J’étais jeune et ne pouvais admettre d’autres vérités que les miennes, ni concéder à l’adversaire le droit d’avoir les siennes, de s’en prévaloir ou de les imposer.
E.M. Cioran
J’ai bien du mal à me faire du sang d’encre sur le wokisme et j’estime que je partage cette conception avec tous les rêveurs nostalgiques de ma génération, ceux qui n’ont jamais vécu la liesse populaire de la naissance du souverainisme, ceux qui n’ont jamais assisté à ce moment parfaitement unique de l’histoire d’un peuple où, comme par magie, on trouve une réponse à la question nationale et qui regardent maintenant avec une certaine incompréhension la régression intellectuelle ambiante.
Il n’empêche que malgré mon relatif mépris pour la question, elle est éminemment présente : dans la presse, dans les livres qui sortent, dans la bouche de mon mononc ‘ ; nous n’y échappons pas. Un devoir de réflexion s’impose sur le fait woke. Nous argumenterons que la définition même du wokisme n’a aucun intérêt, que les wokes avant d’être woke, c’est-à-dire avant d’adhérer à une idéologie, sont jeunes, et que l’opposition woke/anti-woke n’est qu’une représentation de plus du choc des générations. Pour étayer ce propos, nous analyserons aussi une opposition entre la jeunesse et la vieillesse structurante du Québec des années soixante à travers l’analyse de deux revues : Parti pris et Cité libre.
Rappels nécessaires
En premier lieu, nous pourrions discuter des origines américaines du terme woke, de son utilisation sur les campus des universités, de sa propagation, du fait qu’il témoigne chez ses adeptes d’un intérêt accru pour les questions de discriminations sociales et raciales dans la société1. Mais cela ne ferait pas honneur à son utilisation québécoise spécifique. Parce que si aux États-Unis l’on s’est réclamé de cette appellation, au Québec la réalité est tout autre. Le linguiste Gabriel Martin écrit pour le Devoir : « il n’est pas couramment employé […] par les propres intéressés pour se désigner eux-mêmes2. ». Normalement, les adeptes d’une idéologie se réclament d’elle, les communistes par exemple, n’ont aucun problème à être appelés communistes. Par contre, en ce qui a trait aux wokes, rares sont ceux qui s’en réclament, précisément parce que, au Québec en particulier, le terme n’a pas d’origines populaires, il n’a existé pendant un temps que dans la bouche des détracteurs de cette mouvance. C’est un terme péjoratif utilisé comme tel dans la bouche de tous ses utilisateurs.
Cherchons dans la bouche des détracteurs du mouvement eux-mêmes pour comprendre à qui ils s’attaquent. Richard Martineau, chroniqueur notoire, écrivait en juillet 2021 : « Chaque génération croit qu’elle a tout inventé et qu’avant elle, le monde croupissait dans la misère intellectuelle la plus crasse. […] Mais avec les wokes, on atteint un degré inégalé dans le narcissisme. C’est comme s’ils avaient tout inventé3. » Ce qui est intéressant ici, c’est que les wokes auraient les caractéristiques d’une génération, du moins au moins l’une d’elles.
Continuons notre exploration. Mathieu Bock-Côté, condamne en février 2021 « son emprise [celle des wokes] sur une institution [L’université] qu’elle a détournée4 ». Ce ne sont pas les professeurs qui « détournent » l’université, mais bien ses étudiants, et MBC en est conscient puisqu’il dénonce la censure dont ont fait les frais les professeurs qui ont prononcé par exemple le « mot en n ».
Nous sommes donc en face d’un mouvement étudiant issu de l’université, qui souhaite réinventer certains aspects de la société (ils croient qu’ils ont « tout inventé »). Des idées nouvelles, une nouvelle appellation et le rejet de normes anciennes : on ne dit plus le mot en n, on refuse des œuvres (SLAV et Kanata) parce qu’elles ne sont pas aux nouveaux standards que l’on s’est fixés. Le wokisme a tout de la nouvelle idéologie incarnée dans une jeunesse.
