La tragédie du CHUM. L’impuissance d’une élite aliénée

Note critique sur l’ouvrage de
Robert Lacroix, Louis Maheu

Le CHUM. Une tragédie québécoise, Montréal, Boréal, 2010, 309 pages

C’est un gâchis inqualifiable, plus personne n’en doute. Le site du 1000 Saint-Denis a toutes les allures d’un prix de consolation dont les coûts explosent et dont on ne sait plus quand il finira par prendre forme. L’affaire du Centre hospitalier de l’Université de Montréal est un désastre.

Robert Lacroix, qui a été recteur sur la montagne, et Louis Maheu, qui a représenté l’Université de Montréal aux diverses instances vouées à l’implantation du CHUM, reviennent sur les événements pour tenter de comprendre le parcours vers la catastrophe. Ils présentent ce cuisant échec comme une tragédie québécoise, manière pour eux de dire que c’est tout le Québec qui écope, certes, mais manière aussi d’en faire une partie prenante. Insistant pour rappeler qu’avant le CHUM quatre autres projets de centre hospitalier universitaire ont échoué, les auteurs n’annoncent pas seulement qu’ils vont tenter de reconstituer et comprendre la séquence des événements et le jeu des acteurs, ils placent leur entreprise sous un double questionnement.

Politique d’abord, qu’ils évoquent pour mieux l’évacuer : « Cela tient-il à la situation politique du Québec ou de Montréal ? Difficile de le croire, car le pendant anglophone du CHUM, le MUHC, a déjà discrètement mis en chantier son nouvel hôpital sur le site Glenn Yards. En outre, depuis 1920, McGill a son hôpital universitaire, le Royal Victoria ». On l’aura tout de suite compris, le dédoublement des filières universitaires et hospitalières va de soi. A matter of fact ! Les auteurs vont donc composer avec ce qu’ils posent comme un fait d’évidence et, du coup, nous le verrons, passer à côté de l’essentiel.

Et comme cela arrive souvent quand on refuse de situer les choses dans leur champ de forces, les réflexes de minoritaires nous rattrapent et les voilà donc dans le questionnement culturel, au bord de l’introspection : « Est-ce une incapacité, chez les Québécois francophones, que de ne pouvoir se doter d’une institution aussi essentielle qu’un hôpital universitaire de première catégorie ? » (p. 11) Ce peuple serait-il donc incapable de se tenir à la hauteur de ce qu’attend de lui son élite ? Nos universitaires se gardent tout de même une petite gêne : « Nous refusons de voir là une forme de fatalité, mais force est de constater que c’est le prestige de Montréal comme grand centre de savoir francophone qui est menacé, donc le rayonnement du Québec lui-même sur le plan international » (p. 11). Le glissement est subtil : le savoir est francophone (!) et c’est d’abord de mal paraître que cela fait souffrir. De là à se mettre à la recherche des travers de notre mentalité… il n’y a pas loin pour croiser les ruines cité-libristes et les anxiétés de Lucien Bouchard.

Le désastre du CHUM aura donc été une occasion ratée pour l’Université de Montréal et ce qu’elle aurait pu faire pour pousser « Montréal à consolider sérieusement sa position de ville de savoir et men[er] le Québec à poursuivre sa transformation économique dans l’économie du savoir ». L’affirmation n’est pas dénuée de fondement, mais la lecture de l’ouvrage laissera plutôt perplexe à cet égard tant la dynamique nationale y est absente, noyée dans les mots fétiches et les lieux communs sur les défis du XXIe siècle et les besoins de se doter d’une université de « classe mondiale », expression chérie des adeptes de la compétition mondialisée.

En réduisant sa perspective au seul jeu des acteurs, l’ouvrage reste anecdotique en dépit de sa prétention à nous présenter les choses dans le registre de la tragédie. Pour bien décoder le tragique, il faut savoir s’en référer au destin. Et en cette matière, le livre est bien loin du compte. Les auteurs filent la métaphore, tout au plus. Le récit est présenté en trois actes, mais aucun destin ne s’y joue. L’échec n’est qu’une occasion ratée, et sa chronique ne débouche que sur le ressentiment dépité parce que le politique y est de part en part réduit au politicien et que rien n’est dit sur l’inscription du CHUM et de sa dynamique institutionnelle dans les rapports du Québec avec la puissante nébuleuse du complexe universitaire anglophone. C’est un livre qui n’éclaire rien, sinon peut-être que les manœuvres auxquelles se sont livré des factions d’une élite provinciale tout entière engluée dans ses microchicanes et ses jeux de coulisse pour dresser les clans les uns contre les autres autour des disputes d’intendance.

