Le présent texte sur le récent Accord de libre-échange Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) apporte un point de vue différent par rapport à celui diffusé à grande échelle par nos médias d’information souvent contrôlés par des intérêts fédéralistes ou encore par certains journalistes et chroniqueurs peu spécialisés dans les questions économiques ou inféodés au régime en place.
Le chroniqueur et ex-éditorialiste en chef du journal Les Affaires, Jean-Paul Gagné, écrivait le 20 octobre 2018 que le Canada venait de sauver les meubles, mais avouait toutefois que les É.-U. conservaient le droit d’imposer des tarifs douaniers de 25 % sur l’acier, de 10 % sur l’aluminium et de 20,9 % sur le bois d’œuvre ! Selon M. Gagné, la principale concession que le Canada aurait faite aux États-Unis concernait nos produits laitiers. Le Canada a donné accès à 3,6 % de son marché, aux produits laitiers et fromagers américains, mais a conservé la gestion de l’offre. Rappelons qu’il avait déjà accordé 2 % de son marché aux produits laitiers des pays de l’Union européenne lors du récent traité de libre-échange signé avec eux. De plus, en 2016, le Canada ouvrait 3,2 % de son marché aux produits laitiers du Partenariat transpacifique1. Au total, les producteurs laitiers de ces trois entités commerciales auront accès à 9 % du marché canadien du lait et environ 50 % des producteurs laitiers canadiens affectés proviennent du Québec2.
Bref, le Canada n’a pas obtenu de nouvelles concessions de la part des É.-U., mais il a dû en faire plusieurs au bénéfice des É.-U. comme le démontre la suite de ce texte. Monsieur Gagné appelle cela sauver les meubles, mais, il devrait plutôt dire : jeter le bébé avec l’eau du bain. En fait, selon le Globe & Mail, l’ACEUM est presque identique à l’ALENA qu’il remplace, avec certaines modifications effectuées ici et là, telles celles portant sur les produits laitiers et celles permettant aux entreprises américaines de vendre leur service en ligne aux consommateurs canadiens. Les principaux gains du Canada ont consisté à conserver ce qu’il avait déjà dans l’ALENA, tel le chapitre 19 sur la résolution des conflits entre les deux pays, et empêcher l’administration Trump d’imposer des tarifs douaniers dommageables à l’industrie de l’auto ontarienne3.
Donc, s’il y a quelqu’un qui a sauvé les meubles, c’est sans contredit l’Ontario.
Nouvelles concessions qu’aurait pu suggérer le Canada
Le Canada n’a pas obtenu, contrairement à son partenaire américain, de nouvelles concessions lors de cette négociation. Mais, en a-t-il vraiment fait la demande ? À titre d’exemple, si une entreprise québécoise voulait exporter aux États-Unis, elle devrait se conformer au Buy America Act4 ou encore au Buy American Act, lequel est différent du premier.
Le Buy America Act
La loi du Buy America Act spécifie que les matériaux et fournitures utilisés par le ministère du Transport (MT), ou administrés par celui-ci pour des travaux reliés au domaine du transport, doivent être fabriqués ou manufacturés en sol américain. Il s’agit des matériaux suivants : acier, fer, et autres produits utilisés ou commandés par le MT pour des projets d’infrastructures de transport. Le Buy America Act s’applique également aux administrations et agences publiques telles les suivantes : Federal Highway Administration (FHWA), Federal Transit Authority (FTA) ou encore Federal Aviation Administration (FAA) et autres agences relevant du ministère des Transports des É.-U. Chacune des agences du MT peut avoir des conditions particulières relativement au contenu américain des matériaux et fournitures entrant dans leurs travaux respectifs d’infrastructures. Cette loi régit également les États américains ou d’autres entités ne relevant pas du gouvernement fédéral, mais qui entreprendraient des travaux ou projets reliés au transport. La loi du Buy America Act s’applique même pour les entreprises étrangères provenant d’un pays ayant un traité de libre-échange avec les É.-U5.
