Le mal, c’est toujours la destruction de choses sensibles où il y a présence réelle du bien. Le mal est accompli par ceux qui n’ont pas connaissance de cette présence réelle. En ce sens il est vrai que nul n’est méchant volontairement. Les rapports de force donnent à l’absence le pouvoir de détruire la présence.
– Simone Weil, La pesanteur et la grâce
Préambule
La première chose que j’ai à dire à propos de la COVID19 et de ses conséquences sur l’enseignement de la philosophie collégiale, c’est que je n’ai rien à en dire. Ce qui se passe me dépasse, et me dépassent aussi les conséquences possibles des événements. Il me semble qu’il n’y a que peu de choses à faire dans les circonstances que nous vivons : agir, pour celles et ceux qui doivent le faire, et pleurer, pleurer sur les morts, sur le délaissement, pleurer sur l’accumulation exponentielle des tragédies, individuelles, sur notre tragédie collective qui montre, avec une violence indicible, ce qu’il en est des plus fragiles de notre société.
Nous sommes face à une mécanique tragique qui est devenue tout à coup manifeste, mécanique qui nous place face à de ce que nous sommes réellement, c’est-à-dire humainement, une fois le verni idéologique et protecteur décapé, une fois qu’il n’est plus possible, à l’instar de Jocaste et d’Œdipe, de faire semblant. De faire semblant que nous traitons nos vieux comme des êtres humains, que nos « anges protecteurs » sont autre chose que du cheap labor dont on ne reconnait l’héroïsme que lorsqu’on ne peut plus faire autrement (Napoléon ne disait-il pas qu’il gagnait des guerres avec quelques médailles ?), que nos écoles et la manière dont elles sont pensées et structurées sont autre chose que des garderies rendues nécessaires par l’exigence du rendement, que la violence faite aux femmes, aux enfants est chose du passé, que les mesures d’austérité des gouvernements du passé, toutes tendances confondues, ont été homicides.
Je pleure. Je pleure, en pensant à mon père, mort récemment d’un cancer excessivement douloureux, métastases prises directement sur la colonne vertébrale, dans mes bras et en présence de son petit-fils, après des mois de courage. Je pleure en pensant qu’il aurait pu, lui aussi, être ainsi délaissé, sans antidouleur, sans nourriture, sans contact humain pour l’accompagner à la mort, sans même la possibilité d’un peu, encore, de tendresse, de chaleur humaine, une main pour tenir sa main, des lèvres sur son front. Alors. Je suis dépassé et je n’ai aucune idée du sens qu’il faut assigner à cette crise qui, de sanitaire, est déjà économique, est déjà sociale et, possiblement, politique.
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Je reste estomaqué par la vitesse à laquelle on s’est emparé de cette crise pour lui faire dire quelque chose, n’importe quoi, pour l’interpréter. C’est sans doute compréhensible, devant ce qui nous dépasse, nous tentons de saisir, nous essayons de conférer à l’inadmissible un sens, sans nous rendre compte parfois que c’est peut-être encore plus enfermant que le confinement. Rien de tout ceci n’est anormal, mais est à considérer pour une part comme l’expression d’un opportunisme politique sans vergogne (business as usual), mais surtout comme la manifestation inavouée, peut-être inavouable, du désarroi, un refus de l’absurde, du tragique irrémédiable. Les textes finalement les plus pertinents sont encore ceux qui témoignent, sans vouloir y trouver l’excuse d’un sens, de la douleur, du découragement, de l’impuissance (par exemple, d’une infirmière enseignant aux futurs préposés aux bénéficiaires, et volontaire dans un CHSLD1).
L’opportunité
Ainsi, un texte publié dans Le Devoir, à peine 48 heures après l’annonce de la suspension des cours au cégep (et anticipant remarquablement sur la manière de leur reprise), « Repenser l’éducation publique à l’heure du confinement2 ».
Considérant tout ce temps que nous avons présentement pour réfléchir à nos façons de faire, j’invite mes collègues du réseau à se demander comment les Québécois pourraient s’offrir entre eux des services éducatifs plus souples, réactifs et capables de s’adapter promptement aux circonstances imprévisibles de notre siècle.
Au lendemain de Katrina, l’ouragan qui détruisit La Nouvelle-Orléans en 2005, Milton Friedman affirmait, avec un sens de la compassion qui n’est pas sans écho aujourd’hui, la chose suivante :
Most New Orleans schools are in ruins, as are the home of the children who have attended them. The children are now scattered all over the country. This is a tragedy. It is also an opportunity to radically reform the educational system3.
Friedman voit dans la tragédie principalement une opportunité, ici de faire avancer un programme économico-politique, celui de tout remettre dans les mains de l’entreprise privée, mieux à même de savoir ce qu’il faut faire en général et quoi enseigner en particulier, ce qui en l’occurrence permettait aussi d’introduire la concurrence entre les écoles, ce qu’il considère comme le summum du bien pour les consommateurs, « i.e, the students ».
Il y a quelque chose de bouleversant d’en venir à considérer une tragédie comme une opportunité. Il me semble impossible, ici comme pour Katrina, de faire comme si on pouvait séparer l’une de l’autre – c’est parce qu’’il y a tragédie qu’il y a opportunité ; l’opportunité se nourrit de la tragédie, elle n’aurait pas existé sans elle. On connaît l’hypothèse de Naomi Klein : les chantres du capitalisme fondamentaliste attendent des crises majeures pour encourager la mise à sac des systèmes publics au profit de l’entreprise privée.
For more than three decades, Friedman and his powerful followers had been perfecting this very strategy: waiting for a major crisis, then selling off pieces of the state to private players while citizens were still reeling from the shock, then quickly making the ‘reforms’ permanent4.
Autrement dit, il s’agit de profiter de l’effet tétanisant de la tragédie sur les gens. Selon Friedman, continue Naomi Klein, seul un état de crise permet d’introduire des changements véritables dans la société. Et quand survient une telle crise, les décideurs vont se baser sur les idées déjà présentes dans la « noosphère » sociale – d’où l’importance des « think tanks » : « Friedman stockpiles free-market ideas5 ». Friedman estime qu’une administration a six à neuf mois pour effectuer des réformes sociales majeures, il s’agit donc de profiter de l’opportunité lorsqu’elle est là6.
Mon objectif ici n’est pas de discuter de l’hypothèse de Naomi Klein. Trois choses sont cependant claires : les crises existent ; certains les conçoivent comme des opportunités ; nous vivons actuellement une telle crise. Dès lors, que cette crise se résorbe ou qu’elle perdure, quelles seront nos solutions ? De quelles idées s’inspireront-elles ? Au profit de qui ? En l’occurrence, je ne cherche pas à saisir un sens à cette crise ni à crier au loup. Par contre, j’enseigne la philosophie dans un cégep, et des décisions à propos de l’enseignement collégial se sont prises pour la session d’hiver et se prennent en ce moment même en ce qui concerne la session d’automne : nous enseignons « à distance », c’est-à-dire, en fait, en ligne, et il est presque certain que nous le ferons encore lors de la prochaine session.
Je me propose ici deux choses : premièrement, montrer que l’idée de l’enseignement en ligne est une idée déjà très solidement implantée dans la noosphère du système collégial, que c’est un projet conscient et volontaire et présenté comme une solution au manque de rentabilité des institutions collégiales. On peut penser que cette crise amplifie alors le désir de faire de cet enseignement en ligne l’équivalent de l’enseignement en chair et en os7 et qu’il devienne routinier. Deuxièmement, j’aimerais réfléchir à ce que l’on peut constater des différences entre l’enseignement à distance et l’enseignement en chair et en os.
