Sylvain Rivière. L’Empire des Robin. Histoire de l’esclavage du pêcheur gaspésien
Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2013, 234 pages
Le sujet est vaste, mais l’ambition est modeste. Sylvain Rivière veut partager quelques-uns des matériaux de recherche qui lui ont servi pour rédiger romans et pièces de théâtre. Il veut rendre accessibles des textes peu diffusés, connus trop souvent par les seuls spécialistes. Il est gaspésien et il a grandi dans les stigmates culturels et sociaux de la domination des Robin dont, tout au long de son œuvre, il a cherché à se défaire. Il propose ici un recueil qui permet de cerner les contours d’un système qui aura dépossédé les Gaspésiens, les laissant « déshabités de l’intérieur, en étant réduits, pendant des siècles, au silence, à l’ignorance et à l’exploitation » (p. 9).
L’édition est soignée, ponctuée de photos et illustrations qui rendent la lecture agréable et prolongent les impressions de lecture bien au-delà d’une mélancolique nostalgie, quelque part dans la sourde colère des survivances. Car elle est dure l’histoire des Robin. Dure pour le peuple des graves, l’aventure d’affaires d’un homme âpre au gain qui n’a reculé devant rien pour imposer des conditions de vie ne livrant pitance qu’à ceux-là qui pouvaient se montrer exceptionnellement durs à la peine. La Gaspésie s’est construite sous un joug terrible. Les textes réunis ici ont de quoi donner le frisson et nourrir toutes les colères. Le projet de ce livre s’en trouve amplement justifié.
Charles Robin, natif de Jersey, orphelin à onze ans, mais de bonne famille, va très tôt se faire entrepreneur. Il s’intéresse d’abord, avec un de ses frères aux pêcheries de Terre-neuve et, dès 1765, forme une compagnie qui s’empresse de profiter des richesses de la nouvelle conquête britannique. C’est sur le potentiel de la Baie-des-Chaleurs qu’il jette son dévolu, multipliant les initiatives et les manœuvres pour déjouer la concurrence, faisant valoir ses influences et finalement, à force de ruse, de travail acharné et d’une cupidité sans borne, finissant par établir un quasi-monopole sur toute la région. On trouvera une bonne description du système de paiement en nature qu’il instaure et qui tiendra dans ses griffes des générations de pêcheurs. Il leur avance à prix fort le gréement à crédit et rachète le poisson à un prix qui ne permet pas de couvrir la dette, les forçant à s’endetter davantage pour passer l’hiver et préparer la saison suivante. Le pêcheur est réduit à un servage que les manœuvres politiques et le trafic d’influence vont rendre quasi invulnérable. Limitant l’acquisition des terres, et du coup, condamnant la population à une agriculture de subsistance qui ne fera guère concurrence à la pêche, empêchant l’implantation d’entreprises concurrentes, se faisant octroyer des charges publiques en pactisant avec députés et politiciens, Charles Robin achète en 1793 la seigneurie de Grande-Rivière. Il règne en maître en déployant un système d’affaires très rigoureux qui va façonner l’occupation du territoire et les conditions de peuplement.
Homme austère à l’existence frugale, il s’investit entièrement dans son entreprise dont il souhaite à tout prix établir la pérennité. Il meurt en 1824 à Saint-Aubin, laissant à ses neveux une entreprise puissante qui va produire d’immenses richesses à même une main-d’oeuvre captive et saigner à blanc une Gaspésie qui ne s’en est toujours pas remise. Paspébiac sera le centre nerveux et opérationnel de l’entreprise qui reste cependant gérée de l’étranger. La compagnie ne veut pas d’écoles : « s’ils étaient plus instruits seraient-ils plus habiles à la pêche ? » (p. 46), écrit Philip Robin dans une directive à ses commis qu’il dirige d’une main de fer. Il ne recrute que des protestants pour son personnel d’encadrement qu’il installe dans les communautés en parfaite autarcie, sans lien d’échange économique avec les habitants. C’est la structure coloniale du développement séparé qu’on retrouvera jusqu’au vingtième siècle reproduite en divers endroits et dans divers secteurs économiques.