Le Buy American Act est complètement distinct du Buy America Act. Cette loi régit les approvisionnements du gouvernement fédéral. Par cette loi, le gouvernement fédéral est obligé d’acquérir aux États-Unis des produits finis tels des articles, matériaux ou fournitures destinés à des travaux ou des fins publics. Le gouvernement fédéral doit accepter uniquement les matériaux de construction domestiques lorsqu’ils sont incorporés dans des travaux publics, sauf certaines exceptions, par exemple, ceux impliquant le ministère de la Défense. Cette loi ne s’appliquait généralement pas aux produits couverts par les traités de libre-échange comme l’ancien ALÉNA. Qu’en est-il maintenant avec l’ACEUM ?
Les négociateurs canadiens ont-ils menacé, dès le départ, de voter un Buy Canadian Act, et un Buy Canada Act à moins que les É.-U. ne retirent leurs deux lois protectionnistes ? Cela nous aurait donné un pouvoir de négociation face aux nouvelles demandes, souvent extravagantes, de l’administration Trump !
Les dépenses touristiques des « Snow Birds »
On aurait pu faire valoir les investissements et dépenses considérables qu’effectuent les touristes canadiens (les Snow Birds) aux É.-U. durant une période prolongée, parfois de trois à six mois par année. Aussi, pourquoi n’a-t-on pas menacé d’imposer un droit de douane ou une taxe de 10, 15 ou de 20 % sur les investissements immobiliers faits par des citoyens canadiens lorsqu’ils achètent une résidence secondaire aux É.-U. ou encore, imposer une taxe de 10 à 20 % sur tous les achats (taxables au Canada) faits aux É.-U. par un touriste canadien passant plus de trois semaines par année chez nos voisins du sud ?
L’insertion de telles exigences par le Canada auraient-elles paru exagérées ? Il faut savoir qu’un citoyen américain désirant acquérir une résidence au Canada, après avoir vendu sa résidence principale aux États-Unis, doit rembourser les déductions d’impôts accumulés grâce à ce bien au fil des années (amortissement de sa résidence). C’est une véritable embûche pour le citoyen américain désirant vivre au Canada à sa retraite ou même hors retraite. Pourquoi le Canada n’aurait-il pas l’audace d’appliquer des règles aussi contraignantes pour les citoyens canadiens désirant vivre une partie de leur retraite aux États-Unis ?
Il est certain que des conseillers canadiens en droit fiscal, au fait des lois américaines, auraient pu proposer d’autres éléments, plus percutants encore à inclure dans l’accord de libre-échange, dès l’ouverture officielle des négociations. De cette façon, le Canada aurait pu bâtir un argumentaire pour contrecarrer et contrebalancer les demandes déraisonnables des négociateurs américains.
Absence de taxes sur le numérique
À titre d’exemple, le Canada aurait pu exiger, dès l’ouverture des négociations, que les entreprises américaines opérant dans le secteur numérique paient à l’avenir des taxes de vente sur l’exportation de leurs services au Canada. Il s’agit ici de sociétés telles Facebook, Google et Linkedin (sur les ventes de publicité), et Amazon et Netflix sur la vente en ligne de produits ou de services, etc. De plus, ces sociétés devraient être imposées sur les revenus qu’elles génèrent au Canada. En a-t-on seulement discuté lors des dernières négociations ? On sait toutefois que toutes ces entreprises américaines du numérique ont été exemptées de la taxe de vente (TPS) et de l’impôt fédéral sur les revenus des corporations dans la version finale de l’ACEUM.
Transformation de nos ressources naturelles
Comme autres mesures de négociations initiales, le Canada aurait pu imposer aux É.-U. que toutes les entreprises minières et celles exploitant nos ressources naturelles soient obligées d’effectuer, au minimum, une première transformation du minerai (ou autres matières premières au Canada) ou encore ordonner que ces entreprises américaines installées au Canada soient obligées d’accepter un partenaire canadien à raison d’un minimum de X % du capital-actions, comme l’impose la Chine en réclamant 50 % du capital-actions d’une entreprise étrangère qui s’installe chez elle.
