L’auteur a remporté de nombreux prix avec son roman La constellation du lynx basé sur la crise d’octobre et la mort de Pierre Laporte. Il nous livre ici une note critique sur la biographie de Pierre Laporte par Jean-Charles Panneton, paru chez Septentrion en 2012.
On peut compter sur l’occasionnelle visite dans la Vieille Capitale pour nous ramener son nom en pleine figure, étalé à la largeur d’un panneau de signalisation. Avoir un pont à son nom, ce n’est pas rien. Et quel pont ! Son élégance, sa finesse de lignes et son arachnéenne légèreté l’apparentent au Golden Gate et aux autres célèbres ouvrages du genre. Sans compter qu’on continue de rouler sur la 20 et sur la 40, et tant pis pour Lesage et Félix, mais qu’on prend le pont Pierre-Laporte. Ce qui, pour s’en tenir au seul fleuve Saint-Laurent, place l’ancien ministre du Travail de Robert Bourassa sur un pied d’égalité avec le découvreur du Canada, le fondateur de la Nouvelle-France, une reine d’Angleterre, le fondateur de la ville de Trois-Rivières, un ancien premier ministre du Québec et champion de l’autonomisme provincial, et un grand réformateur canadien-français du XIXe siècle. Pour un homme politique dont on critiqua, jadis, l’incapacité à bien s’entourer, Pierre Laporte se retrouve en bonne compagnie.
On ne peut donc s’empêcher de sursauter légèrement quand on lit, à la fin de l’introduction à l’ouvrage que lui consacre l’historien Jean-Charles Panneton, que Pierre Laporte demeure un « homme d’action méconnu, voire oublié par l’histoire. » Gare au possible jeannotisme ici : doit-on comprendre que c’est l’action, et non l’homme, qui aurait été oubliée ? De toute manière, cette « absence de Pierre Laporte dans les livres d’histoire » que dénonce l’auteur est toute relative. Comme son préfacier Gilles Lesage, qui semble croire que « le pont Pierre-Laporte, une école ou deux, une bibliothèque, deux ou trois noms de rues… » ne pèsent pas très lourd dans la mémoire collective, Panneton affirme – c’est la thèse que défend son livre – que l’enlèvement et la mise à mort de Pierre Laporte en octobre 70, suivis en 1973 de la Seconde Affaire Laporte (sur les liens du ministre décédé avec le crime organisé) ont contribué à éclipser, devant l’histoire, l’action et les idées du journaliste engagé et de l’homme politique qu’il fut. Panneton va jusqu’à parler d’une « seconde mort », l’assassinat posthume de la réputation succédant à l’élimination physique.
Du préfacier, qui nous invite d’emblée à voir dans Pierre Laporte « le cinquième grand L » d’un quintette du tonnerre complété par les Lévesque, Lesage, Lapalme et Gérin-Lajoie, et qui n’hésite pas à lui ménager une place dans « la courte pléiade québécoise » (sic), à l’auteur et historien qui, plus modestement, insiste sur l’importance « d’inscrire [son] rôle et [son] oeuvre dans la trame historique contemporaine du Québec », ce livre nous convie donc à une réévaluation de la stature politique et de la dimension historique d’un homme que les caprices de l’histoire ont plutôt immortalisé en martyr de la Crise d’octobre.
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Jean-Charles Panneton, ne craignant apparemment pas le pléonasme, confie, dans son introduction, n’avoir pas voulu écrire « une biographie sur l’homme », raison pour laquelle il a plutôt concentré ses recherches sur le parcours journalistique et politique de son sujet. Et il est certain qu’un livre sur le joueur de golf que fut Laporte aurait eu bien moins d’intérêt. Cela dit, pourquoi s’excuser d’avoir ainsi sacrifié aux figures imposées du genre, telle l’incursion dans l’univers familial du premier chapitre, « avant tout dans le but de mieux circonscrire les idées avec lesquelles il entre en contact lors de son enfance et de ses études » ? Une telle influence du milieu dans la formation intellectuelle ne relève-t-elle pas du lieu commun biographique le plus banal ?
