La distance et la mémoire (extrait en primeur)

Chapitre IX
Habiter la culture québécoise

L’étude du Québec n’est pas, pour moi, une spécialité de surplus ; elle m’est exigée par l’ensemble de mon dessein. En effet, comment songer à l’universalité de la science, de la philosophie ou de la théologie sans attention et tendresse envers la patrie de ses pensées.

Fernand Dumont1

« Habiter la culture » : tel est le titre que Dumont a donné aux pages introductives du Lieu de l’homme. Il évoque le problème que soulève à ses yeux l’appartenance de l’homme moderne à la culture. Car, comme on l’a vu, ce que la modernité révèle essentiellement, selon lui, à travers son projet de refaire le monde et l’homme, c’est que la culture, loin d’être la maison de l’homme, est « tout au plus […] un projet sans cesse compromis », et de plus en plus exposé à la menace de ce que j’ai appelé, avec Simone Weil, « la maladie du déracinement ».

Or cette menace paraît d’autant plus grande que la culture en question est celle d’une société conquise, comme le fut à son origine la société québécoise2, laquelle, de surcroît, a voulu rompre en quelques années avec son passé, aussi nécessaire et exaltante que fût pourtant la Révolution tranquille pour la nation francophone du Québec. D’où la question à laquelle se trouve aujourd’hui confrontée la culture québécoise, celle de sa conscience historique, de « la culture en tant que conscience historique », pour évoquer le titre du dernier chapitre du Lieu de l’homme, où l’on peut lire ces lignes directrices : « Une chose est certaine, et d’une certitude infiniment plus assurée que pour l’homme de jadis qui se confiait si spontanément aux suggestions du passé : les totalités culturelles sont toujours particulières […] la participation culturelle qui doit récupérer la pratique sociale exige des enracinements particuliers3. »

Pour Fernand Dumont, le Québec représentait au premier chef cette totalité culturelle particulière, cet enracinement particulier de la culture. Aussi n’eut-il de cesse de le défendre, en contribuant plus qu’aucun autre sans doute à son interprétation. Les « études québécoises » constituent en effet l’un des grands volets de l’œuvre dumontienne. Outre les trois ouvrages que j’examinerai plus à fond dans les chapitres suivants, soit La Vigile du Québec (1971), Genèse de la société québécoise (1993) et Raisons communes (1995), ce volet comporte des dizaines d’articles, dont certains furent du reste intégrés, en tout ou en partie, dans La Vigile du Québec et dans Raisons communes, de même que dans Chantiers (1973) et dans Le sort de la culture (1987).

Parmi tous ces articles, il en est deux qui méritent selon moi une attention spéciale : « De quelques obstacles à la prise de conscience chez les Canadiens français », paru en 1958 dans Cité libre4, et « Idéologie et conscience historique dans la société canadienne-française du XIXe siècle », un long article paru en 1966 et repris dans Chantiers5 et que l’on peut considérer comme une première ébauche de Genèse de la société québécoise. Ces deux articles renferment selon moi les prémisses de l’interprétation dumontienne de la culture et de la société québécoises. C’est pourquoi, avant d’aborder les œuvres proprement dites, il me paraît opportun de m’y attarder.

Psychanalyser nos consciences malheureuses

Dans les pages de ses Mémoires où il évoque son article de 1958 paru dans Cité libre, Dumont dit à propos de cette célèbre revue qu’elle représentait sans doute à l’époque (duplessiste) où elle est née un « acte de courage », quoiqu’on lui eût conféré « une figure un peu mythique » et « une influence disproportionnée sur le démarrage de la Révolution tranquille ». Évoquant ensuite son rapport avec les citélibristes, il écrivait ceci : « Je me sentais proche de ces aînés à beaucoup d’égards. Même si leur position quant au nationalisme me laissait perplexe : ils y pourfendaient une idéologie perverse, alors que le souvenir de mes origines, mon travail à l’usine me portaient à y voir une espèce de réflexe moins aisément définissable. J’étais dégoûté de l’usage qu’en faisaient les gens du pouvoir ; je me refusais néanmoins, et depuis mon adolescence, à mépriser la référence nationale6. »

Dans son article de 1958, non seulement il ne méprise pas « la référence nationale7 », mais il fustige ceux qui, tels les citélibristes (peut-on penser), la rejettent en prétendant y échapper par en haut, au nom d’un « humanisme » abstrait qui accède à l’universel en brisant d’un coup de baguette magique « la coque nationaliste » (45). La « coque nationaliste » ? Car Dumont a beau être nationaliste, il n’en déplore pas moins l’étroitesse du nationalisme traditionnel qu’entretient une culture canadienne-française dont il n’hésite nullement à affirmer qu’elle « laisse fâcheusement l’impression du sable mouvant ou du marais stagnant. Mais, précise-t-il aussitôt, c’est dans et par elle que chacun de nous doit opérer sa conversion à lui-même » (43).