Absence de négociations de libre-échange avec un pays à économie planifiée
L’ACEUM stipule que le Canada devra informer trois mois à l’avance ses partenaires (soit les États-Unis) s’il entreprenait des négociations en vue d’une entente de libre-échange avec un pays n’ayant pas une économie de marché… On vise ici directement la Chine, qui est en cours de négociation sur un traité de libre-échange avec les États-Unis6. Les É.-U. s’interposent dans nos futures négociations avec d’autres pays et empêchent le Canada de diversifier ses exportations (lesquelles étaient dirigées vers les États-Unis à plus ou moins 75 %, en 2017), ce qui est inacceptable pour un pays qui se veut indépendant et qui a un urgent besoin de diversifier la destination de ses exportations vers d’autres pays que les États-Unis. En fait, la Chine constituerait la seconde destination la plus importante, après les É.-U., pour diversifier nos exportations7.
La propriété des industries culturelles et les tribunaux d’arbitrage
La clause sur le contrôle de la propriété des industries culturelles canadiennes et celle sur les tribunaux d’arbitrage des litiges entre le Canada et les É.-U. ne seraient pas définitives. Cet accord devra être approuvé par le Congrès et pourrait être modifié à la suite des élections de mi-mandat qui ont eu lieu le 6 novembre dernier. Des amendements pourraient être apportés au texte de l’accord au début 2019 alors que les membres du Congrès siégeaient. Nous pourrions avoir d’autres mauvaises surprises en 2019.
Renégociation de l’accord à tous les six ans et la sécurité nationale
Le nouvel accord ACEUM peut être renégocié tous les six ans8. Cela constituera certainement un frein pour les entreprises étrangères et canadiennes désirant investir au Canada et au Québec. On sait que les entreprises détestent l’incertitude et veulent avoir un horizon d’investissement à long terme. De plus, la clause concernant le règlement des litiges entre les deux pays pose problème. En effet, selon le magazine The Economist, cette clause de règlement des litiges commerciaux ne s’appliquerait pas à l’introduction de nouveaux droits de douane si des raisons de sécurité nationale étaient évoquées9. En utilisant cet argument, le président des É.-U. contournerait le Congrès. Cette clause constitue une arnaque. Elle pourrait être utilisée à toutes les sauces, comme le fait actuellement, à propos de son fameux mur avec le Mexique, le président américain.
Pour toutes ces raisons, le Canada aurait dû attendre après les élections du 6 novembre 2018 avant de signer cet accord. En effet, en le signant, le Canada permet au président Trump de claironner via ses médias préférés qu’il a fait des gains importants sur ses partenaires commerciaux au bénéfice des É.-U. Lors des élections de la mi-novembre, si Trump n’avait pas réussi à signer l’accord avec le Canada, les industriels américains de l’auto et autres auraient fait campagne contre lui et il risquait alors de perdre la majorité au Congrès et, peut-être même, au Sénat.
Quel sera l’impact de l’ACEUM sur les principaux secteurs d’activités économiques du Québec ?
L’industrie de l’aluminium
Fait à remarquer, dans les concessions faites par le Canada, c’est surtout le Québec qui en fait les frais puisqu’on lui impose des droits de douane de 10 % sur l’aluminium, lesquels droits n’ont pas encore été éliminés même après la signature de l’ACEUM. Le Canada est le 4e producteur mondial d’aluminium et près de 90 % de l’aluminium canadien provient du Québec, lequel compte huit alumineries, la neuvième opère en Colombie-Britannique. Environ 60 % de la capacité de production nord-américaine se situe au Québec. Cette industrie contribue au produit intérieur brut (PIB) du Québec pour une valeur de 4,7 milliards de dollars, crée près de 10 000 emplois directs et 20 000 autres emplois indirects sont reliés à cette filière10.