L’histoire comme moyen de compréhension
En octobre 1963 paraissait le premier numéro de Parti pris. Il y figure un article de présentation des intentions de la revue et des personnages derrière sa création. On y apprend les trois axes fondateurs à la base de ses intentions idéologiques : la revue sera socialiste, anticléricale et indépendantiste. On pourrait synthétiser le mélange de ces idées en une telle formulation : n’est morale que ce qui rapproche le Québec de la révolution qui précipitera son indépendance politique. Ses fondateurs ont en moyenne 24 ans5, et baptisent la revue dans le feu en attaquant de front Cité libre, le prédécesseur le plus direct de la revue.
C’est donc dès le premier numéro de Parti pris que l’on rejette Cité libre, et si, aux premiers abords, on serait tenté d’expliquer le rejet par une simple envie de radicalisme chez les jeunes de Parti pris, la réalité est plus complexe. Dès le premier numéro, on rappelle l’âge des citélibristes, ils sont « nos pères », on théorise au-delà des différends idéologiques une opposition jeunesse-vieillesse indépassable.
Cité libre est une revue datant du début des années 1950. Elle est dans la lignée du Refus global. Sans en être son héritier, c’est une revue qui s’est construite dans une opposition totale au duplessisme. En soixante-trois, les codirecteurs de la revue, Gérard Pelletier et Pierre-Eliott Trudeau, ont 44 ans. Ce sont des modérés qui ont fondé leur combat dans une opposition qui n’a plus lieu d’être : Duplessis est mort et ses idées avec lui. La revue a choisi son camp dans un numéro spécial sur le séparatisme en 1961 où l’on rejette explicitement cette nouvelle idée.
Vingt ans séparent les deux générations, un canyon indépassable selon les partipristes, une « stupide manie d’exclure les “jeunes” qui n’ont pas mathématiquement [leur] âge6 » selon Jean Pellerin, un collaborateur de 46 ans de Cité libre qui clame haut et fort la possibilité pour les vieux d’être jeunes dans leur cœur. Chez les citélibristes, on condamne une « obsession biologique7 », on rétorque aux partipristes qu’ils sont déconnectés de la réalité, que ce ne sont que « des garçons qui ne sont guère sortis des livres, dont le temps se passe à rédiger des livres, à écrire des poèmes et dont la plupart n’ont jamais vu un meeting ouvrier8. » Pour les partipristes, l’âge physique est une barrière qui ne peut être ignorée, les moins de trente ans auraient une « expérience si différente de celle de la génération précédente que la conciliation – sauf en de rares exceptions – est impossible9. », écrit-on dans les premières pages du premier article du premier numéro de Parti pris.
Les jeunes contre les vieux ?
Posons-nous et discutons de cette dernière affirmation, parce qu’elle est à la base du rejet des générations précédentes chez les fondateurs de Parti pris, et surtout, parce que l’étude de la raison de ce rejet pourra éclairer notre propre conception de la jeunesse d’aujourd’hui.
L’état de la société à l’aube de la formation intellectuelle, scolaire et idéologique d’une personne, est la fondation depuis laquelle on construira la maison qui accueillera ses idées futures. Cette formation intellectuelle est dépendante de l’état de la société dans laquelle elle s’accomplit. On peut, et même si c’est peu tangible, parler dans ce cas, d’idées qui transcendent une société, le genre d’idées qui forcent tout le monde à prendre position et qui entraînent un peuple entier dans sa discussion. Les penseurs de Parti pris ont appartenu à la première génération pour qui l’indépendance politique du Québec devenait un projet politique sérieux. Les balbutiements d’une discussion qui allait entraîner une nation dans un radotage de plus de trente ans.
Pour ceux dont la formation intellectuelle est concomitante au développement d’une idée socialement transcendante, l’adoption de cette même idée est beaucoup plus facile, et se fait presque naturellement. Pour les partipristes, l’indépendance est naturelle, évidente ; pour les citélibristes, il faut déconstruire la pensée profondément ancrée en eux d’un Québec au sein d’un Canada. Pour les jeunes d’aujourd’hui, le concept de racisme systémique est facilement acceptable, puisque pendant l’éveil intellectuel de ces jeunes, il affectait déjà la société et était au cœur de plusieurs débats. Ce n’est pas le cas pour les plus vieux, pour qui ce concept entre en contradiction avec l’idée du racisme qu’ils ont appris dans leur jeunesse. Il s’agit simplement, ici, d’identifier des tendances ressenties par une partie de la jeunesse et à l’origine d’une certaine défiance naturelle pour la vieillesse. Les jeunes et les vieux n’ont pas la même expérience du monde, et c’est bien cette expérience discordante qui est à l’origine des poncifs interminables ressortis à toutes les sauces sur l’opposition jeunesse/vieillesse.