Pierre Laporte, homme de famille. On le savait capable de manier un ballon de foot, on le découvre, ici, pêchant la truite à la mouche, progéniture en remorque. Le chapitre se lit vite et bien, divisé, comme tout le livre, en de courts sous-chapitres séparés par des intertitres. On y voit déjà se profiler le fonceur hyperactif qui fait ses premières armes comme journaliste au Quartier Latin et au très libéral Canada. Il devient membre de la jeune Chambre de commerce, fait son droit, entre concurremment au Devoir à l’âge de 23 ans. On est embarqué.
On a besoin d’ennemis, ainsi parlait Zarathoustra. Laporte aura la bonne fortune de trouver Maurice Duplessis sur son chemin. Le grand mérite de l’ouvrage de Jean-Charles Panneton est de nous rappeler l’extraordinaire journaliste que fut Pierre Laporte. Il débarque sur la galerie de presse de l’Assemblée nationale à une époque où les correspondants parlementaires forment encore un troupeau de rapporteurs dociles engraissé à coups d’enveloppes. Il y devient la bête noire de Duplessis, le pourfendeur des bradeurs de notre Grand Nord à une cenne la tonne, un bourreau de travail et infatigable graphomane capable de pondre hebdomadairement, du haut de l’influente page éditoriale du Devoir ou dans l’anonymat d’une feuille pamphlétaire, treize textes à la douzaine. Ce Laporte-là, qui n’est certainement pas un pur inconnu aux yeux de quiconque s’est le moindrement frotté à l’histoire du Québec et de sa Pas-si-Grande-Noirceur-que-ça, gagne à être mieux connu…
Il s’intéresse au financement malpropre du parti au pouvoir, démontre, étude à l’appui, qu’un graissage de pattes systémique gonfle les coûts de construction des ponts locaux, déplore, dans une série d’articles intitulée Une province qui se contente de miettes, l’absence de transformation locale qui siphonne nos matières premières et saigne l’économie du Nord. Comme on le voit, le régime duplessiste, à l’échelle modeste qui est celle de la société québécoise des années 50, pratique, pour ainsi dire en amateur, des politiques de développement d’un genre bananier que le Parti libéral de Jean Charest, un demi-siècle plus tard, sera parvenu à travestir en État moderne, avec la même gangrène toujours nichée dans sa moelle.
Ce grand journaliste que fut Pierre Laporte, ce n’est peut-être pas tant son éventuelle mort aux mains du FLQ qui, dans une perspective historique, lui fait de l’ombre, que son passage, en 1961, au Parti libéral de Jean Lesage.
En 1954, il succède à André Laurendeau à la direction de la revue L’Action nationale, fonction qu’il va, jusqu’à l’automne 1959, exercer en parallèle avec son incessante activité au Devoir. Organe de la Ligue d’action nationale, qui pratique un nationalisme d’inspiration catholique et traditionaliste, L’Action nationale est alors déchirée par une lutte intestine qui met aux prises les deux mouvances ayant commencé de partager les eaux nationalistes en ce mitan de siècle : aux catho-nationalistes de tendance groulxiste qui soutiennent l’autonomisme du Cheuf, André Laurendeau, directeur de la revue depuis quatre ans, oppose un nationalisme plus ouvert, axé sur la question sociale et bientôt qualifié de néonationalisme.
Pas plus à L’Action nationale que, plus tard, dans un PLQ écartelé entre le grand frère fédéral et le mouvement séparatiste, Laporte ne réussira à réconcilier les contraires. Il reste un vigoureux partisan de la langue et de la culture de souche canadienne-française et d’une autonomie politique élargie pour le Québec, doté, au surplus, d’une conscience sociale. On le regarde aller, une « étoile montante du nationalisme ». La Révolution tranquille est commencée depuis un an quand, à la faveur d’une élection partielle, il se fait élire sous la bannière libérale dans le comté de Chambly.
