La « Nuit des longs couteaux » et le coup de force constitutionnel fédéral

« Une des plus tristes constances dans la conduite des hommes au pouvoir, c’est l’incapacité absolue qu’ils semblent tous acquérir d’admettre la moindre erreur. On préfère se buter ou “fuir en avant” plutôt que d’avouer tout simplement qu’on s’est trompé, c’est-à-dire qu’on est humain. » René Lévesque, Le Journal de Montréal, 29 déc. 1970 « Les indications et sondages […]

« Une des plus tristes constances dans la conduite des hommes au pouvoir, c’est l’incapacité absolue qu’ils semblent tous acquérir d’admettre la moindre erreur. On préfère se buter ou “fuir en avant” plutôt que d’avouer tout simplement qu’on s’est trompé, c’est-à-dire qu’on est humain. »

René Lévesque, Le Journal de Montréal, 29 déc. 1970

« Les indications et sondages dont le gouvernement disposait depuis plusieurs mois laissaient la plupart du temps craindre une défaite de l’option souverainiste. Néanmoins, le Parti Québécois avait décidé sans retour, et quelles que soient les circonstances, que la consultation aurait lieu au cours de son premier mandat. Voulant se donner une obligation de résultat, le parti s’était créé une obligation de calendrier ! »

Claude Morin, Les prophètes désarmés, Montréal, Boréal, 2001, p. 209-210

« Dans l’agression dont le Québec fut victime à Ottawa au début de novembre 1981, l’agresseur, ce fut Pierre Elliott Trudeau… Le fossoyeur du droit de veto du Québec, ce fut en définitive le premier ministre actuel du Canada. — Les justifications que M. Trudeau multiplie à ce sujet sont du pur cabotinage intellectuel, de la démagogie mensongère. »

Claude Ryan, Le Devoir, 30 déc. 1982

Le 4-5 novembre marque le 40e anniversaire d’évènements qui ont profondément marqué l’histoire du Québec et sa place dans la fédération canadienne. Ce fut pendant la nuit des 4-5 novembre 1981, en effet, que des tractations secrètes – lesquelles se tinrent au Château Laurier à Ottawa, entre le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau (1919-2000) et les premiers ministres des neuf provinces anglophones, mais en l’absence et à l’insu du gouvernement du Québec – menèrent à l’acceptation par ces derniers du projet constitutionnel du premier ministre canadien du temps.

Cette entente est connue au Québec sous le vocable de « Nuit des longs couteaux » des 4-5 novembre 1981, parce qu’elle fut conclue sans consulter le gouvernement du Québec et parce qu’en plus, elle a nié au Québec son droit de veto historique en matière de changements constitutionnels. C’est pourquoi aucun gouvernement québécois, péquiste ou libéral, n’a depuis contresigné l’entente de 1981, et aucun n’a entériné la loi constitutionnelle de 1982, même si de jure cette loi fédérale s’applique forcément au Québec.

Fait démocratique important à souligner, le gouvernement canadien n’a tenu aucun référendum pancanadien, ni même une élection référendaire, pour faire approuver par la population souveraine les changements constitutionnels adoptés en 1981, lesquels furent par la suite insérés dans la loi constitutionnelle de 1982.

Le fil des évènements qui menèrent à l’exclusion du Québec de l’entente constitutionnelle de 1981 et de la loi constitutionnelle de 1982

Le point d’enclenchement du processus de négociations constitutionnelles fut la décision du gouvernement du Québec de tenir un référendum constitutionnel, le 20 mai 1980, afin d’obtenir un « mandat de négocier, d’égal à égal, un nouvel accord constitutionnel avec le reste du Canada », en vertu du droit des peuples à l’autodétermination.

Cependant, un certain nombre d’évènements politiques importants se produisirent au Québec à l’hiver et au printemps de 1980, après le dépôt de la question référendaire, le 20 décembre 1979.

D’une part, les résultats des élections fédérales du 18 février 1980 donnèrent un fort appui électoral à Pierre Elliott Trudeau, quand son parti, le parti libéral du Canada (PLC), obtint 68,2 % des votes au Québec et fit élire des députés dans 74 des 75 circonscriptions québécoises.

