territoire surtout lorsqu’on impose un confinement à toute la population. Le gouvernement du Québec en toute rigueur et conformément aux directives de la santé publique imposa à tous les citoyens un confinement à partir du 12 mars. Or, encore une fois, la politique fédérale n’était pas au rendez-vous et le gouvernement canadien ne jugea pas opportun pour des raisons purement idéologiques de fermer les frontières. Rappelons-nous qu’Ottawa a laissé les avions provenant de Chine atterrir alors que l’épidémie y faisait rage ce qui était de la plus haute irresponsabilité. Ce faisant, la politique d’Ottawa contredisait celle du Québec qui demandait la fermeture des frontières. L’obstination d’Ottawa favorisa la propagation du virus puisque les touristes arrivant de l’étranger et potentiellement contaminés ne subissaient aucune restriction et pouvaient se déplacer à leur guise sans aucun contrôle sanitaire. On pénalisait les citoyens du Québec pour avantager ceux qui venaient d’ailleurs ce qui allait directement à l’encontre des efforts du gouvernement du Québec.
Et pendant cette crise, ceux qui prétendent défendre les intérêts du Québec à Ottawa ont contribué à cette entreprise de mystification soutenant la stratégie du gouvernement fédéral au nom du respect de la solidarité canadienne. Ils ont refusé de dénoncer les interventions du fédéral en matière de santé. Ils ont renforcé l’effet de paravent en laissant les Québécois et les Québécoises penser que le Canada servait leurs intérêts.