Le projet « enseignement en ligne » dans la noosphère collégiale
Le 8 mai 2020, un article de L’Agence science-presse soulevait la possibilité que l’enseignement à distance s’installe durablement après la crise8. L’article souligne que l’éducation en ligne « ne partait pas de nulle part » : 18,66 milliards $ US d’investissement en 2019 aux États unis, « avec une prévision de 350 milliards $ US pour 2025 ».
L’enseignement à distance (ce qui n’est pas tout à fait l’équivalent de l’éducation en ligne) existe depuis longtemps (Cégep à distance existe depuis 1991 et est conçu d’abord comme complément) et depuis longtemps aussi nous intégrons des technologies de l’information dans nos pratiques. Laissons cependant de côté le fait qu’un livre est en soi un support d’apprentissage indépendant de la parole d’un maître (encore faut-il avoir appris à lire, bien entendu) ou que nous utilisons en effet divers moyens pour projeter films et images, pour tenir à jour les résultats de nos étudiants, pour communiquer avec eux9. Ce qui se passe actuellement est différent, puisque d’une part on vise à remplacer (et c’est bien ce qui risque de se faire cet automne) l’enseignement en chair et en os par de l’enseignement en ligne, et d’autre part puisque, dans une perspective plus large, on propose un peu partout de transformer les institutions pour les adapter à cette « nouvelle réalité », réalité qui semble surtout consister en un principe de rendement appliqué à l’école.
Ainsi, Anthony William (Tony) Bates, dans ce qui est considéré comme la bible de l’enseignement numérique au Canada, L’enseignement à l’ère du numérique10, explique, sur quelque cinq cents pages, comment passer de l’enseignement dit « traditionnel » (et tous ses défauts et limitations) à l’enseignement numérique (et toutes ses qualités et ses ouvertures). Il s’agit pour lui d’une fatalité heureuse puisqu’elle permettrait un accès plus large à l’enseignement supérieur11, la diminution des coûts et l’augmentation des revenus12, elle amènerait même un « glissement du pouvoir du personnel formation vers les étudiantes et étudiants13 », comme si là était l’enjeu et non dans le pouvoir grandissant des entreprises n’ayant rien à voir avec l’éducation… sinon la recherche du profit qu’elles peuvent en tirer14. On voit bien du reste où se situe la diminution des coûts : « … l’Institut Virginia Tech a créé un programme qui est basé sur l’apprentissage assisté par ordinateur tous les jours, 24 heures sur 24 et soutenu par un personnel de formation et des assistantes et assistants à l’enseignement15. »
Le livre de Bates a servi de référence à un avis relativement récent du Conseil supérieur de l’éducation (CSE), Les collèges après 50 ans : regard historique et perspectives16. On y propose la réorganisation des études, soulignant au passage la rigidité supposée du cadre réglementaire des études collégiales17. Dans cet avis, la valeur des cours en chair et en os est frontalement questionnée, non pas dans sa forme actuelle, mais en tant qu’elle est basée sur la mise en présence d’êtres humains en un même lieu et au même moment. On notera en passant que le même avis ne remet pas en question, dans sa critique de la salle de classe (non plus que Bates du reste), le nombre d’étudiants par classe ou encore l’état de certains locaux :
Par exemple, quel est le niveau d’intérêt des étudiantes et des étudiants pour un cours en présentiel ? Quelle valeur accordent-ils [sic] à la relation pédagogique en contexte de cours en classe ? Quelle importance la socialisation permise par les cours revêt-elle ? Les formations en ligne permettent-elles de créer des relations significatives entre les étudiants [sic] ? La socialisation des jeunes aujourd’hui est-elle plus difficile ou simplement différente ? Des questions se posent également sur le rôle à jouer par les collèges et leurs responsabilités quant à la socialisation des jeunes. Les collèges considèrent-ils qu’ils ont un rôle à jouer en lien avec la socialisation ? Veulent-ils valoriser les contacts humains ? Souhaitent-ils plutôt que la socialisation soit majoritairement virtuelle ? Qu’en est-il de la qualité de l’expérience éducative de l’étudiante ou de l’étudiant dans un mode de formation à distance18 ?
Il semble que la session en cours et la prévision d’une session d’automne à distance offrent une réponse – cinglante – à ce genre de propos : l’apprentissage à distance ne fait en effet pas l’affaire des étudiants, au point que cela incite, avec des facteurs financiers, 30 % d’entre eux « à envisager de ne pas s’inscrire dans un établissement postsecondaire au trimestre d’automne19. » On notera aussi les glissements : on passe de la mise en doute de la socialisation virtuelle à sa possibilité, voire à son équivalence avec la socialisation réelle, on joue d’une identité entre le « présentiel » et le virtuel comme s’il ne s’agissait que de deux modalités indifférentes de la présence, on passe d’une inquiétude quant à la valeur des cours en chair et en os à celle de « l’expérience éducative » (vocable directement dérivé du concept marketing de « l’expérience client » dont on frémit de le retrouver dans des documents concernant l’éducation). On notera surtout que si on s’inquiète de ce que pourraient penser les étudiants de tout cela, que si on demande aux « collèges » (c’est-à-dire ici les directions et les conseils d’administration) comment ils voient l’orientation de l’institution, il n’est pas dit un seul mot des professeurs, qui pourtant passent tout de même bien, encore, un peu de temps avec ces jeunes dont il est question. Dans ce même texte, la confusion entre « information » et « savoir » est à son comble, et le fantasme de l’étudiant-né-avec-la-technolgie est devenu un dogme qui sert de base à l’ensemble de l’argumentaire ; il n’est par ailleurs jamais soutenu par quelque donnée un peu fiable que ce soit. Finalement, on relèvera l’absence d’autres préoccupations qu’économiques dans cet avis, qui pourtant ne vient pas de la Fédération des chambres de commerce du Québec, mais bien du Conseil supérieur de l’éducation. Comme le relevait Gilles Gagné à propos du rapport Demers, c’est un document de DG, fait par des DG, pour des DG20.
La question de l’enseignement en ligne est aussi l’objet de l’attention du Rapport final du chantier sur l’offre de formation collégiale21. Ce rapport, qui préconise une fluidification mur à mur du réseau collégial sous prétexte d’une adaptation aux « nouvelles réalités », c’est-à-dire aux besoins exclusifs de l’économie, fait de l’enseignement en ligne une recommandation centrale, la recommandation 7 du rapport d’étape (janvier 2014), reprise dans le rapport final. Il s’agit « d’adopter une stratégie ministérielle de déploiement de la formation à distance dans l’ensemble du réseau collégial touchant la formation initiale et la formation continue et d’attribuer les ressources nécessaires à sa mise en œuvre22 », le tout afin de répondre « à des besoins du marché du travail23 ». On y voit aussi la solution pour sauver les collèges de région dont les fréquentations sont alors déjà en chute libre. « Une priorité pourrait être accordée aux collèges des régions plus particulièrement touchées par la baisse de l’effectif étudiant24… ». On propose encore « de mettre en place un consortium consacré à l’élaboration et au déploiement de la formation collégiale à distance, auquel les collèges et le Cégep à distance pourront adhérer25. »
Le Manifeste sur l’éducation au Québec est un document issu du Forum des idées pour le Québec du Parti libéral du Québec qui s’est tenu du 25 au 27 septembre 2015 sur le thème « Un système d’éducation pour le XXIe siècle26 ». Ce texte fait de « l’intégration du numérique à l’éducation27 » une priorité et soutient que « le plus grand défi du numérique ne consiste pas à utiliser une tablette au lieu d’un livre, mais de mettre au point de nouvelles pratiques pédagogiques et d’apprentissage grâce au numérique28 ». Il soutient encore que « l’école se doit de construire un nouveau rapport au savoir puisque les élèves peuvent avoir accès à des informations les plus variées sur la toile29. » Tout ceci est repris au point 8 de la partie 3 du Manifeste qui commence en affirmant que « l’école à l’ère du numérique peut être une opportunité exceptionnelle de faire progresser l’apprentissage de l’élève et sa réussite scolaire » et que pour cela, « il faut accroître le nombre d’enseignants qui y adhèrent et aussi favoriser le développement et la diffusion de pratiques pédagogiques qui intègrent les ressources numériques30. » On y affirme encore la nécessité de « délocaliser la formation » dans la perspective de répondre à des « besoins de formations de main d’œuvre31 », et si la formation en ligne n’est pas ici explicitement évoquée, on peut tout de même supposer le rôle qu’elle pourrait y jouer32.