D’autre part, le gouvernement fédéral décida de s’impliquer dans la campagne référendaire québécoise, en tenant des débats à la Chambre des Communes, à compter du 15 avril 1980, sur les propositions du gouvernement québécois.

Ces débats à Ottawa s’étendirent sur deux semaines et permirent au premier ministre Pierre Elliott Trudeau d’éclipser partiellement Claude Ryan, le chef du « Non ». Il le fit, le 25 avril, dans une lettre ouverte destinée aux Québécois, dans laquelle le premier ministre canadien promettait qu’il ferait tout en son pouvoir « pour réformer la Constitution canadienne » en cas de victoire du « Non », mais sans toutefois préciser le contenu d’une telle réforme.

En effet, M. Trudeau ne précisa pas explicitement si une telle réforme irait dans le sens des neuf recommandations autonomistes pour un « fédéralisme renouvelé » proposées par Claude Ryan, chef du camp du « Non », même si plusieurs crurent que cela allait être le cas. Les propositions du camp du « Non » avaient été explicitées dans le Livre beige que le PLQ avait publié le 9 janvier 1980. Elles avaient été présentées comme une alternative au manifeste du camp du « Oui » intitulé D’égal à égal.

Le premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, sans être inscrit à aucun camp, comme la loi québécoise sur les référendums en faisait l’obligation, est intervenu aussi lors d’un rassemblement important pour le camp du « Non », le 14 mai 1980, en prenant des engagements qui contribuèrent fortement à la défaite du camp du « Oui ».

Il avait dit :

Si c’est un Non, ce sera interprété comme un mandat de changer la Constitution et de renouveler le fédéralisme. Je prends l’engagement solennel qu’après un Non, nous allons mettre en marche le mécanisme de renouvellement de la Constitution et nous n’arrêterons pas avant que ce soit fait. Je m’adresse solennellement aux Canadiens des autres provinces. Nous mettons notre tête en jeu, nous du Québec, quand nous disons aux Québécois de voter Non ; […] nous n’accepterons pas qu’un Non soit interprété par vous comme une indication que tout va bien, que tout peut rester comme avant.

En fin de compte, le 20 mai 1980, le mandat constitutionnel recherché par le gouvernement Lévesque fut rejeté dans une proportion de 59,56 %.

Les conséquences de la défaite référendaire de 1980 pour le gouvernement Lévesque et pour le Québec

Après sa défaite, le gouvernement Lévesque commit un certain nombre d’erreurs stratégiques face à un gouvernement fédéral canadien qui sortait grand gagnant de la lutte référendaire et qui souhaitait procéder à des changements constitutionnels dans les meilleurs délais.

Le gouvernement Lévesque ne démissionna pas. En effet, un gouvernement qui perd un plébiscite se doit normalement de démissionner, car une défaite plébiscitaire est, à certains égards, plus importante qu’une défaite électorale. À la surprise générale, le gouvernement Lévesque n’en fit rien. Il fit comme si une telle défaite était somme toute mineure et qu’il pouvait revenir à la case zéro et demeurer, même sans mandat, le négociateur du Québec face au gouvernement canadien.

Pierre Elliott Trudeau publia le 15 juillet 1980 une « lettre ouverte aux Québécois » dans laquelle il avouait, non sans une certaine arrogance, que les « changements constitutionnels » à venir iraient dans le sens d’un fédéralisme centralisé et unitaire. De plus, son projet ne comprenait plus, comme il l’avait promis lors de la campagne référendaire de 1980, que l’insertion d’une charte des droits et libertés dans la constitution allait tenir compte du « caractère distinct de la société québécoise » et que le gouvernement du Québec avait la responsabilité de protéger et de promouvoir ce caractère distinct, dans le respect des libertés fondamentales. Néanmoins, le gouvernement Lévesque ne posa aucun geste de contestation devant ce qui apparaissait être une négation évidente des promesses faites par le premier ministre fédéral pendant la campagne référendaire.

Cependant, quand le premier ministre québécois se présenta à la première conférence fédérale-provinciale, tenue à Ottawa, le 15 septembre 1980, pour entamer officiellement des négociations importantes sur des changements constitutionnels à venir, il ne pouvait prétendre détenir un mandat pour soumettre des propositions constitutionnelles au nom de la population québécoise, puisqu’un tel mandat lui avait été refusé.