La première chose qu’on peut noter à propos de ce portrait de Laporte en révolutionnaire tranquille, c’est qu’il n’a laissé derrière lui aucun monument, rien qui puisse se comparer au legs d’un René Lévesque ou d’un Paul Gérin-Lajoie. Son grand chantier à lui (Laporte, réélu en 62, est promu ministre des Affaires municipales) sera la réforme et le regroupement municipaux. On lui doit la réunion des petits villages banlieusardés de l’Île-Jésus autour d’un grand trou près duquel fleuriront bientôt des centres commerciaux et qui portera le nom de Ville de Laval. Mais de l’aveu même de Panneton, « malgré son énergie et ses talents d’orateur, Laporte ne parvient pas à créer cet élan des municipalités pour les fusions… » Au début du millénaire suivant, la véritable réforme sera toujours à faire.
Nous apprenons qu’une de ses priorités au gouvernement fut l’aménagement harmonieux du territoire. Cinquante ans plus tard, avec l’emblématique boulevard Taschereau poussé comme une verrue sous son nez de député de Chambly, on ne peut pas dire que le succès soit évident. Sans compter que, au même moment, se poursuivait le massacre du patrimoine architectural de la métropole du Québec…
Leader parlementaire et plus redoutable débatteur du Parti libéral, Laporte jouit alors de la confiance du patron. Au conseil des ministres, il use de son influence pour épauler les projets de ses collègues plus visionnaires de l’aile néonationaliste, les Lapalme, Lévesque et Gérin-Lajoie. Un journaliste le qualifiera de « dépanneur en chef du gouvernement Lesage ». Un homme d’équipe. Un bagarreur. Bâtisseur, si on veut. Mais moins un architecte de la Révolution tranquille que son plus efficace plombier.
Aux Affaires culturelles, dont il hérite en 1964, il ne fera guère plus que gérer et améliorer les structures léguées par Lapalme. Il pond tout de même un Livre blanc pour une politique culturelle, dont la notion de « français prioritaire » heurte de front l’orthodoxie fédéraliste de l’establishment libéral transoutaouais. Idem pour ses idées sur le financement public des partis (p. 298) et la refonte de la carte électorale (p. 299). Laporte doit ranger ses devoirs. Puis arrive la douloureuse débarque de 1966… Décidément, il doit commencer à penser qu’il ne sera peut-être pas, à la culture française du Canada, ce que René Lévesque fut à l’électricité.
Un Lévesque que Pierre Laporte, comme Bourassa, et faisant le même calcul que lui, refusera de suivre dans la dissidence. Pour ces deux-là, le gros morceau, c’est la job de premier ministre du Québec. Au final, il aura été un de ces autonomistes malheureux du PLQ des années 1960, qui y croit, ou bien fait semblant, un allairiste avant la lettre, qui n’aura eu ni le courage d’un Lévesque, ni la patiente discrétion d’un Gérin-Lajoie, rongeant et enterrant piteusement l’os de son statut spécial (ou particulier) pour le Québec, en attendant l’heure de s’effacer poliment. Comme Bourassa, Laporte va embrasser l’establishment du parti et manger dans la main de « mononcle Paul » Desrochers, dans l’espoir calculé de remplacer Lesage, mais ses bassesses à lui (comme son appui à Trudeau en 1968) ne seront, en définitive, pas payées de retour.
L’évocation de cette course à la chefferie du PLQ, déclenchée à l’automne 1969, est l’occasion pour le biographe de se porter une première fois à la défense de l’intégrité de son sujet. Le difficile financement de la campagne de Laporte contre le rouleau compresseur de Bourassa, ce nerd à lunettes dont s’est entiché l’establishment du parti, est en effet à l’origine des premières rumeurs faisant état de liens entre l’organisation Laporte et le crime organisé. Le moins qu’on puisse dire est que la relative confusion méthodologique qui, sur ce point précis, entache la démonstration de Panneton ne rend pas tellement service à l’homme dont il veut laver la réputation. « Pour tenter de faire la lumière sur l’affaire Laporte, alléguant de présumés liens avec la mafia qui ont fait la une du Devoir en mars 1973, annonce-t-il dès l’introduction, j’ai pu, grâce à des entrevues, mais également aux conclusions du rapport de la Commission de police du Québec et du rapport Duchaîne, départager, en les documentant, les allégations des faits. »
Petit problème : il n’est jamais question, dans le rapport Duchaîne, des liens allégués de Pierre Laporte avec la mafia. Chaque fois qu’il est fait mention de « l’affaire Laporte » dans ce rapport, c’est à l’enlèvement et à l’assassinat du ministre par le FLQ de 1970 qu’on fait référence. Panneton aurait été bien avisé, ici, de distinguer entre affaire Laporte et seconde affaire Laporte, cette dernière formulation servant généralement à désigner le scandale de 1973, dû aux révélations du Devoir et de son reporter Jean-Pierre Charbonneau.