Les Robin sont habiles à manipuler le crédit et à susciter l’endettement en profitant habilement aussi bien de l’aléa des pêches que des vulnérabilités de caractère produites par l’extrême précarité. Cela durera pendant cinq générations, remarque avec ahurissement Roch Samson dans La dépendance est-elle une tradition maritime ? reproduit ici dans un chapitre intitulé – par euphémisme ne peut-on s’empêcher de penser – : « La petite misère ». On ne peut que le suivre dans la dénonciation des explications qui attribuent à la mentalité et à la tradition la persistance d’une domination dont l’emprise était si totale qu’elle finissait par être intériorisée. La référence est malheureusement incomplète, ce qui rendra plus difficile la tâche d’un lecteur soucieux de comprendre comment l’analyse de l’auteur sur la modernisation des pêches a pu disposer des explications culturalisantes. La domination a bel et produit une aliénation, mais elle n’a rien à voir avec des traits de mentalité qui seraient inhérents aux populations. Il s’agit d’une domination intériorisée, d’un rapport d’exploitation qui a inscrit les pêches dans un modèle centré sur l’exportation, sur le contrôle et l’accaparement de la productivité du pêcheur par l’endettement. Ce modèle est hostile à la construction d’une économie centrée sur les communautés de pêcheurs de la côte et il se déploie avec une brutalité qui impose des règles proches du servage.
Au fil des pages cependant, la colère des uns s’assombrit quelque peu du bonne-ententisme des autres. Ainsi, le texte de Carmen Roy qui, après avoir constaté que « Robin n’était pas pire que la généralité des commerçants du XVIIIe siècle et pas pire que nos Canadiens français qui comptaient leurs nombreux exploiteurs en ce temps-là », est bien prompte à l’excuser avec une fausse question : « N’y aurait-il pas eu danger que les pêcheurs de la Gaspésie se voient sans marché pour leur poisson (p. 104) ? » S’il est vrai que personne n’a le monopole de la vertu, force est tout de même de constater qu’ils ont été fort peu nombreux, les Canadiens français, à pouvoir se faire exploiteurs de même rang que les Jersiais en Gaspésie…
Le chapitre consacré à « L’édification d’un monopole : 1769 à 1890 » regroupe des analyses rigoureuses, fournissant une compréhension fine des enjeux économiques et des conditions aussi bien écologiques que techniques et géographiques dans lesquelles s’est inscrit le système commercial qui a donné sa forme primordiale et ses fondements au secteur des pêches de la Gaspésie et de la Côte-Nord. Encadrement du peuplement par les entrepreneurs, enfermement des populations dans le système de crédit, mise en place d’un circuit de transport et de courtage, les Robin sauront tirer leur épingle du jeu sur chacun de ces grands facteurs et finiront par avoir raison de la concurrence. La description et l’analyse de l’organisation de la production sont passionnantes, on y saisit bien comment elle détermine la dynamique du peuplement, les entrepreneurs ayant intérêt à attirer une main-d’œuvre que leurs pratiques financières insèrent dans une spirale où la croissance même de la population sert de carburant au système d’endettement. Le propos permet de comprendre dans quel piège les familles ont été enfermées alors que le système retourne contre elles les efforts d’amélioration de leur sort en détournant à son profit une large part des gains de productivité. Les textes d’André Lepage ici cités mettent en appétit : quiconque veut comprendre les déterminismes historiques qui ont pesé sur le destin gaspésien aura intérêt à les consulter en bibliothèque.