Tel est donc le grand défi de la prise de conscience chez les Canadiens français : rien de moins que la conversion à eux-mêmes. Celle-ci implique de rompre avec « notre tradition historiographique », avec « la définition de nous-mêmes [dont] nous avons hérité » (48) et à laquelle continue de s’alimenter par inertie le nationalisme traditionnel ; mais de rompre avec cette définition sans pour autant renoncer au nationalisme. Comment ? En « fond[ant], en définitive, nos choix dans des fidélités », de manière à construire « une communauté plus profonde » que celle que le peuple canadien-français a dû se donner pour survivre, une communauté qui aurait « le visage d’une patrie devenue notre contemporaine » (50). Toutefois, cette refondation du nationalisme ne saurait s’accomplir sans « psychanalyser pour ainsi dire nos consciences malheureuses », sans un retour sur nous-mêmes et sur notre histoire, afin que celle-ci « ne nous apprenne pas seulement que nos pères ont été vaincus en 1760 et n’ont plus fait ensuite que défendre leur langue [mais] qui nous les montre réclamant les libertés politiques en 1775 et en 1837 ; une histoire qui ne masque plus la naissance du prolétariat à la fin du XIXe siècle par un chapitre sur les écoles séparées » (50).

Ainsi, dès la fin des années 1950, Dumont jette les bases de son programme de recherche, de cette psychanalyse à laquelle il soumettra, un quart de siècle plus tard, dans Genèse de la société québécoise, nos « consciences malheureuses ». Mais, en attendant, il lui faudra, parallèlement à toutes ses autres tâches, approfondir sa connaissance de l’historiographie québécoise et affiner ses hypothèses de recherche.

À cet égard, l’article de 1966 sur « le cas canadien-français » constitue un moment charnière.

Le cas canadien-français

Intégré en 1973 dans son recueil d’essais Chantiers sous le titre « De l’idéologie à l’historiographie : le cas canadien-français », l’article de 1966 – qui s’intitulait alors « Idéologie et conscience historique dans la société canadienne-française du XIXe siècle » – fut d’abord le texte d’une communication à un colloque. Dans ses Mémoires, Dumont évoque les circonstances de cette communication : « J’ai présenté, dans un colloque de 1965, une première esquisse d’une étude sur les débuts de l’historiographie québécoise qui me valut d’aigres contestations de la part des collègues historiens qui appréciaient médiocrement mon incursion sur leur territoire8. »

Quoique moins « aigres » ou plus discrètes, les « contestations » des historiens persistèrent néanmoins quand parut, vingt-huit ans plus tard, Genèse de la société québécoise, qui fut accueilli par un silence poli9. Quoi qu’il en soit, l’esquisse de 196510 renferme déjà les principales hypothèses que Dumont développera dans Genèse et que je résumerai en sept points :

1. Toute connaissance historique s’appuie sur des traditions historiographiques elles-mêmes nourries par des idéologies. Celles-ci, en même temps qu’elles fournissent aux communautés humaines une définition d’elles-mêmes et de leur destin, témoignent des rapports de pouvoir au sein de ces communautés. C85-88 (OCI463-465).

2. Dès le début du XVIIIe siècle, une « distance énorme » se creuse entre « deux pôles d’organisation » de la société canadienne : d’une part, une société traditionnelle qui trouve dans le rang son unité et, d’autre part, un « système étatique » copié sur celui qui est en vigueur en France à la même époque et qui a peu à voir avec « la réalité vivante ». C88-91 (OCI465-468).

3. Sans doute existe-t-il, sous le Régime français, le « sentiment d’une différence » des Canadiens par rapport aux Français. Toutefois, à l’encontre d’une opinion répandue parmi les historiens canadiens-français, ce sentiment ne relève pas à proprement parler du nationalisme : « entre ce sentiment et la conscience nationale, il y a autant de distance qu’entre une attitude et une idéologie ». Les Canadiens de l’époque continuent de se rattacher « à la société globale française ». Il est certain que la Conquête, en mettant formellement fin à ce rattachement, est venue renforcer le sentiment identitaire canadien, mais sans que cela suffise pour autant à engendrer une nouvelle nation. Plutôt qu’« une coupure radicale », la Conquête produit « des facteurs nouveaux de développement de tendances antérieures », parmi lesquelles certaines pèseront lourdement sur le destin de la future nation canadienne-française. C91-95 (OCI468-471).