Contre argumentaire
D’aucuns de dire qu’il est impossible de comparer ces deux états de la jeunesse. Qu’on ne peut pas comparer les wokes d’aujourd’hui avec les jeunes indépendantistes des années soixante. Ils diront que tous les jeunes ne sont pas wokes, que c’est une idéologie clivante qui ne fait pas l’unanimité. Pourtant, aucune idée ayant vocation de transformer radicalement la société n’a jamais fait consensus. Le nationalisme de Mathieu Bock-Côté était autrefois considéré comme dangereux et destructeur pour la société québécoise. Pour imposer ses thèmes, l’unanimité n’est jamais nécessaire, il suffit de faire parler, et les wokes font parler. Incarné dans une jeunesse qui ne disparaitra pas, il nous faut regarder vers le futur et comprendre que le débat est bel et bien lancé pour les dizaines d’années à venir. Comme dans les années soixante s’ouvrait un débat qui n’allait atteindre son apogée que trente plus tard pendant le processus référendaire de 1995. Aujourd’hui s’ouvre un débat qui ne trouvera conclusion satisfaisante que quand les jeunes d’aujourd’hui auront atteint un âge plus avancé.
Fin de la parenthèse historique
On termine cette histoire en observant le résultat de ces chamailleries. Trudeau est devenu premier ministre, Pelletier l’un des siens ; la vieillesse a gouverné le pays, la jeunesse l’a transformé. C’est possible de l’affirmer, parce que Gaston Miron, Pierre Maheu, Pierre Vadeboncoeur, Denys Arcand, Gérald Godin, Jacques Ferron, Hubert Aquin et Jacques Godbout ont tous signé un texte dans Parti pris. Il est impossible de surestimer l’importance de ces béhémoths dans l’imaginaire collectif québécois. Ces jeunes gens dangereux qui propageait une idéologie destructrice dans la société, ces jeunes « dogmatiques », qui « refusaient le dialogue » ont imposé leur thème, celui de leur génération à la société tout entière sans que puissent rien faire Trudeau et ses amis.
En conclusion, la composition idéologique du mouvement woke n’a d’intérêt que pour ceux qui se refusent à l’analyse complète et totale de son contexte et de sa composition populaire. Les partipristes d’aujourd’hui sont wokes, et comme Trudeau les citélibristes modernes ont probablement de beaux jours devant eux, malgré le fait que si l’on s’en tient à l’histoire c’est la jeunesse qui, de tout temps, a cloué le cercueil de la vieillesse. Pour terminer, je vous laisse l’appel d’une génération qui n’est plus jeune depuis longtemps, mais dont les mots résonnent en nous comme s’ils avaient été écrits hier :
Place à la magie !
Place aux mystères objectifs !
Place à l’amour !
BIBLIOGRAPHIE
BOCK-CÔTÉ, Mathieu, « François Legault contre la gauche woke », Le Journal de Montréal (13 février 2021), https://www.journaldemontreal.com/2021/02/13/francois-legault-contre-la-gauche-woke (Page consultée le 22 mai)
MAHEU, Pierre, « De la révolte à la révolution », Parti pris, vol. 1 nº 1, (1963), 63 p.
MARTIN, Gabriel, « Le sens québécois du mot “woke” », Le Devoir, (23 septembre 2021), https://www.ledevoir.com/opinion/idees/634599/idees-le-sens-quebecois-du-mot-woke (Page consultée le 26 avril 2022.)
MARTINEAU, Richard « Les wokes n’ont rien inventé », Le Journal de Montréal (22 juillet 2021), https://www.journaldemontreal.com/2021/07/22/les-woke-nont-rien-invente (Page consultée le 5 mai 2022.)
« Mouvement Woke » dans Office québécois de la langue française, 2021, https://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=26559025 (Page consultée le 20 mai 2022.)
PELLERIN, Jean « Lettre à Parti pris », Cité libre, NOUVELLE SÉRIE, nº 61 (1964), 33 p.
PELLETIER, Gérard. « Parti pris ou la grande illusion », Cité libre, NOUVELLE SÉRIE, nº 66 (1964), 32 p.