Quant aux entrevues mentionnées à l’appui de sa thèse, une seule semble avoir laissé des traces dans l’appareil de notes du biographe : celle réalisée avec Jean Allaire, en octobre 2010. Mais comme l’auteur ne prend pas la peine de préciser la position de ce dernier dans l’appareil du parti libéral de l’époque (un obscur pion, pour ce que nous en savons), on hésite à lui conférer toute la crédibilité que ce témoignage isolé mérite peut-être.
Dans une entrevue accordée au Devoir à la parution de son ouvrage, Panneton affirme que deux organismes distincts, la Commission de police du Québec et la Commission d’enquête sur le crime organisé (la fameuse CECO) ont tour à tour lavé le ministre décédé des soupçons qui ont pesé sur ses relations et ses sources de financement. Fort bien. Mais lorsqu’il attaque cette délicate question, dans le sous-chapitre intitulé « L’intégrité rétablie de Pierre Laporte », on n’a droit qu’aux conclusions du rapport de la Commission de police du Québec. Il n’est question de la CECO nulle part dans le texte. Mieux : alors même qu’il prétend citer le rapport de la Commision de police, l’historien nous renvoie, en bas de page, à un article de Charbonneau intitulé « La CECO [sic] innocente Laporte mais blâme sévèrement Leduc, Côté et Gagnon. » Même apparent vice de méthodologie à la page 367, où l’historien, après avoir mentionné le rapport de la Commission de police, cite, à l’appui des conclusions de celui-ci, un article du même Charbonneau intitulé « La CECO exonère Pierre Laporte ». Or, de quoi parle-t-on exactement ici ? De la CECO ou de la Commission de police ?
L’affaire est déjà suffisamment embrouillée sans que le travail de l’historien, dont le métier devrait être, au minimum, de clarifier le domaine de la réalité documentée, ne revienne à souffler sur cette ténébreuse histoire un nuage de fumée supplémentaire. La confusion résultante trahit, au mieux, l’absence d’un effort de relecture élémentaire, qui a fait remonter à ma mémoire l’affreuse biographie de Mordecai Richler parue l’an dernier chez le même éditeur.
Mais je suis bien prêt à absoudre Pierre Laporte devant l’histoire. Pas pour les raisons données par Panneton, qui veut voir dans la zélée défense de la moralité publique qui fut une des constantes de la carrière du journaliste et de l’homme politique une preuve à verser au dossier de la disculpation de ce dernier. Après tout, il n’aurait pas été le premier ni le dernier prêcheur à succomber à l’objet de sa propre rhétorique dénonciatrice enflammée. Non, je veux croire que Laporte, dans cet appartement de la rue Sherbrooke, a passé 40 minutes avec deux lieutenants de Vic Cotroni sans pleinement réaliser à qui il avait affaire, comme je veux croire que Line Beauchamp ignorait que des individus liés au crime organisé fréquentaient ses cocktails de financement. Je veux y croire comme quelqu’un qui connaît ce que, au Québec, nul ne peut plus ignorer : la culture d’entreprise très particulière de ce PLQ post Révolution tranquille, à laquelle des êtres en apparence parfaitement sains lorsque pris individuellement (comme Laporte, comme Beauchamp) ouvrent les bras, et le reste, pour une limousine.