Trois actes donc : le premier, pour relater le passage d’un projet éclaté en trois sites (Notre-Dame, Saint-Luc et Hôtel-Dieu) à la proposition d’un seul CHU sur le site du 6000 Saint-Denis ; le second tout entier défini par les manœuvres lancées à l’occasion de l’arrivée au pouvoir des libéraux pour recadrer le projet, effectuer un virage à 180 degrés et relancer le débat sur le site et le type de construction ; le troisième, enfin, où va se jouer le sort du site Outremont et du projet de technopole de la santé et du savoir. Le récit suit l’ordre chronologique.

D’un acte à l’autre, les auteurs reconstituent la séquence des événements et décortiquent les manœuvres qui ont enclenché une logique infernale conduisant au dénouement que l’on sait. Leur thèse : une lutte féroce conduite par les technocrates du ministère de la Santé qui font alliance avec Philippe Couillard pour s’assurer du contrôle absolu sur le projet, le façonner comme ils l’entendent en attisant les dissensions entre les divers groupes en présence, pour finalement mieux marginaliser et neutraliser l’Université de Montréal. Plaidoyer pro domo, en partie, sûrement, mais pas sans fondement. Le projet aurait dérivé d’autant plus allègrement que la technocratie aurait su jouer des faiblesses du politique et des tensions inhérentes au fonctionnement du pouvoir exécutif. Tensions sous les péquistes, empêtrés dans les choix budgétaires d’une province déstabilisée et incapables de se résoudre à passer aux actes ; tensions sous les libéraux, partagés entre les batailles de prestige, l’affairisme puant et les luttes de clan.

L’ouvrage est consacré à la micro-analyse des choix tactiques et des conduites des acteurs. Il n’est pas inintéressant de voir démonter les positions hypocrites, de prendre connaissance du contenu des rapports de complaisance avec lesquels les Daniel Johnson et Brian Mulroney de ce monde ont fait dérailler le projet ou encore de voir comment la manipulation des règles peut transformer une commission parlementaire en arme de destruction. Du récit, il ressort évidemment que Philippe Couillard a été à la hauteur de la dignité avec laquelle il a mijoté sa sortie. La chronique est méticuleuse, elle se lit comme un rapport d’autopsie.

Il faut savoir gré aux auteurs de revenir sans complaisance sur leurs erreurs de parcours – et elles sont nombreuses. Ils posent un regard assez lucide sur l’échiquier et la façon dont ils reconstituent le mouvement des pions est instructive sur la portée et l’effet des logiques instrumentales entre les instances en cause. On leur passe néanmoins un peu moins bien leur candeur en ce qui concerne la compréhension de l’ensemble du contexte et le positionnement global du dossier du CHUM dans l’avenir national.

En effet, leur analyse reste prisonnière d’une logique provinciale aussi indigente qu’inadéquate. Jamais, ils ne remettent en cause le cadre même dans lequel le dossier des centres hospitaliers universitaires a été enfermé. Le partage à 50-50 de l’enveloppe budgétaire est une aberration qu’ils n’évoquent même pas. Ils ne consacrent aucun effort à situer le rôle et les fonctions que devraient remplir l’université et son centre hospitalier dans le système québécois de santé et de formation médicale. Alors que cette répartition budgétaire défie toute rationalité et la pénalise à tous égards, quels que soient les paramètres sur lesquels on la reporte, les auteurs ne relèvent rien de l’inégalité structurelle qu’elle consacre entre McGill et l’Université de Montréal. Jamais la discussion n’a lieu sur l’extrême étroitesse de la marge budgétaire que cela entraîne et sur les pressions que l’indigence induit dans le processus décisionnel et dans la dynamique des rapports entre les acteurs. Tout attardés à chercher les mécanismes qui ont sapé ou empêché la cohésion des divers groupes d’intérêt autour de la proposition du CHUM, les auteurs n’abordent qu’indirectement et par allusions furtives le partage du champ institutionnel entre les deux universités.

Ils font bien mention, par exemple, de la grogne qu’avait provoquée le choix d’un CHU en trois sites alors que McGill, qui avait déjà son hôpital universitaire, se voyait octroyer un nouvel équipement tout neuf (p. 31). Mais c’est pour mieux minimiser la chose en la replaçant dans le seul registre du dépit à l’égard des acteurs qui ont mal joué les règles du jeu qu’ils acceptent sans se demander si elles ne les donnent pas pour perdants d’avance. Il arrive parfois qu’on évoque l’injustice en commentant l’évolution des coûts des multiples versions du CHUM qui rétrécit comme une peau de chagrin et qui doit subir des compressions qui n’affectent pas le projet de McGill (p. 79, p. 123), mais c’est dit sans être repris dans l’analyse. Question d’habitude, sans doute.