Il y a au moins une aluminerie qui est actuellement en lockout au Québec ce qui est peut-être un indicateur de la pression qu’exercent les É.-U. sur l’offre. On peut supposer que la direction de l’entreprise ne trouvera pas urgent de régler rapidement ce conflit de travail dans les circonstances actuelles.
Bien sûr que le gouvernement canadien s’est senti obligé de réagir à cette attaque de Washington. Il a demandé à la Banque de développement du Canada (BDC) de dégager 800 millions de dollars sur deux ans en financement commercial pour les entreprises désirant exporter davantage. Le fédéral mise aussi sur la Société exportation et développement Canada (EDC) qui allouerait 900 millions de dollars sur deux ans pour financer et assurer les exportations des alumineries. C’est excellent d’être réactif, mais qu’a fait le gouvernement canadien pour être proactif ? Rien… On a attendu que les É.-U. attaquent et on a réagi en imposant des droits de douane sur une série de produits américains importés au Canada, avec un sérieux retard d’un mois !
L’industrie de l’acier
Le Québec, tout comme le Canada d’ailleurs, subit toujours l’impact de droits de douane de 25 % imposés sur l’acier qui est exporté aux États-Unis et cela, même après la signature de l’ACEUM. Les É.-U. veulent probablement se garder une marge de manœuvre pour négocier ou soutirer des avantages additionnels aux dépens du Canada lors de la ratification finale du traité de libre-échange par le Congrès et le Sénat en 2019.
L’industrie métallurgique de première transformation (l’acier) employait au Québec 10 790 travailleurs en 2017 et contribuait au PIB pour une valeur de 2,1 milliards de dollars, sans compter les 5,9 milliards de dollars additionnels qui étaient exportés. Environ 80 % des exportations internationales d’acier du Québec sont destinées aux É.-U11. (9). Combien d’emplois seront perdus à moins que les droits de douane ne soient retirés rapidement ? Les entreprises motrices de ce secteur pourront mieux encaisser le choc subi par l’imposition d’un tarif de 25 % sur leurs exportations. Cependant, ce sont les PME (fournisseurs) qui gravitent autour de nos entreprises clés qui encaisseront la secousse et plusieurs devront remercier des employés, si le tarif perdurait.
L’industrie du bois d’œuvre
Une coalition d’entreprises de l’industrie du bois d’œuvre aux É.-U. a fait pression sur le Département du Commerce pour qu’il réagisse aux subventions alléguées qu’aurait reçues l’industrie québécoise et canadienne du bois d’œuvre. Ce droit compensateur d’environ 21 %, en moyenne, serait imposé de manière rétroactive ce qui toucherait plus sévèrement les petites entreprises. Les exportations des petites et moyennes scieries québécoises représenteraient les trois quarts des exportations totales vers les É.-U. Ce sont ces PME exportatrices qui seront les plus touchées par ces mesures et elles devront payer des droits compensateurs avec effet rétroactif de 90 jours.
Le Département du Commerce estime que les exportations canadiennes à destination des États-Unis totalisaient plus de 4,7 milliards de dollars américains en 2016. L’Institut économique de Montréal évalue que le marché américain représente 75 % des exportations canadiennes de bois d’œuvre et génère près de 24 300 emplois. Signalons qu’en 2002, les exportations de bois d’œuvre vers les É.-U. s’élevaient à 10 milliards de dollars. La chute des exportations vers les É.-U., entre 2002 et 2016, fut considérable et les droits compensateurs récurrents imposés par les É.-U. aux producteurs canadiens et québécois en sont certainement l’une des causes majeures12.
Les droits compensateurs imposés par les É.-U. pourraient atteindre la somme de 1,5 milliard de dollars, annuellement.