La formation à distance (c’est le terme qui y est utilisé) n’échappe évidemment pas à l’attention des instances gouvernementales : ainsi, dans le Rapport final. Révision du modèle d’allocation des ressources à l’enseignement collégial public, on vise à développer ce volet.
Le nouveau Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur cherche à mettre en place des conditions gagnantes pour en accélérer et en harmoniser le développement. Plus précisément, une sous-section du Plan vise à “favoriser le déploiement de l’offre de formation à distance en fonction des besoins des différents ordres d’enseignement”, notamment par le développement de cours en ligne ouverts massivement et la création d’un campus numérique national pour l’enseignement supérieur. Le Plan devrait permettre d’accroître à la fois la visibilité et la lisibilité de l’offre tant auprès de la population québécoise qu’à l’étranger33.
Relevant que le « réinvestissement consenti en 2018-2019 a répondu à différentes attentes et la Stratégie nationale sur la main-d’œuvre (SNMDO) a hissé la formation continue dans l’ordre des priorités du réseau », le rapport relève que les « possibilités offertes par la formation à distance ne sont pas encore pleinement exploitées, une problématique sur laquelle se penche le Plan d’action numérique du Ministère34. » Dans le même rapport, on souligne que l’internationalisation des cégeps constitue « le plus fort potentiel de développement des cégeps35 » et que la formation à distance doit y jouer un rôle important. Il relève encore que la « formation à distance aura le même effet [que des programmes conjoints ou des stages en milieu de travail], c’est-à-dire briser le lien entre effectif et espaces. En revanche, elle crée des opportunités pour l’ensemble des cégeps en abolissant les barrières relatives aux distances36. » Il serait ici injuste d’affirmer que l’enseignement en ligne constitue un élément majeur de cette révision, mais l’idée est tout de même bien présente, et présente comme solution aux problèmes de rentabilité, soit comme élément central, soit comme moyen complémentaire.
Tout ceci se transpose évidemment au niveau local : plusieurs cégeps37 accordent de plus en plus de place à l’enseignement en ligne dans leurs nouveaux plans stratégiques. C’est le cas à Maisonneuve, qui avait entamé l’élaboration d’un tel projet dès avant la crise de la COVID19, alors que d’autres collèges ont voulu aller jusqu’à la transformation radicale de l’institution en ce sens38. D’autres encore, comme Gérald-Godin, financent (par des dégrèvements notamment) les activités des professeurs impliqués dans la création de matériel en ligne. On sait que le collège de Rosemont est, depuis 1991 et la création de Cégep à distance, un pionnier en la matière et offre déjà plusieurs programmes de ce type, y compris préuniversitaires.
L’OCDE a très tôt déterminé les lignes d’évolution de cette « école du XXIe siècle » telle qu’elle doit s’arrimer ou se mailler au marché. « La mondialisation – économique, politique et culturelle – rend obsolète l’institution implantée localement et ancrée dans une culture déterminée que l’on appelle “l’école” et, en même temps qu’elle, “l’enseignant” », trouve-t-on dans un document de 199839. Dès 1989, la Table ronde des industriels européens (ERT), un lobby qui regroupe une cinquantaine des gens d’affaires les plus puissants d’Europe, affirmait que « l’éducation et la formation sont considérées comme des enjeux vitaux », alors qu’en 1991, la Commission européenne déclarait que « les structures d’éducation devraient être conçues en fonction des besoins des clients [c’est-à-dire les entreprises]. Une concurrence s’instaurera entre les prestataires d’apprentissage à distance, ce qui peut déboucher sur une amélioration de la qualité des produits40. »
Soulignons enfin pour finir la présence massive de groupes de recherche et d’organismes divers, publics ou non, dont le mandat touche de plus ou moins près cette intégration du numérique dans l’enseignement, y compris l’enseignement à distance. Le Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO), un organisme de recherche et d’innovation dont le but est de soutenir l’adoption de la culture du numérique et qui est mandaté par le gouvernement du Québec afin « d’agir comme accélérateur de la culture numérique » et ce y compris dans les institutions d’enseignement [site cefrio.qc.ca], conjointement avec l’École en réseau (EER), initiative pour mettre les écoles en réseau. L’ECOBES de Jonquière (Centre d’études des COnditions de vie et des BESoins de la population – un centre collégial de transfert de technologie dans le domaine des pratiques sociales). Le VISAJ, chaire de recherche interdisciplinaire, intersectorielle et interordre reliée au Cégep de Jonquière et à l’UQAC. Le CRIEVAT (Centre de Recherche et d’Intervention sur l’Éducation et la Vie Au Travail) de la faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, qui regroupe une cinquantaine de chercheurs, dont les travaux « contribuent au renouvellement des modèles théoriques et ont un impact direct sur la résolution des problèmes individuels et collectifs complexes, découlant des transformations des mondes de l’éducation et du travail. » (site crievat.fse.ulaval.ca) Le CIRDEP de l’UQAM (Centre Interdisciplinaire de Recherche et de Développement sur l’Éducation Permanente). ADAPTECH, réseau de recherche situé au collège Dawson et qui s’intéresse à « l’utilisation et l’accessibilité des technologies de l’information et de la communication en éducation postsecondaire », aux « facilitateurs [et aux] barrières à la réussite scolaire » et aux « technologies gratuites ou peu coûteuses qui sont utiles pour les étudiants en situation de handicap ». Le CIRST (Centre Interuniversitaire de Recherche sur la Science et la Technologie) qui s’intéresse aux impacts des technologies sur la société. Le CERESCO, un centre d’expertise et d’accompagnement en innovation sociale, rattaché au Cégep de Lanaudière, qui est « un acteur incontournable dans l’écosystème de l’entrepreneuriat collectif du Québec ». L’OCE de l’UQAM (Observatoire Compétences-Emplois), relié à la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT), qui est un « service de veille internationale et un lieu d’échange sur la formation continue, le développement et la reconnaissance des compétences de main-d’œuvre active » et dont la mission est « d’alimenter, à partir de l’expérience des autres pays et du Canada, la réflexion, la prise de décision et l’action des partenaires du marché de l’emploi » (site oce.uqam.ca). Et bien entendu, il convient de mentionner le Plan stratégique du MEES en la matière, « au cœur du plan économique », comme nous l’apprend la couverture du document, et qui vise à faire du Québec « un leader mondial du numérique41 ». Tout ceci de manière tout à fait non exhaustive.