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Si Jean-Charles Panneton avait écrit, pour reprendre le beau pléonasme de son introduction, une « biographie sur l’homme », il aurait été obligé de consacrer un peu plus que cette mince dizaine de pages à la période qui s’étend de l’enlèvement de Pierre Laporte à la découverte de son cadavre dans un coffre d’auto : rien de moins que la semaine la plus décisive de toute son existence. « Panneton, a écrit Antoine Robitaille dans Le Devoir, n’a pas eu envie d’enquêter sur la mort de Laporte, c’eût été refaire le travail d’autres limiers, dont ceux de la commission Duchaîne qui, à ses yeux, ont vidé la question. »
Ces « limiers » dont parle Robitaille n’ont jamais existé. Il n’y a, en fait, jamais eu de « commission Duchaîne », au sens où l’est, par exemple, la commission Charbonneau, qui, elle, peut compter sur une véritable équipe d’enquêteurs. Jean-François Duchaîne était un procureur de la Couronne qui fut chargé, par le ministre de la Justice de l’époque, de rassembler des données en vue de déterminer l’opportunité d’instituer une enquête publique qui, elle, ne verrait, hélas, jamais le jour. Duchaîne fut assisté dans sa cueillette par un autre procureur et, à l’étape de la rédaction du rapport, par un criminologue et un linguiste. Voilà pour les « limiers » de la « commission Duchaîne ».
À l’exclusion de tout ce qui touchait de près ou de loin à la GRC et à ses 300 agents déployés sur le terrain, le procureur a eu accès à tous les dossiers qu’on a bien voulu lui montrer, et son rapport est entièrement satisfaisant dans la mesure où l’on est prêt à se contenter du point de vue policier sur la Crise d’octobre. Ce qui serait beaucoup plus intéressant, et qu’on ne trouvera pas dans le livre de Panneton, c’est le point de vue de l’homme qui, menotté sur un lit dans un petit pavillon de banlieue, attend qu’on lui porte secours.
Il est évidemment impossible de savoir précisément ce qui se passait dans la tête de Laporte pendant ces sept jours où l’homme public se retrouva subitement confronté à la plus terrible de toutes les solitudes : celle de l’homme qui doit se préparer à mourir. Mais essayons tout de même d’imaginer la sorte de pensées qu’auraient pu lui inspirer, les eut-il connus, les détails de la filature policière du mardi 13 octobre 1970 sur Paul Rose.
La police connaît à ce moment-là, depuis au moins deux jours, l’implication certaine de l’aîné des Rose dans l’enlèvement du ministre du Travail. L’homme est, au demeurant, fort bien connu des services antiterroristes. Et c’est la seule piste sérieuse que possède la police. Ce mardi-là, Rose est donc pris en filature, sur la Rive-Sud de Montréal, par une paire d’agents qu’il tente sans succès de semer. Il finit par les conduire à un bungalow où il va demeurer tout l’après-midi. La suite est éminemment prévisible…
Oui, car la police se doute déjà que Laporte est séquestré quelque part sur la Rive-Sud. Les agents savent qu’ils ont été repérés, et ils ne sont pas assez stupides pour croire que le kidnappeur va les conduire à son repaire. Mais cette maison abrite presque certainement des complices à lui… lesquels, une fois placés sous surveillance, vont permettre aux limiers de circonscrire toute la filière clandestine et, par elle, de remonter jusqu’à l’otage. Au cours des longues heures de cet après-midi d’automne que Paul Rose écoule en faisant le potato couch devant un match de la Série mondiale de baseball, la police va donc s’employer à tisser patiemment, autour de ce bungalow de la Rive-Sud, la toile serrée d’un réseau de surveillance distante et rapprochée. Au pire, on referme l’étau, on arrête tout le monde et on passe au parloir. Lorsque, vers huit heures du soir, des individus non identifiés émergent enfin de la planque encerclée pour s’engouffrer dans une auto, ils se retrouvent automatiquement englués au centre de cette toile invisible constituée de plusieurs véhicules banalisés et d’un nombre encore plus grand de policiers en civil.
Élémentaire, non ? On se croirait dans le cours Police 301 ?
Élémentaire pour tout le monde, sauf pour le pseudo « commissaire » Duchaîne, que je cite : « Le policier se contente de regarder à l’intérieur de la voiture et, ne reconnaissant pas Rose, il retourne à son poste d’observation et déclare que le suspect n’est pas dans la voiture. » Et personne, apparemment, pour filer le train à ces possibles terroristes, et suspects certains, jusqu’à Montréal, les pauvres policiers, au bout de huit heures de surveillance ininterrompue, n’étant toujours que deux ! À croire que personne ne s’est même dérangé pour leur apporter du lunch ! Où étaient donc les livreurs de chez Benny Barbecue ?