L’industrie américaine du bois d’œuvre a constamment attaqué l’industrie canadienne et québécoise depuis 1983, alléguant qu’elle recevait des subventions qui lui causaient un préjudice grave. C’est la sixième fois depuis 1983 que les États-Unis portent plainte contre l’industrie québécoise et canadienne et lui imposent des taxes à l’exportation ou des droits compensateurs. La dernière plainte contre le Canada remonte à 2016 et les droits sont entrés en vigueur dans les mois qui ont suivi. Les cinq griefs précédents ont tous été rejetés par les tribunaux internationaux. Les É.-U. ayant été incapables de prouver que le Canada subventionnait son industrie, et les tribunaux ont sommé les États-Unis et les entreprises du secteur du bois d’œuvre américain à payer des amendes sévères (dans certains cas, plusieurs milliards de $, par grief) au Canada. Ces amendes ont été remises aux entreprises touchées par les manœuvres dilatoires américaines, mais plusieurs PME québécoises avaient entre-temps fait faillite.
En fait, les attaques déloyales répétées de la part des entreprises américaines du secteur du bois ouvré, contre celles du même secteur au Canada et au Québec, font en sorte qu’elles éliminent graduellement leurs concurrents d’outre-frontière, un peu plus chaque fois, et c’est sans aucun doute leur but. Après six tentatives pour éliminer leurs concurrents canadiens, les entreprises américaines ont réussi à démolir en bonne partie nos PME les plus vulnérables. Les É.-U. ont perdu chacune de leur bataille contre le tribunal de l’ALENA et de l’OMC, mais ils sont en train de gagner la guerre contre l’industrie canadienne et québécoise, car, en fin de compte, de moins en moins d’entreprises de ce secteur demeurent en activité après toutes ces agressions et tactiques malhonnêtes menées par leurs concurrents américains. Il faut rappeler que chacune des tentatives américaines contre notre industrie prend, en moyenne, de trois à quatre ans avant que le tribunal de l’ALÉNA ne rende son verdict. Pendant cette période, plusieurs de nos PME réussissent de plus en plus difficilement à percer le marché américain à cause des droits compensateurs (et la pression exercée sur leur mouvement de trésorerie) et voient leurs revenus et leurs rentabilités chuter, les entraînant souvent en faillite.
Comment nos politiques canadiens ont-ils réagi à la dernière offensive des Américains contre notre secteur du bois ouvré ? Le PM du Canada a affirmé que nos producteurs canadiens n’étaient pas subventionnés et que le Canada allait encore se défendre et gagner cette cause devant le tribunal de l’ACEUM. De plus, dit-il, les droits compensateurs américains seront remboursés aux entreprises canadiennes lorsque le tribunal de l’ACEUM rendra sa décision.
Nos politiques canadiens ne semblent pas comprendre le jeu poursuivi par le secteur du bois d’œuvre américain, soit d’éliminer la concurrence canadienne, petit à petit (après 6 tentatives illégales) par des manœuvres déloyales, abusives et frauduleuses dont ils savent très bien qu’elles sont infondées… mais combien efficaces pour éliminer leurs concurrents du marché. Pourquoi le Canada n’a-t-il pas réagi énergiquement, à chacune des fois, par l’imposition de taxes ou droits compensateurs sur des produits américains exportés au Canada ?
Le secteur des produits laitiers – la gestion de l’offre
La gestion de l’offre autorise les producteurs laitiers à négocier collectivement les prix et à organiser la production laitière globale pour répondre à la demande des consommateurs. Elle a contribué à la stabilité des prix des produits laitiers depuis les trente dernières années, comme l’atteste l’indice des prix à la consommation au Canada. De plus, ce système de gestion n’exige pas de subventions du gouvernement pour se maintenir et les prix des produits laitiers dans le monde sont comparables à ceux offerts au Québec et au Canada. Ce système de gestion n’empêche pas non plus l’importation de produits laitiers au Canada puisqu’environ 9 % de ces derniers sont importés13.
La production laitière directe du Québec se chiffrait à plus de deux milliards de dollars en 2014, soit 28 % de l’ensemble des revenus agricoles québécois. Les fermes laitières du Québec généraient 82 661 emplois (directs, indirects et induits) en 2014 pour l’ensemble du secteur et avaient contribué au produit intérieur brut (PIB) canadien pour une valeur de 6,15 milliards de dollars. Le Québec compte pour 36 % de la production laitière du Canada et arrive au 1er rang des provinces à ce titre. Au Canada, la production laitière arrive au 3e rang des activités agricoles canadiennes avec environ 11 % des quelque 41 milliards de dollars de recettes totales attribuées à l’agriculture14.