Je ne cherchais qu’à montrer à quel point l’idée de l’enseignement en ligne comme solution à une variété de problèmes perçus, essentiellement du reste liés à des questions de rendement et non à des questions proprement pédagogiques, était déjà présente dans la noosphère du système des cégeps avant la crise de la COVID19. Il n’est dès lors pas étonnant que ce soit cette solution qui ait été adoptée automatiquement pour parvenir à diplômer nos étudiants pour la session d’hiver 2020 et que ce soit aussi celle qui soit actuellement favorisée dans la perspective de la session d’automne 2020, dont les cours pourraient bien se faire entièrement en ligne42. La crise sera-t-elle, après l’automne 2020, l’opportunité de faire avancer la patente ?
Enseigner en ligne : remarques et réflexions autour de l’improvisation et de la présence
Malgré les précautions oratoires des responsables des institutions collégiales et des instances gouvernementales, il me semble un peu naïf de croire que l’expérimentation actuelle (et celle de l’automne prochain) en termes d’enseignement en ligne ne servira pas de cadre, ou, à tout le moins, d’état de fait avéré, pour implanter cette pratique comme normale et routinière, comme équivalente, moyennant l’adaptation des profs, à l’enseignement en chair et en os. On pourra dire aux professeurs qui voudraient émettre des objections à ce propos que « ça marche, vous voyez bien », sans nécessairement prendre le temps de recueillir, d’analyser et d’interpréter les données que l’on pourrait en effet recueillir de ce qui se fait en ce moment, sans parler bien entendu des investissements qui sont actuellement consentis.
J’aimerais ici, à partir de ma propre pratique et des discussions informelles que j’ai pu avoir avec mes collègues, d’une part réfléchir à cette pratique et, d’autre part, en souligner quelques éléments qui me semblent excessivement problématiques. Soyons à la fois clairs et honnêtes : je ne décrie pas tout enseignement à distance, qui a évidemment sa place dans la sphère de l’enseignement collégial (encore une fois, qu’est-ce qu’un livre, sinon la possibilité offerte d’apprendre en l’absence d’un maître ?), mais je reste très sceptique quant aux possibilités qu’il remplace adéquatement et durablement l’enseignement en chair et en os (nonobstant les reproches, fondés, que l’on peut faire à sa forme actuelle). Or, ce dont il est ici question, c’est bien que l’enseignement à distance en ligne soit l’équivalant de l’enseignement en chair et en os, que les nuances ne sont que techniques, que le « présentiel » n’offre somme toute pas d’avantages qui ne sauraient être compensés par ceux de la soi-disant liberté qu’offre le virtuel. Rien n’empêcherait donc en principe que le second finisse par remplacer véritablement le premier, les gains en termes de rendement venant de toute manière gommer les autres inconvénients.
On retrouve du reste ce genre d’argument dans le texte de M. Bérubé, cité en début d’article. Pour soutenir une adaptation qu’il affirme nécessaire, il relève qu’« à Athènes pendant l’antiquité, la philosophie, qu’on enseigne encore aujourd’hui, se pratiquait au gymnase, à l’agora, à la stoa, au banquet, au jardin43 ». Il oublie alors que cet enseignement excluait (sauf paraît-il pour Épicure) les femmes, que les maîtres n’avaient pas affaire à 40 disciples différents quotidiennement, que souvent les disciples en question étaient des privilégiés de cette société athénienne. Il oublie surtout qu’aucun de ces cas de figure n’impliquait une absence aussi radicale du corps et de la parole d’un professeur ; absence radicale parce qu’elle ne présuppose alors pas une présence préalable qui pourrait en effet manquer. On pourrait mentionner les échanges épistolaires à vocation plus ou moins pédagogique, par exemple les lettres entre Descartes et la princesse Élisabeth. Mais la lettre, justement, présuppose le corps et la parole. Benoît Melançon relève bien cette insistante corporéité de l’échange épistolaire : « Jusqu’à hier, en effet, écrire, adresser et envoyer une lettre supposait un rapport particulier à l’absence et, par là, au temps. […] Menacé par le temps, l’épistolier ne trouvait de salut que dans l’objet-lettre, ce signe du corps de l’autre avec lequel effacer son absence, ce signe de son propre corps remis à l’autre44. » Dans la négociation qui entoure la mise en place des modalités en vue de la session d’automne, la partie syndicale relaie certains constats : outre l’alourdissement de la tâche (très réel), les professeurs « se sentent très mal à l’aise là-dedans et cela n’a rien à voir avec le fait de ne pas encore avoir suivi une formation telle que celle qu’offre gratuitement la TELUQ. Il manque la dimension humaine donnée par présence45. »
Cet enseignement, de plus, est dispensé à des jeunes gens encore en maturation, certains sortant à peine du secondaire.
J’enseigne la philosophie, et je le fais à partir d’œuvres que les étudiants doivent lire et que nous analysons ensemble en classe. Le premier objectif de ces cours, c’est d’amener les étudiants à comprendre ces textes et à les investir de leurs propres questions, à se les approprier, à se laisser aussi bousculer par eux, à faire que leurs certitudes soient remises un tant soit peu en cause. La lecture, on l’aura compris, occupe une place majeure dans ma pratique.
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Enseigner en ligne. Je suis seul. Seul, devant un écran. C’est la première chose qui frappe, cette absence des corps, absence parce que cette session, je connais leurs visages, je leur ai déjà parlé – ça ne sera pas le cas cet automne : à qui donc vais-je enseigner (est-on absent lorsque l’on n’a jamais été présent ?) ? Je vois bien la différence qu’il y a entre créer des contenus (peu importe le support) et enseigner46. Travailler mes textes, penser à comment je vais, en classe, les (dé)livrer, ce n’est qu’une étape (importante et qui prend du temps : un texte n’est jamais acquis d’avance, peu importe le nombre de fois que je l’ai enseigné) qui ne trouve son sens qu’au moment où j’ai face à moi des visages, des gens en chair et en os, irrémédiablement présents, incontournables. Je suis face à des étudiants qui ont fait l’effort de venir, ici, à cette heure-ci : leur présence a la valeur de l’effort (et cette valeur, on la reconnait dans le rôle que la présence en classe joue dans la réussite), je leur suis redevable. D’emblée, notre relation est une relation d’échange et de connivence : car moi aussi, j’ai fait l’effort de venir à une heure et en un lieu déterminé, parfois le corps malade, l’esprit en déroute. Ma présence a elle aussi une valeur, elle n’est pas juste l’effet d’un contrat de travail. Nous avons rendez-vous. On me dira que justement, l’enseignement en ligne libère de cette contrainte. C’est sans doute vrai lorsque cette contrainte vient d’éléments extérieurs : l’enseignement en ligne peut offrir à certains la possibilité d’étudier alors que les circonstances de leur vie ne le leur permettraient sinon pas. Mais pour le reste, la contrainte – si c’en est une – a une force rituelle indéniable : nous sommes ici ensemble pour nous consacrer spécifiquement à ceci – la philosophie… Cela disparaît dans l’enseignement en ligne. C’est bien sa force, mais c’est surtout sa faiblesse. Ça prend énormément de maturité et de volonté, de capacité à l’autodiscipline, pour étudier par soi-même sans cet encadrement qui crée de la valeur, toutes choses que bien des adultes ne développent jamais. Même les promoteurs ardents de l’enseignement en ligne le savent :
Quoique l’apprentissage en ligne s’étende rapidement, la recherche démontre que les cours entièrement en ligne conviennent mieux à certains étudiantes et étudiants : ceux qui sont plus matures et âgés, ceux qui possèdent déjà de hauts niveaux d’éducation et ceux à temps partiel qui ont déjà un emploi ou leur propre famille. Pour réussir, les étudiantes et les étudiants en ligne nécessitent habituellement plus d’autodiscipline et une motivation plus grande envers leurs études47.
