Le 29 janvier 2020, un groupe d’experts nommés en juin 2018 remettait aux ministres de l’Innovation et du Patrimoine du Canada, Navdeep Bains et Steven Gilbeault, un rapport visant à affirmer la souveraineté canadienne en matière de technologies numériques et à moderniser les lois régissant le secteur des communications au Canada. Avec la pandémie qui s’est imposée à l’ordre du jour dans les semaines qui ont suivi, ce rapport est passé sous le radar et n’a pas soulevé de débats. Il risque toutefois d’être lourd de conséquences puisqu’il touche un secteur névralgique pour le développement économique et culturel du Québec.
L’esprit du rapport
Le contenu du rapport reflète les objectifs du « nation building » canadien et la volonté de centraliser les pouvoirs en matière de communications, entreprise poursuivie par le gouvernement canadien depuis 1932. La constitution canadienne ne contenant aucun article spécifique en cette matière, c’est le Conseil privé de Londres, un tribunal colonial, qui, suite à un conflit entre le gouvernement du Québec et le gouvernement fédéral sur le contrôle des ondes radio, statua que cette compétence revenait au gouvernement fédéral. Depuis lors, toutes les lois en la matière ont renforcé l’autorité du gouvernement canadien. Ce dernier rapport ne déroge pas à la règle de la centralisation.
L’argumentaire et les recommandations sont élaborés comme si les provinces n’existaient pas. Alors que les nouvelles technologies de communications ont des impacts majeurs sur le développement de l’économie et de la culture, les provinces n’ont pas voix au chapitre. Fait tout aussi significatif, le rapport ne précise aucune mesure concrète pour assurer le développement équilibré des deux langues officielles sur le WEB. On ne trouve aucune recommandation pour soutenir l’affirmation de la langue française dans le monde du numérique. Le rapport ne consacre qu’un alinéa à la recommandation 53 qui propose « d’assurer la production de contenu par et pour les communautés de langues officielles en situation minoritaire » sans prévoir de mesures spécifiques à cet égard. Le rapport évoque brièvement le soutien aux peuples autochtones pour leur faciliter l’accès aux technologies de communication. Il prévoit d’ajouter au mandat de CBC-SRC l’obligation de refléter les langues et cultures autochtones dans les nouvelles (recommandation 71). Les auteurs accordent autant d’importance à la question de l’accès aux services dans les langues officielles et pour les nations autochtones qu’aux handicapés qui doivent eux aussi avoir accès au contenu numérique.
Les objectifs
Le gouvernement fédéral a profité de la controverse engendrée par son refus de taxer les GAFA (cet acronyme désigne la quinzaine d’acteurs d’Internet d’envergure mondiale, dont : Airbnb, Alibaba, Amazon, Apple, Facebook, Google, LinkedIn, Microsoft, Netflix, Twitter, Uber, Yahoo, etc.) pour entreprendre une révision de ses politiques en matière de communication. Le comité d’experts devait examiner différentes questions :
- comment soumettre les entreprises qui exploitent des plateformes mondiales aux lois canadiennes, en particulier en matière de fiscalité ;
- comment protéger les intérêts des utilisateurs et rendre les services en ligne plus accessibles et plus abordables ;
- comment assurer la sécurité des infrastructures et protéger le fonctionnement de la démocratie des menaces que peuvent engendrer les technologies numériques ;
- comment assurer la présence du contenu canadien sur les différentes plateformes numériques ;
- comment améliorer la qualité de l’information.
Pour atteindre ces objectifs, le comité a proposé 97 recommandations qui visent essentiellement à renforcer les pouvoirs de réglementation du CRTC et à concentrer le pouvoir en son sein en réduisant de 13 à 7 le nombre de membres du Conseil et en les obligeant à résider dans la capitale nationale. Cette mesure vise à éviter l’emprise des influences régionales sur le processus de décision et à le rendre plus efficace et réactif.
Les moyens
Les propositions du comité visent à accroître les pouvoirs du CRTC, à accroître les revenus du gouvernement canadien et à accroître le contrôle sur la production culturelle. La première recommandation porte sur le nom du CRTC qui est jugé inadéquat et qui devra s’appeler le Conseil des communications canadiennes. Ce changement d’appellation reflète cette volonté d’expansion de l’autorité du Conseil qui ne sera plus limitée aux entreprises de radio et de télécommunication, mais qui pourra ainsi englober tous les fournisseurs de communication électronique. On veut ainsi assujettir à la loi canadienne toutes les entreprises nationales et étrangères qui fournissent du contenu médiatique aux Canadiens. La recommandation 19 prévoit l’application de la loi à toutes les personnes ou entités qui fournissent des services de communication électronique même si celles-ci n’ont pas d’établissement au Canada.