La morue séchée, les produits du bois dominent la production et les transactions, la demande pour ces deux produits croissant dans la même proportion que l’expansion du marché d’exportation. Le paysage gaspésien, en particulier celui de Paspébiac, verra pousser une véritable architecture industrielle centrée sur le traitement du poisson. Des incendies et destructions vont certes l’amputer, mais il reste encore d’impressionnants vestiges qui laissent bien deviner l’ampleur des opérations et la hauteur de la richesse produite. La prospérité, évidemment, se dessine ici sur fond d’indigence et sur une implacable domination. Le bas clergé, qui subit comme le peuple le régime, est assez inoffensif. Ici c’est un curé qui se plaint de ne pouvoir toucher la dîme ou qui tente de convaincre ses supérieurs des efforts qu’il déploie pour détourner son monde de la mer pour les convaincre sans succès de se faire cultivateurs et qui s’inquiète de ses insuccès qu’il impute à une indifférence religieuse croissante.
Les petits notables n’ont pas beaucoup d’espace politique : une véritable oligarchie formée de quelques grandes familles anglophones contrôle totalement l’appareil de la justice et des partis. Les intérêts des puissants sont bien gardés. Le contrôle de l’appareil de justice est particulièrement efficace et pervers : « Quand ils menacent de secouer leurs chaînes et porter ailleurs leurs poissons, on les menace de les traduire pour dette devant les tribunaux » (p. 160). Ce contrôle est pour ainsi dire total sur la vie politique entièrement sous la tutelle anglaise jusqu’à tard au début du XXe siècle. La section portant sur cet aspect de l’histoire de l’empire des Robin est malheureusement la plus faible. Les quelques textes qu’on y lit restent anecdotiques et, quand ils ne le sont pas, se tiennent néanmoins à un niveau de généralité assez frustrant. Il est en effet inadmissible que ne soit pas remise en question avec intransigeance la responsabilité des acteurs d’un régime politique qui a soutenu et cautionné des privilèges et des pratiques aussi odieuses.
Le chapitre intitulé « La faillite et l’émeute » laisse le lecteur sur son appétit. Les compagnies jersiaises avaient été déstabilisées par l’effondrement de la Banque Commerciale de Jersey en 1873. La compagnie Robin avait tenu le coup, mais en 1886 elle est acculée à la faillite. Selon un scénario qui, hélas !, se répète de nos jours, les gouvernements viennent au secours du secteur, alarmés par l’émeute de février où les pêcheurs, acculés à la famine par la fermeture des magasins, pillent les installations de Robin et de LeBoutillier. Diverses mesures de secours sont mises en place pour alléger la misère. S’en suivent également des restructurations financières au terme desquelles la compagnie quitte Jersey pour établir son centre décisionnel à Halifax d’où elle continuera de faire des affaires en Gaspésie pour quelques décennies. L’ouvrage passe trop vite sur le sujet. Il aurait pu au moins montrer que l’émeute réprimée n’a pas mis fin à la résistance, au contraire. Ce moment en aura annoncé d’autres qui ont préparé la conquête coopérative des décennies suivantes. Il aurait pu montrer que la soumission n’a pas été le seul horizon.
L’Empire des Robin n’épuise donc pas le sujet que ce livre embrasse, loin de là. Mais la lecture en reste passionnante malgré les redites inévitables que la sélection des textes ne peut éviter totalement. Le lecteur non spécialiste y aura un aperçu convaincant de la dure histoire gaspésienne et il trouvera là plusieurs pistes pour pousser plus loin sa curiosité. L’ouvrage souffre cependant d’une lacune importante à cet égard, car même si les références aux textes sont fournies, elles sont souvent incomplètes et aucune bibliographie ne regroupe l’ensemble des titres dont ont été extraits les passages regroupés dans les divers chapitres. C’est une lacune vraiment déplorable pour un ouvrage dont la qualité du travail d’édition est pourtant excellente. L’éditeur ici mérite une remontrance. L’auteur, quant à lui, a proposé un matériau qui donne le goût de lire ce qu’il en a tiré dans ses œuvres de fiction vouées à soutenir l’effort d’émancipation que doit servir tout travail de mémoire.