Bates relève, concernant les cours en ligne ouverts à tous (MOOC), « les taux très élevés de cours non achevés et les faux très faibles de réussite48 ».
Cette présence commune en un lieu donné permet par ailleurs quelque chose d’infiniment précieux que j’appellerai l’improvisation, au sens musical et théâtral, artistique, du terme. Quand je donne trois cours au contenu identique à trois classes différentes, je ne dis pas trois fois la même chose, je ne le dis pas de la même façon. Une classe pleine d’étudiants (une quarantaine), c’est un public (et un public exigeant, qui sait très vite si on le trompe, si on est « dedans » ou pas, etc.), un public que j’ai à sentir et avec qui j’ai à interagir et qui, lui, réagit, par des questions ou des remarques évidemment, mais aussi par sa manière d’être là. Je sens très bien quand « ça ne passe pas » ou quand quelque chose a réussi au contraire à « passer » et reste en suspens, fascinant pour un moment avant de se déposer. Ce n’est pas ici seulement une coquetterie de prof : je tiens compte de tout cela quand je prépare des évaluations et quand je les corrige. C’est donc un élément très important de ma pratique.
Peter Eldson, parlant du fameux Concert de Cologne de Keith Jarrett, note que cette dimension de l’improvisation a joué un grand rôle dans le succès de cette performance qui, endisquée, s’est vendue à plus de 3,5 millions d’exemplaires49.
« When we listen, we are hearing not only the music but the improviser in the music. […] So improvised music can be heard as a direct reflection of the creation process50. » En ce qui concerne l’enseignement, et ici l’enseignement dit supérieur, les étudiants n’assistent pas seulement à l’exposé d’un contenu de cours, mais bel et bien à une performance, au sens fort du terme, c’est-à-dire que le fait même d’être là et de donner un cours produit quelque chose en soi. L’improvisation exige par ailleurs une grande maîtrise des contenus de manière à pouvoir, à partir ce ceux-ci, développer et exploiter tout le registre de ses possibles51 et de se risquer au-delà du convenu, du déjà su, de prendre alors le risque de penser avec mes étudiants. L’improvisation permet à la pensée de se produire, permet de sortir du carcan de la lettre pour entrer dans la liberté de l’esprit. Eldson poursuit : « Corbett’s position strikes a balance by accepting that improvisers function through using a set of practices and procedures that have been learned and internalized, while also creating a theoretical space for nonconforminity, the potential for improvised music to escape the confines and consequences of this patterning52. » Cet espace-là, c’est ce qui est instauré dans l’enseignement, et c’est ce qui permet aux étudiants d’accéder à cette « sortie d’eux-mêmes » que l’on cherche à provoquer, sortie de ce qu’ils croient déjà savoir et désirer du monde, sortie de leurs certitudes et de leurs préjugés, sortie de ce que leur propre société leur offre ou leur impose comme projets et possibilités de vie, invitation à réfléchir en effet à ce que c’est que « la bonne vie », au moment où ils sont bel et bien confrontés à des choix excessivement engageants, parfois, souvent, définitifs.
L’écoute d’une improvisation implique aussi un partage du temps que ne peut avoir un enseignement « asynchrone », à distance, et entraîne le sentiment de participer activement à quelque chose : « the sense that the improviser is working, creating, generating musical material, in the same time in which we are performing as listeners53 ». Autrement dit, le cours se produit tout autant en vertu de ce que le prof fait et dit que de ce que les étudiants l’écoutent et participent : c’est l’ensemble des deux qui crée, en direct, le cours proprement dit, et non la seule parole du prof. J’ajoute aussi qu’une fois le cours terminé, il peut être nécessaire, pour cette raison, au professeur de revenir dessus. Pour ma part, je tiens régulièrement un journal de bord, plus ou moins touffu selon les sessions, mais dans lequel se sont souvent amorcées et approfondies des réflexions, qu’elles soient d’ordre pédagogique ou qu’elles concernent la compréhension soudaine d’un texte, d’un concept, une manière de voir ou de saisir qui, jusque là, m’avait échappée, qui est apparue en classe et que l’écriture permet de mettre en forme et de circonscrire, d’élaborer au-delà de la fulgurance, toutes choses qui sont par la suite réinjectées dans les autres cours.
Les études sur l’improvisation musicale montrent encore autre chose : ce qui est déterminant dans l’expérience de l’auditeur, c’est le sentiment de l’improvisation54. C’est sans doute la raison pour laquelle l’appellation « cours magistral » pose problème, puisqu’elle donne à l’étudiant (comme à de nombreux analystes du reste) le sentiment qu’ils ne participent pas au cours, qu’ils y sont, qu’ils doivent y être absolument passifs – ce qui est évidemment faux. De ce point de vue, un enregistrement vidéo ou audio incite bien plus à la passivité. Ce sentiment-là, ce temps partagé, cette espace d’intimité, cette possibilité de déborder du cadre strict d’un contenu prémâché (celui du manuel comme de l’enregistrement) et des normes préétablies, tout cela est-il seulement possible en téléenseignement ? Le privilège de l’écrit, de la performance pensée, structurée, préparée, ne va pas de soi. Robert Lepage, interrogé sur l’importance de l’improvisation dans son travail, rappelle qu’écrire les pièces de théâtre avant de les jouer est un phénomène récent :
Comme les autres pièces de Shakespeare, Hamlet a été écrit à partir de tels fragments [les bouts de textes que recevait chaque comédien], ramassés dans tous les coins d’Angleterre des années après la mort de l’auteur […] On a publié récemment trois versions de Hamlet très différentes l’une de l’autre, mais toutes authentiques. L’ordre des scènes y varie beaucoup55.
Une question émerge alors : que veut-on réellement faire en banalisant et en imposant éventuellement l’enseignement en ligne ? Ouvrir les études à un plus grand nombre de personnes, favoriser la concurrence entre les institutions, ou encore éviter que les étudiants n’en viennent à développer une pensée réellement critique ?
J’aimerais évoquer ici, et à la lumière de ce qui vient d’être dit à propos de l’improvisation, la question de la lecture. Évidemment, l’enseignement de la philosophie ne s’y limite pas, mais la lecture en reste tout de même un élément essentiel. Dans mon cas, central même : il s’agit d’abord d’apprendre aux étudiants à lire et à (commencer de) comprendre un texte, un texte de philosophie. Mes cours sont généralement structurés en trois parties : la première présente des éléments introductifs ou contextuels (définition de concepts, histoire, postérité de l’œuvre, etc.), la seconde est consacrée aux questions des étudiants, la troisième s’attarde à l’analyse du texte, cette troisième partie pouvant du reste se borner à remettre de l’ordre dans le texte si les questions ont permis de balayer suffisamment les contenus étudiés. On me dira que, justement, l’enseignement en ligne ne pose pas de problème : les étudiants lisent de toute manière leur texte chez eux avant de venir en classe (et après la classe, en vue des examens), ils n’ont qu’à faire la même chose et venir ensuite poser leurs questions via la caméra ou le forum ou même par messagerie électronique. Au début de cet enseignement en ligne de cette session d’hiver, je me suis demandé ce qui, en effet, manquait, relativement à cet apprentissage de la lecture, par rapport à un enseignement en chair et en os.