Pour ce faire, on propose de créer en plus du système des licences traditionnel un système d’enregistrement des entreprises qui diffusent du contenu par Internet. Sur le plan fiscal, le comité rejette l’imposition d’une taxe aux entreprises étrangères parce que celle-ci serait transférée aux consommateurs ce qui aurait pour effet d’augmenter les coûts des services. S’il fallait suivre ce raisonnement spécieux, c’est l’ensemble des impôts sur les corporations qu’il faudrait supprimer, car ces entreprises les refilent elles aussi aux consommateurs. Il n’y aura donc pas de taxes Netflix. « Il est préférable qu’un service tel que Netflix soit tenu de consacrer une portion de ses budgets de programmation à des productions canadiennes » (p.13). De plus, l’imposition d’une taxe indisposerait les autorités américaines et contreviendrait à leur politique de protection de leurs entreprises en les soustrayant à la fiscalité des autres pays. Peu ambitieux sur le plan de la fiscalité, le rapport (recommandation 85) propose pour réduire la concurrence inégale entre les entreprises canadiennes et étrangères, de soumettre ces dernières à l’obligation de percevoir et de transmettre au gouvernement les taxes de vente sur les services offerts aux consommateurs, comme le fait déjà le Québec.
Au lieu d’utiliser la fiscalité, on propose plutôt d’instaurer une redevance fixée par le Conseil qui servira à accroître la production de contenu canadien. Mais le rapport se montre silencieux sur le montant de ces redevances et sur les modalités d’application. On prévoit que les redevances versées par les entreprises d’agrégation et de partage de média seront versées à un fond indépendant autorisé par le CRTC et serviraient à financer la production de nouvelles (recommandation 71).
Le rapport (recommandation 30) confie au CRTC le mandat d’intervenir pour assurer les tarifs justes et raisonnables ; on recommande que l’organisme de régulation dispose d’un plus grand pouvoir discrétionnaire dans l’utilisation de ses outils réglementaires. On voudrait aussi (recommandation 36) confier au CRTC une forme de pouvoir d’expropriation en lui donnant autorité sur toutes les infrastructures passives incluant l’accès à toutes les propriétés publiques pouvant accueillir des installations ce qui inclurait évidemment les lignes d’Hydro-Québec ou le mobilier urbain ainsi que le pouvoir de décider des emplacements des antennes. La recommandation 37 prévoit que le CRTC aurait le pouvoir discrétionnaire d’autoriser la construction d’installation de communication.
Un contrôle accru sur le contenu de l’information
Le gouvernement canadien depuis l’arrivée au pouvoir de Pierre Trudeau en 1968 n’a eu de cesse de forger les lois canadiennes pour encadrer et nationaliser le contenu de l’information. Les interventions intempestives des dirigeants fédéraux contre Radio-Canada n’ont pas cessé depuis lors. Ce dernier rapport ne déroge pas à la règle et cherche à étendre cette emprise politique sur les médias électroniques.
La recommandation 51 préconise l’extension de la loi sur la radiodiffusion au contenu médiatique, soit le contenu alphanumérique des nouvelles. On prévoit attribuer au CRTC un pouvoir élargi pour exercer une surveillance du contenu des nouvelles puisque dans l’état actuel de la législation la société d’État n’est pas obligée de rendre compte du contenu de l’information sur ses plateformes numériques. On rappelle que le soutien au service public est « essentiel au maintien et au renforcement de l’identité nationale, de la souveraineté culturelle et de la démocratie canadienne » (recommandation 52). Mais on va plus loin en proposant aussi d’imposer cette mission non seulement au secteur public, mais aussi aux secteurs privés et communautaires.
Le rapport Yale propose d’accroître le soutien au service public en le libérant des contraintes financières imposées par la publicité. On recommande ainsi l’élimination dans un délai de cinq ans de la publicité de tous les supports de diffusion de CBC-SRC en commençant par les nouvelles. Obtenant un financement pluriannuel stable du gouvernement, le ministère du Patrimoine canadien pourrait en retour évaluer l’adéquation entre le mandat et les réalisations de la société d’État. Cette logique du financement public assujettirait encore plus la société d’État aux orientations gouvernementales et accentuerait la diffusion de l’idéologie canadienne.