Les Américains ont été implacables vis-à-vis nos producteurs laitiers lors de la négociation de l’ACEUM, alléguant que ces derniers recevaient de généreuses subventions. Or, par le système de gestion de l’offre, nos producteurs laitiers ne reçoivent aucune subvention du gouvernement fédéral depuis le début des années 2000 (13). Depuis plus de vingt ans, soit dans le cadre de l’ancien ALENA, les États-Unis ont demandé à répétition un plus grand accès au marché canadien des produits laitiers. Selon eux, le marché canadien n’était pas libre et nos producteurs laitiers recevaient des subventions de l’État, ce qui n’est pas le cas comme nous venons de le voir. Ils ont même contesté devant le tribunal de l’ALENA le droit du Canada d’utiliser un système de gestion de l’offre, mais ils ont perdu. L’étude réalisée par Crey, Clark, Shih et associés15 sur les modifications apportées au Farm Bill de 2014 montrait qu’en 2015, le gouvernement des États-Unis avait accordé environ 22,2 milliards de dollars en subventions directes et indirectes au secteur laitier américain. Selon les auteurs de cette étude, la générosité des États-Unis en matière de soutien à l’agriculture dépasse même celle de l’Union européenne. Les données du département de l’Agriculture indiquent que depuis plus d’une décennie, les prix à la production du lait aux É.-U. ne couvrent même pas les coûts de production, ce qui veut dire que les producteurs laitiers opèrent à perte. Selon le rapport, le soutien accordé aux producteurs laitiers américains aurait totalisé la somme d’environ 35,02 $ CA/hectolitre, soit l’équivalent de 73 % des revenus tirés du marché par les producteurs. L’étude conclut que le fait pour les transformateurs de pouvoir acheter le lait à des prix inférieurs au coût de production présente un avantage marqué pour l’industrie laitière américaine. En fait, l’industrie laitière des É.-U. n’opère plus selon les lois du marché, mais bien selon les règles d’une économie planifiée. Cela, c’est de la concurrence déloyale.
Considérant les faits présentés au paragraphe précédent, il est totalement aberrant que nos négociateurs canadiens n’aient pas réussi à éliminer toutes tentatives américaines de réduire nos quotas dans l’industrie laitière québécoise et canadienne ? Pourquoi donc n’ont-ils pas exigé que les É.-U. cessent de subventionner leur industrie laitière dans le cadre de la nouvelle entente de libre-échange (ACEUM) ?
Les Américains ont tenté de convaincre le Canada durant la renégociation que nous devrions délaisser le système de gestion de l’offre, lequel serait incompatible avec les lois du marché ? Connaissant les subventions considérables allouées par le gouvernement fédéral américain au secteur de l’agriculture et aux producteurs laitiers, il faut avoir un culot inimaginable pour avoir fait cette demande aux négociateurs canadiens ! De plus, l’expérience vécue par les pays membres de l’Union européenne et ceux de la zone transpacifique, lesquels ont abandonné pour la plupart le système de gestion de l’offre, n’a pas été concluante. En fait, selon le rapport du Boston Consulting Group (BCG)16, la déréglementation internationale du secteur laitier, dans la plupart des marchés, aura un impact limité sur les prix de détail, car les économies de coûts, réalisées aux dépens des producteurs et des transformateurs, seront dirigées vers les détaillants, car ce sont eux les grands gagnants de la libéralisation du commerce… et devinez qui sont ces détaillants ? Ce sont bien évidemment les plus grandes chaînes de produits alimentaires américaines ou européennes !
(La suite de cet article sera publiée dans le numéro de septembre 2019)
1 Gouvernement du Canada : Accord de Partenariat Transpacifique global et progressiste (PTPGP) – Cet accord regroupe les pays suivants : Australie, Japon, Chili, Mexique, Pérou, Vietnam, etc.