Lorsque je fais l’analyse du texte en classe, mais aussi lorsque je réponds aux questions, je me réfère systématiquement au texte, texte que nous avons, les étudiants et moi, sous les yeux, ensemble. J’en fais la lecture, parfois de manière assez extensive, à la fois pour que les étudiants puissent voir à quoi se réfère l’analyse, comment l’auteur s’explique sur tel ou tel sujet, et pour faire entendre le texte, lui donner une voix. Loin de ce que proposent Bates et ses émules comme fonction pour les profs, des accompagnateurs, des intermédiaires entre l’information si aisément disponible sur la toile et les étudiants, des opérateurs, du personnel destiné à l’encadrement, il s’agit d’initier à des œuvres dont le contenu ne se limite pas à de l’information : ce ne sont pas des modes d’emploi. Ces œuvres présupposent des auteurs et, surtout, un lecteur. Umberto Eco le note de manière exemplaire : « Un texte, tel qu’il apparaît dans sa surface [ou manifestation] linguistique, représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire [c’est-à-dire le lecteur]56 ».
Un texte reste ouvert à l’interprétation du lecteur, il n’est pas constitué d’un contenu objectif prédéterminé qu’il s’agirait d’ingérer, d’apprendre par cœur, pour en avoir fait le tour. À preuve, certains textes, comme certaines musiques (ou plus profondément sans doute certains événements, certaines situations), nous accompagnent toute notre vie, nous y revenons, les comprenons autrement, mieux parfois, ils nous émeuvent d’une autre manière. Pensons à Glenn Gould qui réenregistre les Variations Goldberg presque trente ans après sa première interprétation (il n’est pas le seul). Culturellement aussi, certains textes, certaines œuvres nous hantent, elles nous parlent encore, aujourd’hui, elles nous touchent non pas parce qu’elles proviennent du passé, mais parce qu’elles restent justement irrémédiablement contemporaines. « Un livre devient un autre livre chaque fois que nous le lisons57 ». Jusqu’à un certain point, ce n’est pas étonnant : car ces œuvres ont réussi, en leur temps, à mettre en scène des éléments fondamentaux de la condition humaine, notre finitude, notre impuissance, la force pathétique de nos désirs… le meilleur exemple est peut-être encore Œdipe-roi, pièce représentée en 430 av. J.-C., dont on ne compte plus les traductions, les reprises58, les interprétations, en Occident et ailleurs. Ces œuvres sont aussi constituées de non-dits.
« Non-dit » signifie non manifesté en surface, au niveau de l’expression : mais c’est précisément ce non-dit qui doit être actualisé au niveau de l’actualisation du contenu. Ainsi un texte, d’une façon plus manifeste que tout autre message, requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur59.
Il est dès lors clair que nous ne visons pas (pardon : que je ne vise pas) à faire apprendre un savoir fixe, déterminé une fois pour toute (ou jusqu’à preuve du contraire) à nos étudiants, que ces œuvres ne sont pas le réservoir d’une connaissance dont nos étudiants pourraient simplement se remplir et qu’ils pourraient, telle quelle, emporter avec eux60, pas plus qu’ils ne constituent un exercice de « littéracie ». Raison de plus, me dira-t-on, pour favoriser la découverte de ces textes par les étudiants eux-mêmes, dans le confort de leur chez-eux. Seulement voilà : si l’on veut critiquer le contexte dans lequel se passe cet apprentissage de la lecture, cette coopération à laquelle l’étudiant (comme le prof) est invité, il faut alors le faire jusqu’au bout et souligner l’absurdité du nombre d’étudiants par classe, de la pression de la note, de la concurrence qu’implique la fameuse cote R, l’anxiété générale produite par notre système scolaire dès le tout début. Sinon, il est bien évident que c’est un simple argument pro domo : quand on veut tuer son chien, n’est-ce pas…
D’autre part, nous ne parlons pas ici d’adultes qui seraient curieux et motivés de découvrir cette littérature par eux-mêmes, selon leurs besoins ou leur plaisir. Nous parlons de jeunes gens qui ont encore tout à découvrir de la vie, qui souffrent et souffriront – de leurs choix, des pressions de la société, des déconvenues – qui cherchent et chercheront à comprendre et le monde et leur propre vie, à différentes intensités évidemment. Il s’agit alors, modestement, de les initier à ces œuvres, à leur apprendre à les entendre, à les laisser se faire émouvoir (c’est-à-dire changer) par elles, à les investir de leurs préoccupations, d’y découvrir des préoccupations dont on leur a peut-être fait comprendre qu’elles n’avaient pas leur place dans cette société (« c’est comme ça »), d’assumer des préoccupations que la vie se charge plus souvent de refouler.
Je reviens au travail en classe : cet enseignement du texte suppose donc le lecteur. La présentation de l’analyse du texte est le fruit de ma propre lecture, c’est-à-dire de ma propre participation au texte. Je partage alors avec mes étudiants cette position du lecteur, et il ne me semble pas possible de le faire autrement que sous cette modalité orale, partagée avec eux, dans cet espace ouvert par l’enseignement et cette temporalité partagée. Bien sûr, il est d’autres modalités de cette mise en commun coopérative d’une lecture : l’écrit, notamment. Mais on demande alors aux étudiants de se plonger dans un texte qui est la lecture d’un texte. À quoi, en tant que lecteur, participent-ils alors ? Que lisent-ils, réellement ? Irrémédiablement, le prof doit être là pour dialoguer avec l’étudiant. Idéalement, bien sûr, un tel partage devrait se faire en petit groupe, sous forme de séminaire par exemple.
Quand j’enseigne les textes, je mets en jeu ma propre participation à l’œuvre pour mes étudiants, je leur indique dès lors un sens à l’intérieur du texte, une manière de s’y repérer, de s’y mouvoir, et par là de se l’approprier : pour eux, et non pour moi, pour la note, pour la job. Idéalement, par le jeu des questions-réponses, par la liberté de parole (et le type de maîtrise que cela exige) que permet l’improvisation, la participation devient commune, profs et étudiants en train d’essayer de se saisir d’une même œuvre, en train d’essayer, enfin, de se comprendre les uns les autres à travers et à partir de cette œuvre. Il me semble que pour ce faire, la mise en présence des corps et de la parole est essentielle, cet aller-retour entre la parole et l’écrit, en ce que cela permet d’exposer une expérience de l’œuvre, et pour le moment, je ne vois pas comment on peut retrouver une telle relation dans l’enseignement en ligne. C’est, il me semble, à cette condition que l’enseignement des œuvres est possible, c’est-à-dire comme autre chose que l’apprentissage plat de la lettre et de la norme. Un enseignement qui inclut la sensibilité concrète de la vie et du monde dans l’initiation aux œuvres qui ont tenté de comprendre cette vie et ce monde et d’en témoigner.
En guise de conclusion
Les problèmes auxquels nous sommes confrontés dans l’enseignement en ligne ne sont pas des problèmes techniques, mais des problèmes humains : c’est l’autonomie supposée de nos étudiants, c’est toute la question de la relation intime qui se joue entre nous et ceux à qui nous enseignons, c’est la redistribution complète des relations humaines, y compris de travail. On demande aux profs de participer au bon fonctionnement de quelque chose qui pourrait, s’il en venait à se banaliser et à se pérenniser, conduire à des changements majeurs dans la profession, à une perte de pouvoir à l’égard de celle-ci, voire à la réduction du corps professoral (ce qui permet en effet une diminution des coûts), sans parler de la dépendance des institutions aux divers fournisseurs d’ordinateurs, de logiciels, de plateformes, etc. Marshall McLuhan disait, dans une formule qui a été généralement très mal comprise, que « le message, c’est le médium61 », autrement dit que la manière de distribuer et de transporter l’information constitue en soi ce qui importe. Pour comprendre les impacts des changements technologiques sur nos sociétés, il faut d’abord s’intéresser à la manière dont les médias impliquent des relations déterminées des êtres humains entre eux et des êtres humains au monde qui les entoure : « c’est le médium qui façonne le mode et détermine l’échelle de l’activité et des relations entre les hommes62 ». Il me semble qu’il vaut la peine de penser un peu à ce qu’on veut faire de nos institutions d’enseignement à partir de là et pas seulement à partir d’un principe de rendement qui semble s’être installé, sous prétexte de « pragmatisme », comme une norme absolue. q