4. La création d’une Chambre d’assemblée, en 1791, sera un facteur décisif pour l’avènement d’une nouvelle bourgeoisie canadienne-française, laquelle définira, à partir de sa propre situation, la nation en formation. C92-93 (OCI4680-469).

5. « La vision que l’adversaire [le pouvoir anglais] se faisait du groupement canadien-français a contribué à renforcer la consistance de celui-ci. » C96 (OCI472).

6. Parfaitement conscient qu’elle « sera contesté[e] », Dumont formule l’hypothèse selon laquelle « le nationalisme canadien-français provient de l’échec de la rébellion de 1837 et, par-delà, de l’échec de l’idéologie bourgeoise ». C101 (OCI475).

7. C’est à la suite de cet échec que s’élabore le nationalisme canadien-français, d’une part par « la justification théorique » et utopique de la société traditionnelle à laquelle contribuera la littérature, d’autre part, et corrélativement, par le recours à l’historiographie, l’œuvre de François-Xavier Garneau marquant à cet égard « le moment d’achèvement de la conscience historique ». C107 (OCI480).

Si
toutes ces hypothèses demeurent encore assez peu développées, la lumière que, comme on le verra plus loin, Genèse de la société québécoise jette rétrospectivement sur elles montre à l’évidence que Dumont se trouve déjà, dans son article de 1966, en possession de ses idées maîtresses, voire de sa méthode, ainsi que l’indique la conclusion de l’article : « Il nous aura suffi d’avoir dessiné un processus général : celui qui mène d’une structure sociale à l’émergence d’une historiographie qui lui offre une conscience collective. Cette dernière notion, que Durkheim justifiait par des considérations a priori et souvent métaphysiques, prend ainsi une signification plus concrète. En tout cas, sans vouloir plaquer les hypothèses exposées ici sur d’autres sociétés, notre tentative indique peut-être une méthode, un éclairage susceptible d’être appliqué à d’autres contextes que le Canada français. On pourrait en espérer quelque contribution aussi bien à la théorie des cultures qu’à l’analyse épistémologique de la connaissance historique. » C114 (OCI485).

Cette méthode susceptible « d’être appliqué[e] à d’autres contextes que le Canada français », et dont le concept de référence constituera la clé de voûte, Dumont en exposera les « présupposés et justifications » dans son appendice à Genèse de la société québécoise. Mais, avant d’en arriver là, d’autres tâches et d’autres événements sauront l’accaparer, notamment la crise d’Octobre.

 

 

 


1 SC15 (OCII345)

2 « Car il y a des populations qui ne sont jamais guéries d’avoir été une fois conquises » 
(Simone Weil, L’enracinement, op. cit., p. 203).

3 LH267-268 (OCI153).

4 « De quelques obstacles à la prise de conscience chez les Canadiens français », Cité libre,
19, p. 22-28. Dumont a présenté une première version de ce texte en 1957 à l’occasion d’un congrès des anciens de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Sa publication dans Cité libre en 1958 fut l’objet de quelques rééditions, notamment dans Yvan Lamonde et Claude Corbo, Le rouge et le bleu. Une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1999, p. 515-523, ainsi que dans « Sur les traces de Fernand Dumont », Les Cahiers Fernand Dumont, 1, 2011, p. 41-50. Les chiffres qui figurent entre parenthèses dans la suite du présent chapitre renvoient à la pagination de cette dernière édition.

5 Paru d’abord dans France et Canada français du xvie siècle au xxe siècle, sous la direction de Claude Galarneau et Elzéar Lavoie, Les Presses de l’Université Laval, 1966, cet article fut repris dans Chantiers sous le titre « De l’idéologie à l’historiographie : le cas canadien-français » C85-114 (OCI463-485). Les chiffres que l’on trouvera entre parenthèses dans la suite de ce chapitre renvoient à la pagination de Chantiers.

6 RÉ130 (OCV325-326).

7 Comme on le verra plus loin, le mot « référence » désigne un concept clé de l’interprétation dumontienne de la société québécoise.

8 RÉ115 (OCV311-312).

9 Voir Julien Goyette, « Histoire, historiens et Genèse de la société québécoise », Bulletin d’histoire politique, 9 : 1, p. 71-84.

10 Cette esquisse venait répondre partiellement à ce qui fut, dans les années 1950, le premier projet de thèse de doctorat de Dumont, et qu’il s’était résigné à abandonner faute « des magnifiques instruments de travail » qu’allait fournir plus tard l’historiographie québécoise. Voir RÉ113-11 (OCV310-312).