Ce n’est qu’une des nombreuses couleuvres qu’a dû avaler le procureur Duchaîne pour livrer sa version des événements d’octobre. Et comme le travail de l’historien professionnel, forcément teinté d’une dose plus ou moins pesante d’académisme, n’est sans doute pas d’enquêter, 40 ans plus tard, sur les faits, ni d’essayer de se mettre dans la peau de son sujet, nous ne saurons jamais ce qu’aurait pu penser un Pierre Laporte en train de « mourir à petit feu » (lettre à Bourassa, le 11 octobre 1970) de la curieuse tactique policière adoptée ce jour-là.
Aucune couverture n’est plus confortable pour une opération clandestine que l’apparence de l’inefficacité.
(Mailer)
Comment Pierre Laporte a-t-il vécu sa captivité ? Personne n’a sérieusement tenté de répondre à cette question. Là-dessus, nous sommes toujours renvoyés à la version fatalement partiale et possiblement instrumentalisée, à des fins militantes, des felquistes eux-mêmes : Lortie devant le coroner Trahan, Simard dans Pour en finir avec Octobre, son récit paru en 1982. Il est vrai qu’il existe, en dehors de ces témoignages directs, peu d’indices : les lettres, certaines photos prises après la découverte du repaire de la cellule Chénier. Assez, cependant, pour qu’on puisse être tenté de poser la question suivante : la vision d’un Pierre Laporte qui se montre d’abord exagérément confiant dans la volonté de négocier du gouvernement Bourassa, avant de s’effondrer complètement, vision à laquelle une combinaison des récits susmentionnés et du passage du temps ont peu à peu réduit, en la saupoudrant de quelques anecdotes colorées, sa séquestration, suffit-elle à traduire toute la vérité de sa condition d’otage ?
D’autres documents permettent une autre lecture, qui donne une tout autre idée de Pierre Laporte otage : celle d’un homme courageux qui, jouant sa vie, au moins jusqu’à la tragique tentative d’évasion du 16 octobre – généralement présentée, faussement, je crois, comme un « geste désespéré », presque un suicide –, a choisi la ruse dans ses relations avec des kidnappeurs abrutis de fatigue.
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Serait-il passé à l’histoire sans ce destin malheureux qui fait de lui un martyr de l’unité canadienne à son corps défendant ? Les masses, le grand public, se souviendraient-ils davantage de lui que, disons, d’un Éric Kierans ou d’un Claude Wagner ? Il fut certes un grand journaliste, mais le seul Point de mire ne fait pas de Lévesque un Grand Québécois.
Très rares sont sans doute les hommes et les femmes qui peuvent, le cas échéant, choisir la porte par laquelle ils vont entrer dans l’histoire. Et n’en déplaise à l’auteur de ce Pierre Laporte, c’est bien la mort tragique de ce dernier, et elle seule, qui fait accéder notre homme à la courte liste dont parlait le préfacier…
Bien plus que sa brutale élimination, les faux récits qui continuent d’entourer cette mort semblent jouer un rôle déterminant dans ce supposé empêchement, auquel a voulu remédier le biographe, de saisir l’homme véritable derrière la victime. En ce sens, le plus bel hommage qui pourrait encore être rendu à Pierre Laporte, qui serait capable de le grandir à nos yeux, en nous restituant, non le prisonnier impuissant et prostré, non l’incarnation désignée de la pourriture du pouvoir, mais l’instinctif batailleur dans toute sa fougue et son intelligence, serait d’éclaircir enfin les circonstances exactes de cette semaine de captivité, la plus importante de sa vie.
Sur le plan collectif, ce qui disparaît avec Laporte, quelque part entre 1968 (la prise de pouvoir de Trudeau) et 1970 (l’arrivée d’un parti indépendantiste à l’Assemblée nationale), c’est le dernier espoir sérieux d’une véritable autonomie du Québec au sein de la confédération canadienne. Les Allaire, Dumont, Legault et autres tâtonnants totons continueront, longtemps après, de s’acharner sur un cadavre encore chaud.