1 Anne-Sophie Poiré, « Une prof est traumatisée par son passage en CHSLD », Journal de Montréal, 2 mai 2020.
2 Michaël Bérubé, Le Devoir, 23 mars 2020. M. Bérubé enseigne la philosophie au collège Montmorency et a effectué des études doctorales en administration et fondements de l’éducation et agit à titre de chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la profession enseignante. Dans le cadre de ses recherches doctorales, il s’intéressait au jugement critique et cherchait « à définir mathématiquement la pensée critique afin d’en dégager les principes pédagogiques à suivre pour favoriser son bon développement », « Comment aiguiser le jugement critique de nos étudiants » (Pédagogie collégiale, vol. 26, n° 2, hiver 2013 ; résumé sur le site de l’AQPC, https://aqpc.qc.ca/revue/article/comment-aiguiser-jugement-critique-nos-étudiants)
3 « The Promise of the Vouchers », Wall Street Journal, 5 décembre 2005. Cité par Naomi Klein, The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism, New York, Metropolitan Books/Henry Holt and Company, p. 4-5. La citation de Naomi Klein est exacte et n’est pas sortie de son contexte. Voir le Wall Street Journal, wsj.com/articles/SB113374845791113764. Tout ceci devrait amener à interroger la relation entre tragique et opportunité. La mécanique tragique nous met en effet face aux réalités irrémédiables de notre condition, mort, échec, déception. Irrémédiable, parce que la vie est aussi cela, en même temps que tout le reste. S’imaginant témoin de la chute d’un ouvrier du haut d’un échafaudage, Clément Rosset note : « Le tragique […] c’est l’idée que ce tas de chairs sanguinolentes est le même que celui qui est tombé il y a un instant […], c’est l’idée du passage entre l’état vivant et l’état mort. » « Séparer la vie et la mort, faire une différence […] entre la vie et la mort, revient à nier la mort… » (La philosophie tragique, PUF, 1991 [1960], p. 9, p. 11). La piste pourrait mener à ceci : faire de la tragédie une opportunité va plus loin que la négation de la finitude (et, chez Rosset, de la joie). C’est la réduire à un objet et la réinjecter dans le circuit de la production/consommation comme marchandise.
4 Naomi Klein, op. cit., p. 6
5 Idem.
6 Ibid., p. 7. Naomi Klein renvoie aux ouvrages de Friedman Inflation : Causes and Consequences (1963) et Capitalism and Freedom (1962).
7 L’un des effets pervers du discours sur l’enseignement en ligne est de mettre d’emblée sur le même pied cet enseignement et l’enseignement en chair et en os, que l’on nomme désormais d’un révélateur « présentiel », comme si virtuel et présence relevait de deux modes interchangeables de la présence.
8 ASP, « L’éducation en ligne pourrait rester après le déconfinement », https://l-express.ca/leducation-en-ligne-pourrait-rester-après-le-deconfinement-/
9 On peut douter de l’intégrité de ce genre d’amalgames. Banaliser l’enseignement en ligne en affirmant que ce n’est finalement pas très différent de l’usage d’une messagerie pour communiquer avec les étudiants est tout de même un peu fort de café. C’est pourtant ce que fait A.W Tony Bates, grand gourou de l’enseignement en ligne, dont nous reparlerons ci-après.
10 L’enseignement à l’ère du numérique. Des balises pour l’enseignement et l’apprentissage. Tony Bates est associé de recherche à Contact North, une entreprise d’apprentissage en ligne qui offre des services de e-classe et d’études en ligne et qui travaille avec vingt-quatre collèges publics ontariens, vingt-deux universités publiques, soixante-seize commissions scolaires.
11 À condition évidemment d’avoir un ordinateur branché sur internet. Ce qui ne va pas de soi, ni chez nous (j’y reviendrai) ni ailleurs. Au départ d’un séjour de deux mois en Tunisie, le concierge du complexe d’appartements où nous vivons nous demande si on peut lui donner un de nos ordinateurs pour sa fille, afin qu’elle puisse mieux s’instruire… Cela dit, ce constat peut très bien se faire ici, ce ne sont pas tous les étudiants, au cégep, qui disposent de leur propre ordinateur.
12 Ibid., p 38, p. 41-42.
13 Ibid., p. 41.
14 Nico Hirtt donne en 2005 le chiffre d’un marché de 875 milliards d’euros par an, l’équivalant du marché de l’automobile… Les nouveaux maîtres de l’école, Bruxelles, ADEN, p. 17.
15 Bates, op. cit., p. 38-39. Le langage est révélateur : on parle de personnel de formation et non de professeurs. Et après on voudra encore nous faire croire que ce sont les méchants professeurs qui exercent un pouvoir sur les étudiants ? Mais les enseignants de tout ordre sont les seuls à s’opposer encore quelque peu à la mise à sac de l’école par le marché et à s’inquiéter du bien de nos étudiants considérés comme autre chose que de la force de travail ou la source des profits des entreprises de l’éducation. Pas étonnant dès lors qu’on ne cesse de les dévaloriser aux yeux de la population et aux yeux des étudiants, qui en sont rendus à exiger eux-mêmes la soumission de l’école au marché, contre ces méchants professeurs. Voir par exemple la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), « Bonifier la formation générale n’empêche pas de la protéger », Le Devoir, 6 septembre 2019, qui ne parvient pas à aller plus loin que l’argument du « libre choix » des étudiants, sans un mot du contexte de ce choix bien entendu.
16 Avis au ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, mars 2019. Voir le commentaire de cet avis par de la Nouvelle alliance pour la philosophie (NAPAC), www.lanapc.org, octobre 2019.
17 Ibid., p. 64. Supposée, parce qu’en réalité, l’actuel cadre réglementaire (c’est-à-dire le Règlement sur le régime des études collégiales, RREC) permet déjà une très grande souplesse, dont les directions de collèges ne se sont pratiquement pas, depuis 1993, prévalues. Voir le mémoire de la NAPAC déposé dans le cadre de la consultation sur la formation d’un Conseil des collèges du Québec et de la création d’une Commission mixte de l’enseignement supérieur, www.lanapac.org, octobre 2016, ici plus précisément p. 29 du document.
18 Ibid., p. 65. Je souligne.
19 Véronique Lauzon, « Décrochage à prévoir à l’université et au cégep », La Presse, 12 mai 2020.
20 « L’éducation supérieure dans la boucle de rétroaction », dans Sébastien Mussi (dir.), La liquidation programmée de la culture, Liber, 2016, p. 38. Voir l’analyse des sources de cet avis du CSE dans le commentaire de la NAPAC, www.lanapac.org., section 4, « Un regard sur les sources de l’avis du CSE 2019 », p. 49.
21 Juin 2014, dit rapport Demers. Voir à propos de ce rapport Sébastien Mussi (dir.), La liquidation programmée de la culture, op. cit.
22 Rapport Demers, p. 5
23 Ibid., p. 6.
24 Idem.
25 Idem.
26 J.-P. Aubin (dir.) et A. Juneau (réd.) Donner une nouvelle impulsion à la réussite scolaire. Manifeste sur l’éducation au Québec, 2015. Quant au forum, on y relèvera l’absence presque absolue des professeurs et enseignants, mais la présence massive des gens d’affaires, dont Alexandre Taillefer, et des experts consultants d’entreprises privées. Voir à ce propos le relevé de Marianne Di Croce, dans « Gouvernance, arrimage emploi-travail et autres “perspectives d’avenir” pour le système d’éducation québécois », 22 septembre 2015, https://iris-recherche.qc.ca/blogue/le-plq-et-l-education-performance-gouvernance-arrimage-emploi-travail-et-autres-perspectives-d-avenir-pour-le-systeme-d-education-quebecois.