Par contre, quand la Cour suprême du Canada, présidée par Bora Laskin (1912-1984), un ami personnel du premier ministre canadien, statua le 28 septembre 1981 que le gouvernement Trudeau n’avait besoin que de l’appui d’un « nombre suffisant » de gouvernements provinciaux pour procéder avec sa réforme constitutionnelle, et non pas de l’unanimité de ces derniers, comme cela avait été le cas auparavant, le gouvernement du Québec se trouva fort désemparé et il fut placé dans une position de grande vulnérabilité.

Toute la stratégie du gouvernement Lévesque pour faire obstacle aux visées constitutionnelles unilatérales du gouvernement fédéral avait consisté à se joindre à sept autres gouvernements provinciaux pour former le Groupe des Huit.

Cependant, ce front interprovincial d’opposition se trouva sérieusement menacé d’éclatement à la suite de l’interprétation complaisante de la Cour suprême du Canada. En effet, il sautait aux yeux que le gouvernement Trudeau n’avait qu’à acquiescer aux quelques demandes des provinces anglophones pour obtenir leur appui.

Cela fut d’autant plus facile que le premier ministre Lévesque avait ouvertement accepté, sans avoir consulté au préalable ses collègues, la proposition piège de Pierre Elliott Trudeau de tenir un double référendum pancanadien sur la Charte des droits et libertés et sur une formule d’amendement, une idée qui déplaisait souverainement aux premiers ministres anglophones et qu’ils souhaitaient éviter à tout prix.

L’éclatement du Groupe des Huit se produisit dans la nuit du 4 au 5 novembre 1981… et on en connaît la suite.

Les conséquences pour le peuple québécois et pour la nation canadienne-française du coup de force constitutionnel fédéral de 1981-1982

Trois grandes conséquences pour le peuple québécois et pour la nation canadienne-française ont découlé du coup de force constitutionnel fédéral de 1981-1982.

1- Le Parlement élu du Québec a été placé depuis sous la tutelle arbitraire d’un « gouvernement des juges » non élu et nommé par le seul gouvernement canadien. (N. B. : Les membres de la Cour constitutionnelle allemande, par exemple, sont nommés à parts égales par le Bundestag [ou le parlement allemand] et par le Bundesrat [lequel est un conseil des ministres des Länder].) Dans ce contexte, il est devenu problématique pour le gouvernement du Québec de légiférer en matière de langue, de culture, de laïcité et d’éducation, tous des domaines qui relevaient dans le passé de sa compétence exclusive. L’exemple le plus patent a été la Charte de la langue française, plus connue sous le nom de « Loi 101 », laquelle s’est vue retranchée des pans entiers par les tribunaux fédéraux.

2- L’insertion de l’idéologie politique du multiculturalisme dans la loi constitutionnelle de 1982 (N. B. : Le Canada est le seul pays au monde qui a constitutionnalisé une telle idéologie politique) a justifié l’adoption d’une politique fédérale d’immigration super massive de remplacement de population, en très grande majorité intégrée au Canada anglais. À terme, cette politique est une menace au pouvoir politique relatif et à la survie même de la nation canadienne-française dans son ensemble.

3- La centralisation politique accrue au niveau fédéral canadien tend de facto à faire du foyer majoritaire des francophones en Amérique du Nord qu’est le Québec une sorte de colonie intérieure soumise aux diktats politiques du Canada anglais. Il en résulte une entorse majeure à la démocratie.

Conclusion

Les changements constitutionnels sur lesquels il y eut entente lors de la « Nuit des longs couteaux » des 4-5 novembre 1981, malgré l’opposition formelle du gouvernement québécois, et lesquels furent constitutionnalisés dans la loi constitutionnelle de 1982, ont considérablement réduit la souveraineté du Parlement du Québec dans les domaines de ses compétences.

Dans le nouveau contexte constitutionnel canadien imposé au Québec dans l’après-1982, le gouvernement du Québec rencontre de nombreuses embûches dans sa mission première de préserver l’avenir du Québec en tant que seule société à majorité francophone en Amérique du Nord.

* Professeur émérite de l’Université de Montréal et ancien ministre. Ce texte est en partie inspiré du livre de l’auteur La régression tranquille du Québec, 1980-2018, Montréal, Fides, 2018, 344 p.

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