Réglementer plus, surveiller, enquêter et imposer des normes et des obligations telles seront les nouvelles attributions du CRTC si le rapport Yale était mis en application.
Taxes ou redevances ?
Instaurer ou pas une fiscalité du numérique est l’enjeu principal du rapport Yale qui accrédite la position du Parti libéral du Canada en écartant toute imposition de mesures fiscales aux GAFA. Ce faisant le Canada se soumet à la politique protectionniste des États-Unis et abdique sa souveraineté nationale sur le plan de l’évasion fiscale puisque les GAFA ne paient aucun impôt sur leur chiffre d’affaires réalisé au Canada. Le Canada a choisi la politique nébuleuse des redevances en misant sur la bonne volonté de ces entreprises à mettre en ligne du contenu canadien. Non seulement on ne sait rien du calcul de ces redevances, de leur montant et de leur impact sur la production de contenu canadien, mais cette logique ne peut s’appliquer à toutes les entreprises du numérique. Ce serait comme instaurer un système de troc variant à la tête du client. On peut certes imaginer que pour Netflix, il sera possible de diffuser plus de contenu canadien et que cela sera vérifiable concrètement, mais comment peut-on demander à Airbnb ou à Amazone d’accroître leur production de contenu culturel canadien ? Le rapport n’ose pas aller au fond de ces questions et se contente de généralités.
En Europe, le débat sur l’imposition d’une taxe sur les revenus générés par les services numériques a fait rage l’an dernier. La France, voulant forcer une négociation à l’échelle internationale sur cet enjeu, a adopté le 11 juillet 2019 une loi plus rigoureuse qui impose aux géants américains une taxe de 3 % de leur chiffre d’affaires provenant des revenus de la vente de données et de la vente de publicité. Cette taxe s’appliquera aux entreprises qui ont un chiffre d’affaires dépassant les 750 millions d’euros dans le monde dont 25 millions proviennent de la France.
Les objectifs de cette nouvelle politique fiscale sont d’arriver à une plus grande équité fiscale entre les acteurs économiques, de permettre la lutte contre l’évasion fiscale et de contrer les stratégies d’optimisation fiscale utilisées par les grandes multinationales. Les partisans de cette politique de taxation la justifient en soutenant que les bénéfices des entreprises numériques doivent être imposés là où s’effectuent les activités et non pas là où se situe le siège social des entreprises numériques. Ainsi, la perception de la taxe doit être faite par les États où sont situés les utilisateurs.
Comme cela était prévisible, le gouvernement américain a menacé la France de représailles douanières en surtaxant les produits français. La France a suspendu l’application de sa taxe en 2020 en espérant un accord global au sein des pays membres de l’OCDE dont les 140 États membres négocient en ce moment un accord général sur la fiscalité transfrontalière. Le FMI souhaite lui aussi une entente internationale pour lutter contre l’évasion fiscale des GAFA (La Presse, 10 juillet 2020).
Conclusion
Un des effets pervers du rapport Yale est de marginaliser encore plus le Québec dans le processus de modernisation lié aux nouvelles technologies. La lettre et l’esprit du rapport fonctionnent sur la prémisse de l’existence du « One Nation » qui développe un arsenal institutionnel pour imposer sa vision et ses intérêts. Le Québec sera privé des revenus générés par les redevances ou les taxes imposées aux GAFA et ceux-ci seront utilisés pour renforcer l’emprise du gouvernement canadien sur le développement de la culture québécoise. Par ses nouvelles réglementations et nouveaux pouvoirs, le CRTC et le ministère du Patrimoine canadien renforceront leur main mise sur les producteurs et créateurs québécois. Le Québec risque aussi d’être handicapé dans son développement économique puisqu’Internet est devenu le nerf de la guerre sur le plan commercial pour un très grand nombre d’entreprises.
Ne pas être une nation implique la subordination et la dépendance. Les usages des nouvelles technologies de communication ne profiteront au Québec que si par l’accession à l’indépendance le législateur québécois peut les orienter en fonction de l’intérêt national québécois ce qui veut dire favoriser un accès maximal aux produits culturels québécois en contrôlant nous-mêmes la réglementation qui s’applique aux contenus diffusés en ligne. Un Québec indépendant ne sera pas soumis à la stratégie du Canada et pourra décider de participer à des ententes internationales pour fixer de nouvelles règles de la fiscalité numérique.
* Politologue.