C’est une description affligeante qui se déroule au fil des pages, une description qui a tout pour donner le dégoût de la politique et engraisser le cynisme le plus enragé. On ferait un mauvais procès aux auteurs en les accusant de faire exprès. Mais force est de constater que c’est l’effet que produit leur propos. En situant leur analyse dans le seul cadre des interactions entre les groupes reliés au CHUM, oblitérant la question du partage inéquitable des ressources, en omettant de poser la question du financement et de l’organisation d’un double réseau et en évitant de prendre en compte les effets de ces choix sur l’univers de contrainte que cela a imposé au projet du CHUM, les auteurs acceptent un ordre des choses qui n’est rien moins qu’un consentement à la logique de minorisation dans laquelle s’est enfermée l’Université de Montréal. C’est dans l’analyse du sort qui a été fait au projet de technopole que cela transparaît le plus clairement.

Ce projet, il apparaît au moment où il est désormais évident que l’appui de l’Université au projet du site du 6000 Saint-Denis ne servira plus à rien. Couillard, qui a bien manœuvré et réussi à se faire plusieurs alliés pour appuyer le choix du site de Saint-Luc, vogue vers une victoire. Un concours de circonstances, nous dit le recteur Lacroix, va permettre de changer la donne. Le Canadien Pacifique serait prêt à vendre le site de la gare de triage d’Outremont. Paul Desmarais père aurait fait bénéficier l’Université de ses bons offices et tout à coup un autre projet devenait envisageable : celui de régler les problèmes de locaux du secteur des sciences de la santé, de fournir un nouveau site pour le CHUM et de le bonifier d’une possibilité d’expansion incomparable, facilitant d’autant les rapprochements entre les laboratoires et les divers satellites de valorisation de la recherche qui facilitent les transferts technologiques et la création d’entreprises.

Lacroix se lance à fond de train dans la préparation du projet. C’est une perspective enthousiasmante qui s’ouvre, voilà désormais que l’Université parle de « projet de société ». Aux dires du recteur, Jean Charest est ravi, « il s’agissait du plus beau projet qu’il avait reçu en plus de vingt ans de carrière politique » (p. 190), ce qui ne l’empêchera pas de s’écraser devant Couillard quelques mois plus tard. Un beau projet, certes, mais une affaire bien différente de celle du CHUM tel qu’il était engagé. C’était une entreprise qui devait mobiliser des ressources financières considérables et qui supposait une vision du développement qui n’avait de sens que dans une perspective nationale. Cela, l’Université ne l’a pas compris. Ou plutôt elle n’en a pas saisi les implications et les exigences. Nos auteurs non plus, même après le cuisant échec, même au terme de leur chronique éplorée.

Parce qu’il faisait éclater le cadre financier et qu’il aurait dû forcer la réflexion sur la reconfiguration des institutions et le partage des responsabilités et du travail dans le système de santé et dans le monde médical, le projet d’Outremont ne pouvait devenir une proposition intéressante que dans le cadre d’une discussion large sur la mission nationale d’un tel équipement. Choisir Outremont cela aurait signifié doter le Québec d’un navire amiral et consacrer la direction de l’Université de Montréal, lui conférer la place et le rôle de pierre angulaire dans le système de santé et dans le système universitaire. Cela aurait obligatoirement redéfini la place, les responsabilités et les ressources attribuées à l’Université McGill et remis en cause la pertinence du MHUC dans la forme où il avait été autorisé. La technopole ne pouvait avoir qu’une envergure et une responsabilité nationales.

Or, le dossier du CHUM restait enfermé dans la logique de la double filière clivée par la langue et organisée non pas en fonction de la majorité, mais bien sur l’égalité des institutions anglophones et francophones. C’est pour n’avoir pas compris cela que les auteurs sont restés médusés – en tant qu’acteurs à l’époque, et en tant que rédacteurs après coup – par l’accueil et les réactions suscitées par le projet.

Ils n’ont rien compris des réticences soulevées par les appuis du clan Desmarais. Leur registre d’interprétation reste ethnique :

Il [Paul Desmarais] jouait pour l’Université de Montréal un rôle nettement moindre que celui joué alors par l’ancien président-directeur général de l’Alcan, David Culver, et une brochette d’hommes d’affaires dans la conception, la promotion et la défense du projet de l’Université McGill dans la cour Glen. Dans ce cas, cependant, personne n’y avait jamais vu un puissant lobbying du principal et vice-chancelier de McGill. Ce que l’on voyait comme l’engagement normal de l’élite du milieu anglophone pour la défense des intérêts de son université devenait un méchant lobbying des puissants pour le projet de l’Université de Montréal (p. 201).