27 Manifeste, op. cit., p. 15.
28 Ibid., p. 16. Je souligne.
29 Idem.
30 Ibid., p. 33.
31 Ibid., p. 30.
32 Concrètement, voir par exemple la création du FADIO, un partenariat issu d’une entente de collaboration entre les établissements d’enseignement du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine qui ont convenu de s’unir pour partager leur expertise sur les plans pédagogiques et technologiques afin de devenir des acteurs de première ligne en formation à distance. Le groupe est composé de huit commissions scolaires, cinq cégeps, quatre institutions et une université.
33 Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018, p. 17.
34 Ibid., p. 15, p. 16.
35 Ibid., p. 37.
36 Ibid. p. 81. Je profite pour noter que ce rapport met aussi en garde contre la concurrence entre les institutions, notamment en ce qui concerne les demandes d’enveloppes budgétaires ouvertes pour le financement de la formation continue, à l’encontre des demandes de la Fédération des cégeps. (p. 122)
37 J’ignore si leur décompte existe. Il y aurait en tout cas une façon de le faire : prendre les plans stratégiques de chaque collège et évaluer la place qu’y occupent les projets de développement de l’enseignement à distance.
38 De nombreuses informations auxquelles je réfère ici concernent des négociations et des processus en cours. On comprendra qu’il est délicat de les évoquer explicitement.
39 OCDE, Analyse des politiques d’éducation, 1998, p. 37.
40 Cités dans Gérard de Sélys, « L’école, grand marché du XXIe siècle », Le monde diplomatique, juin 1998, p. 14-15. Sur ERT, voir https://ert.eu. La « transformation digitale » est l’un des pôles majeurs d’activité de cette association.
41 Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018, p. 16.
42 Voir Daphné Dion-Viens, « Québec invite les cégeps et les universités à envisager la rentrée à distance cet automne », Journal de Québec, 7 mai 2020. À noter que bien qu’aucune annonce officielle n’ait encore été faite à ce propos, les médias confirment qu’à Montréal, la session se fera à distance. Marie-Ève Morasse, « Une session d’automne à distance dans les cégeps de Montréal », La Presse, 12 mai 2020. Ce texte colporte encore que ce qui est « théorique » peut très bien se faire en l’absence d’un prof, alors que ce qui relève de la « pratique » ne le peut en aucun cas – encore que l’article relève plus l’indisponibilité des machines, par exemple pour l’échographie médicale. C’est encore fonctionner sur l’idée que l’enseignement en ligne peut très bien être l’équivalent de l’enseignement en chair et en os. À noter que Nathalie Vallée, DG d’Ahuntsic et VP du Regroupement des cégeps de Montréal, semble croire que les profs sont déçus « parce qu’ils aiment travailler ensemble »…
43 « Repenser l’éducation à l’heure du confinement », op. cit.
44 Benoît Melançon, Sevigne@Internet. Remarques sur le courrier électronique et la lettre, Fidès, Les grandes conférences, 1996, p. 21, p. 23. Évidemment, Melançon renvoie ici à des lettres plus ou moins intimes, entre une mère et sa fille, entre amoureux. Mais il existe bien de l’intimité, d’un autre type bien entendu, entre un prof et ses étudiants. Yvon Rivard relève par exemple, que « S’il est difficile d’aimer et d’enseigner, si Gabrielle Roy parle des “responsabilités parfois tragiques du métier d’institutrice”, c’est précisément qu’il faut à la fois s’attacher (désirer) et se détacher (désirer encore plus). » (Aimer, enseigner, Boréal, p. 129).
45 FNEEQ-CSN, Rapport de la réunion FNEEQ-FEC-FECQ-Fédération des cégeps-MEES du 8, mais 2020.
46 Bernard Gilbert, directeur général du théâtre Le Diamant, relevait la même chose : « Ce qui distingue les arts vivants, c’est l’échange en temps réel. Le spectateur, qu’il soit solitaire ou en communion avec ses voisins, entre dans une relation symbiotique avec l’artiste. Une respiration lui provient de l’aire de jeu. Il la reçoit, la décode à sa manière, selon son point de vue. En retour, il projette sa réaction vers la scène, et vers le public qui l’entoure. Cette énergie, cette pulsation sont irremplaçables. Pendant la pandémie, je visionne aussi en ligne des opéras et des spectacles de théâtre. Ce faisant, j’ai plus l’impression de m’informer que de vivre ces spectacles. Ce n’est tellement pas la même chose. », « Pourquoi faudrait-il réinventer les arts de la scène ? », Le Devoir, 13 mai 2020.
47 Tony Bates, op. cit., p. 38.
48 Ibid., p. 42.
49 Rappelons qu’il s’agit d’une performance de piano solo devant public. Les ventes se comparent à celles de Miles Davis ou Herbie Hancock. Peter Eldson, Keith Jarrett’s the Köln Concert, Oxford UP, 2013, p. 14.
50 Ibid., p. 87.
51 Voir la définition de l’improvisation musicale dans John Corbett, Extended Play, Duke UP, 1994, p. 222, cité par Eldson, op. cit., p. 87. Gilbert Sicotte parle quant à lui de la « mémoire du corps [et de] celle du mot » (Michel Vaïs, « L’improvisation : formation ou déformation ? Table ronde », Jeu, 137, 2010.)
52 Idem.
53 Ibid., p. 88, cité de Vijay Iyer, « Improvisation, Temporality and Embodied Experience », dans Journal of Consciousness Studies, 11/3, 2004, p. 162.
54 Jarrett a-t-il réellement improvisé, ce soir-là, autour duquel tout un véritable mythe s’est construit ? Pourquoi ce concert a-t-il accédé à un statut mythique plus que ses autres performances d’improvisation solo ? Et que dire alors de la performance du pianiste polonais Tomasz Trzcinski, qui rejoue en 2006, dans l’album Blue Mountains (Silk Note), le concert de Cologne sur la base de la transcription du concert d’origine ?
55 Michal Vaïs, « Robert Lepage et l’impro », op.cit., p. 68.
56 Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative des textes narratifs, trad. M. Bouzaher, Grasset, Le Livre de Poche, 1985, p. 61.
57 Alberto Manguel, Dans la forêt du miroir. Essais sur les mots et sur le monde, trad. Ch. Le Bœuf, Actes Sud/Leméac, 2000, p. 22.
58 Nancy Huston comme Hubert Aquin s’y sont essayés, Wajdi Mouawad s’y est plongé, collaborant aux nouvelles traductions de Sophocle par Robert Davreu et, suite au décès de ce dernier, réécrivant Œdipe à Colone. Voir Les Larmes d’Œdipe, Leméac/Actes Sud, 2016, admirable mise en scène contemporaine des thèmes de la pièce d’origine.
59 Umberto Eco, op. cit., p. 62.
60 La place me manque, mais il me semble que c’est exactement ce que montre Le Banquet de Platon.
61 Pour comprendre les médias. Les prolongements électroniques de l’homme, trad. J. Paré, Bibliothèque québécoise, 1993 (1968), p. 39.
62 Idem.
* Professeur de philosophie au cégep, ancien chargé de cours de sciences politiques (UQAM), auteur de Dans la classe, Liber, 2012