2 Jean-Paul Gagné, « AEUMC : Le Canada a sauvé les meubles malgré le mépris de Trump », Les Affaires, 20 octobre 2018.
3 Chris Hannay et James Keller, « Politics Briefing: The new trade deal is here », The Globe and Mail, 1er octobre, 2018 ; Riyaz Dattu, Peter Glossop, Gajan Sathananthan, Shalu Atwal, The U.S. Mexico-Canada Agreement: An overview of what’s changed and what remains the same, OSLER, Hoskin & Harcourt LLP, le 2 octobre 2018; et Note d’information sommaire : L’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), Gouvernement du Canada, 2018.
4 « Buy American VS. Buy America: Whay a difference can makes », R & C Risk & Compliance Magazine. Howard. W. Roth, « President Trump Puts Buy America and Buy American Acts in the Spotlight—What Contractors Need To Know », The Procurement Playbook, Oles Morrison, 13 mars 2017 et Howard W. Roth, « Buy America and Buy American: What’s the difference and why it matters », Daily Journal of Commerce, 19 octobre, 2017
5 Ibid.
6 Michael Badad, « Beware of bearing gifts: How the U.S. tied Canada’s Hands on trade », The Globe and Mail, 16 octobre 2018.
7 Ibid.
8 « The new trade deal contains drawbacks too », The Investment Reporter, 19 octobre 2018.
9 Ibid.
10 Ministère Économie et Innovation Québec, Secteur de l’Aluminium, 2018. (8a). François Desjardins, « Tarifs : Ottawa prévoit une aide ciblée pour les secteurs touchés », Le Devoir, Le 30 juin 2018.
11 KPMG et Ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation ; Portrait de l’Industrie québécoise de la métallurgie, Novembre 2017.
12 Charles Côté, « Bois d’œuvre : Washington déclare la guerre avec un droit compensateur de 20 % », La Presse, 24 avril 2017 ; François Desjardins, « Les scieries du Québec dans l’insécurité », Le Devoir, 2 mai 2017 ; Madeleine Blais-Morin, « Les États-Unis veulent imposer une taxe de 20 % en moyenne sur le bois d’œuvre », Radio-Canada, 24 avril 2017 ; Valérie Dufour, « L’Industrie du bois d’œuvre réclame l’aide d’Ottawa », Le Devoir, 19 mai 2002 ; Statistics Canada, L’industrie canadienne du bois d’œuvre : tendances récentes, www150.stacan.gc.ca/n1/pub/11-621 et David H.Cohen, « A History of the marketing of British Columbia softwood lumber », The Forestry Chronicle, Sept/Oct, 1994, Vol 70, no 5
13 « Pourquoi la gestion de l’offre fonctionne-t-elle pour les Canadiens », www.producteurslaitiers.ca/que-faisons-nous/a-propos-de-la-gestion.
14 « Profil et impact de la production laitière », www.lait.org/leconomie-du-lait/profil-et-impact-de-la-production-laitière/ ,2014
15 « Les producteurs laitiers américains dépendent des subventions gouvernementales », Communiqué de presse de : Crey, Clark, Shih and Associates Limited, Résumé d’un rapport de 588 pages réalisé pour les producteurs laitiers du Canada, 8 février 2018., www.newwire.ca/fr/news-releases/les-producteurs-laitiers-americains-dependent-des-subventions-gouvernementales
16 Analyse des impacts potentiels de la fin de la gestion de l’offre dans l’industrie laitière au Canada, Étude mandatée par AGROPUR, Coopérative laitière, Réalisée par BCG-The Boston Consulting Group, 2017
* L. Sc.Com – (HEC-1965), Associé-fondateur de Major & Martin Inc, conseillers en développement industriel, puis professeur agrégé à l’École Polytechnique, et associé-fondateur du Groupe Productivité Plus, conseillers en administration et en génie industriel.
** Première partie. La deuxième sera publiée dans le prochain numéro.