Ici, pas de logique nationale, pas de rapport de minorité à majorité, seulement la solidarité ethnique autour des institutions. Les Desmarais dont l’acharnement antinational n’est plus à démontrer sont vite devenus des alliés encombrants. Par les soupçons que leur présence pouvait nourrir quant aux enjeux fonciers et financiers du projet. Par l’impossibilité que leur appui dressait de sortir du cadre minoritaire pour faire passer le débat dans le registre de l’organisation nationale du système et de l’intérêt supérieur du Québec.

Le récit des événements entourant la mise à mort du projet Outremont est sans doute le plus affligeant de tout le bouquin. Le ratatinement du projet CHUM, l’impossibilité de nommer les choses correctement, la censure sur la formulation de l’intérêt national, la résignation devant l’ordre des choses et la puissance hégémonique inquestionnée de McGill, tout y est.

Et comme il se doit, nous aurons même eu droit aux lamentations de Lucien Bouchard, que le dossier avait fait sortir de son nouveau plan de carrière :

Sommes-nous vraiment résignés à subir pendant des générations la comparaison d’un CHUM de compromis avec le complexe médical et hospitalier de McGill, déployé, lui, sur une superficie vaste et dégagée, totalement construit à neuf et agrémenté de verdure, conçu selon les normes les plus modernes et les plus exigeantes du continent ? Si oui, c’est un choix qu’on ne pourra reprocher qu’à nous-mêmes (p. 216).

Mais quel nous ? Celui d’Elvis Gratton ? On reconnaît bien là le politicien de Saint-Cœur-de-Marie, toujours prompt à nous tâter le « nous » de la réprimande, sans jamais même se demander si lui-même, alors qu’il en avait le pouvoir, n’aurait pas pu poser le dossier dans ses paramètres nationaux. L’esprit minoritaire dans toute sa prégnance.

Tout au long de ce troisième et dernier acte, les auteurs poussent à sa limite leur cadre d’analyse : ils insistent sur l’emprise des technocrates de Québec, sur la veulerie politicienne, sur l’impitoyable mécanique procédurière qui a fourni tous les trucs pour faire triompher les fausses perceptions et réduire à néant les considérations des experts. Tout cela pour mieux redire, au fond, que l’erreur de l’Université de Montréal aura été de trop faire confiance en l’expertise et aux exigences de la rationalité. Point de vue technocratique s’il en fut, il culminera dans les lamentations sur les lacunes des stratégies de communications que l’Université aurait déployées avec des moyens bien insuffisants. On comprend aussi, à demi-mot, que les choses auraient pu évoluer autrement si l’Université avait traité avec moins de condescendance certains de ses partenaires…

Ces admissions faites, les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, « nous restons sur notre faim » (p. 301).

Nous avons découvert comment, de conflits en commissions, on en était arrivé à la décision de construire le CHUM au 1000 Saint-Denis. En ce qui a trait au pourquoi, nous pensons avoir identifié des facteurs qui nous semblent indubitables, comme la fragilité et le manque de rigueur de plusieurs analyses. D’autres facteurs ont peut-être marqué cette tragique odyssée et son malheureux point d’arrivée : nous laissons d’autres que nous les identifier (p. 301).

Étrange démission. Aveu d’impuissance ou refus de nommer l’éléphant qui pacage dans la cour Glenn ?

L’Université de Montréal a perdu. Le Québec a perdu. Mais les auteurs ne parviennent pas à clairement identifier ce qui s’est perdu réellement. Une occasion exceptionnelle pour laquelle « tous les ingrédients étaient là pour en faire un succès » (p. 294). On veut bien le croire, mais il en manquait un et il est essentiel : la mobilisation nationale. Or celle-ci n’était possible qu’à la condition de situer le projet de technopole de la santé et du savoir dans son cadre national, un cadre qui exige la reconfiguration des institutions et des rapports avec la minorité anglophone. Les ressources financières sont limitées et les règles de leur partage ne peuvent souffrir de traiter sur un même pied d’égalité des réseaux institutionnels qui fonctionnent comme si deux majorités se partageaient le Québec.

Ce qui s’est joué là, c’est la marginalisation de la médecine en français et de la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Ce qui s’est joué là, c’est une formation à deux vitesses financée par les fonds publics au détriment des étudiants de la majorité. Ce qui s’est perdu là, c’est la capacité de faire du CHUM le centre de gravité du système de santé québécois. La résignation des auteurs qui se défilent devant les raisons de ce dérapage n’a d’égale que celle d’une certaine élite qui s’accommode trop bien de la marginalisation des institutions qui leur donnent, encore pour un temps, l’occasion de faire carrière à rationaliser l’indigence et à s’imaginer dans le coup en faisant des discours enflammés sur les projets de « classe mondiale ». Ils ne le savent peut-être pas encore, mais c’est là le signe le plus sûr de leur enfermement dans la bourgade.