L’indignation

Jacques Thibault est le principal personnage du roman de Roger Martin du Gard, prix Nobel 1937, « Les Thibault », longue saga d’une famille bourgeoise du début du XXe siècle écrite dans les années 20 et 30. Jacques est un jeune pacifiste d’avant la première guerre mondiale. Il se trouve en relation avec les milieux socialistes, pacifistes et révolutionnaires d’Europe, que l’auteur décrit admirablement. Dans la dernière partie du roman, Jacques Thibault fera des efforts ultimes, à l’été 1914, désespérément, inutilement, pour tenter de faire obstacle à la guerre. J’ai lu à vingt ans ce roman historique inoubliable.

Jacques, conscience passionnée, caractère entier, idéaliste, tempérament de héros, sait à la fin que la partie est perdue. Maintenant à peu près isolé au milieu des pacifistes qui se dégonflent, il fait néanmoins deux choses. Il prend part à une assemblée à Paris. Là, devant un auditoire où règne une certaine confusion et dont l’attention risque d’échapper à l’orateur qui va prendre la parole, il crie d’entrée de jeu : « La guerre ! La guerre ! » apostrophe péremptoire qui saisit le public et le lui livre. Il prononce un discours. Mais c’est un coup d’épée dans l’eau, bien entendu. Ensuite, il fera encore une action, aussi vaine que l’autre. Il survolera le front dans un petit avion et laissera tomber des tracts antibellicistes sur une unité française maintenant engagée dans les opérations. L’avion s’écrasera et Jacques trouvera la mort, sacrifice vain mais individuellement à la mesure du drame qui s’étendra sur l’humanité. Réponse dérisoire et absolue aux décisions absurdes et criminelles du monde politique.

Or, nous voici encore, en 2003, devant une tragédie. « La guerre ! La guerre ! » Mais jusqu’à la mi-janvier, on ne poussait pas de tel cri. On regardait plus ou moins passer le train. Les commentateurs faisaient des analyses, relevant ci, relevant ça, placidement, avec mesure, sans même prendre le risque d’une interprétation, sans apostropher personne, sans se scandaliser, mais surtout sans prendre carrément parti. On distribuait discrètement quelques mauvaises notes, quelques bonnes. Où était l’indignation ? On n’entendait pas s’exprimer d’indignation, de révolte. Je regrette, mais presque tout le discours public était et demeure d’ailleurs ridiculement inférieur à l’événement. Il ne se passe donc rien ? C’est comme dans les bureaux ? C’est comme dans les salles de rédaction ?

Les choses ont quelque peu changé depuis la mi-janvier. Devant l’imminence d’une guerre abominable, indéfendable, spectre fasciste, crime incommensurable déjà décidé, le monde s’est trouvé comme saisi par le spectacle d’une force aussi arbitraire qu’immense prête à se jeter sur un pays faible. À froid. Quelle gloire ! Quelle honte ! Il y a donc eu, le 19, de grandes manifestations.

L’intelligence que n’anime pas l’indignation ne peut prendre la vraie mesure des choses. Elle ne peut jeter sur l’avenir le regard dramatique qui seul permet de l’entrevoir tel qu’il se révélera, effroi, misère, mort, dans sa réalité.

Jacques Thibault, dans son idéalisme, dans sa révolte, dans son absolu, avait raison, lui seul, en août 1914, contre la guerre, contre les gouvernements, contre les peuples se lançant allègrement les uns contre les autres. L’histoire le sait maintenant, car qui peut justifier neuf millions de morts, des souffrances infinies, des centaines de milliers de mutilés, des millions de destinées brisées, des injustices sans nombre, une génération laminée ? Personne ne peut justifier non plus, ne peut justifier surtout le scandale de la violence exercée par le plus fort.

Il faut être inconditionnellement contre la guerre de 2003.

Elle se déclenchera sur un prétexte. Elle n’aura pas de justification. Les allégations visant à l’entreprendre sont et resteront grotesques.

Le 21 janvier 2003

Jacques Thibault est le principal personnage du roman de Roger Martin du Gard, prix Nobel 1937, « Les Thibault », longue saga d’une famille bourgeoise du début du XXe siècle écrite dans les années 20 et 30. Jacques est un jeune pacifiste d’avant la première guerre mondiale. Il se trouve en relation avec les milieux socialistes, pacifistes et révolutionnaires d’Europe, que l’auteur décrit admirablement. Dans la dernière partie du roman, Jacques Thibault fera des efforts ultimes, à l’été 1914, désespérément, inutilement, pour tenter de faire obstacle à la guerre. J’ai lu à vingt ans ce roman historique inoubliable.

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