Longueuil avait fait preuve d’audace, il y a quatre ans, en donnant à un parc magnifique, plus grand que celui du Mont-Royal, le nom de Michel Chartrand. Longueuil s’est ensuite engagée avec enthousiasme dans la réalisation d’une œuvre d’art public monumentale signée Armand Vaillancourt, une œuvre appelée à traverser le temps. Que l’on souligne l’engagement indéfectible de Michel Chartrand du côté du peuple québécois, dans la défense des hommes et des femmes d’ici, cela est tout à l’honneur de la Ville de Longueuil.
Installée dans le parc qui porte son nom, cette imposante sculpture composée de 20 brames d’acier de 24 tonnes chacune, fait dix mètres de hauteur et, par sa seule présence, invite au recueillement et à la méditation. Il a en coûté cinq années d’efforts à la petite équipe qui a épaulé l’artiste pour mener à terme la réalisation de cette œuvre appelée à traverser le temps. Il fallait recueillir, en nature ou en dons, pas moins de 1,4 million de dollars pour réaliser ce projet. La démarche a rejoint des milliers de personnes qui ont contribué à la mesure de leurs moyens. Une collecte populaire appuyée par le Journal de Montréal a permis de recueillir des milliers de dollars en contributions personnelles.
Cette sculpture aux dimensions hors du commun est le résultat d’un choc provoqué par la rencontre de deux géants, Armand Vaillancourt et Michel Chartrand.
De ce choc est née cette œuvre, certes l’un des plus importants ouvrages d’art public au Québec, si ce n’est le plus important. Une œuvre qui rend hommage à un homme, Chartrand. Mais qui rend aussi hommage à ce qui s’appelle la solidarité, ingrédient essentiel de la force ouvrière. Vue du ciel, cette sculpture rappelle le vol des outardes. On sait qu’elles réussissent leurs longs périples grâce aux relais qu’elles organisent pour qu’à tour de rôle, elles fendent le vent afin que les autres puissent poursuivre leur vol. Ce n’est qu’au prix de ces sacrifices, par cette action collective, que la volée d’oiseaux atteint son objectif.
L’art doit remuer
L’art n’est pas neutre. Ce qui est lisse n’est pas de l’art. Quand il ne provoque pas, quand il laisse indifférent, ce n’est plus de l’art. Pour être ce qu’il doit être, il faut que l’art remue.
Comment évaluer l’impact d’une œuvre d’art ? Il faut voir les choses autrement. Tout en demeurant, bien sûr, dans l’ordre de l’humilité, quand on fait des comparaisons… Sans attenter à l’humilité légendaire d’Armand Vaillancourt, il faut rappeler comment ont été reçues, à leur époque, deux œuvres qui ont, depuis, marqué l’art public.
Paris aurait fort bien pu se passer de la tour Eiffel. Il faut d’ailleurs relire les journaux de l’époque pour constater que jamais Vaillancourt n’a suscité autant de passions négatives… Des dizaines d’artistes, et non des moindres, ont mené une campagne rageuse. Verlaine, Gounod, Alexandre Dumas, Maupassant, Zola, Léon Bloy ont publié un manifeste « au nom de l’art contre l’érection de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel ». Son concepteur répliqua « qu’il y a dans le colossal une attraction, un charme propre auxquelles les théories d’art ordinaire ne sont guère applicables ».
Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu’ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire française menacés, contre l’érection, en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel. […] La ville de Paris va-t-elle donc s’associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d’un constructeur de machines, pour s’enlaidir irréparablement et se déshonorer ? […] II suffit […] de se figurer une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare […] tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée. Ce suppositoire criblé de trous.
Ouf !
Mais 125 ans plus tard, que serait Paris sans la tour Eiffel ?
L’île de Manhattan n’aurait pas été engloutie si Bertholdi n’y avait pas érigé sa statue de la Liberté. Elle serait encore là aujourd’hui. Il aura fallu plus de vingt ans avant qu’elle ne finisse par être érigée. Le président Grover Cleveland refusait de payer pour le socle. Une campagne a fait rage pour que la statue ne soit pas assemblée.
Mais 125 ans plus tard, que serait New York sans la statue de la Liberté ?
Il ne s’agit pas, on l’aura compris, de comparer la sculpture de Longueuil à ces trésors de l’humanité. Mais le processus de création demeure le même. Tout ça pour dire que l’art contribue, à sa manière, à faire ressortir ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité. Les talibans et autres islamistes dévoyés ne s’y trompent pas quand ils détruisent des œuvres d’art séculaires. Ils s’en prennent alors à ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Et ce qu’il y a de meilleur ne peut que leur être étranger.
Il est toujours difficile d’évaluer l’impact d’une œuvre d’art. Il est vrai cependant que Longueuil, ses citoyennes et ses citoyens auraient pu continuer de vivre sans cette sculpture. Or pour un coût relativement modeste – moins de dix pour cent de sa valeur –, la Ville de Longueuil hérite d’une œuvre d’art qui fera sa fierté pour des décennies à venir.
Pourquoi ?
Mais pourquoi, pourrait-on se demander, mettre plus d’un million de dollars dans une sculpture quand les besoins sociaux sont tellement criants ? Il est vrai que l’argent est rare pour répondre aux besoins en nourriture, en soins de santé, en logements décents. Les personnes qui ont été engagées dans ce projet en sont fort conscientes. La plupart d’entre elles sont déjà engagées dans leurs milieux, sous une forme ou sous une autre, à travailler de sorte que les manifestations de la pauvreté soient de moins en moins présentes.
Il y a deux motifs, plus importants que les autres, qui ont animé celles et ceux qui ont voulu mener à terme ce projet. Le premier, c’est de rendre concrètement hommage à un homme qui n’a pas dévié d’un pouce dans la défense des moins bien nantis. Un homme qui s’est appuyé sur la force ouvrière pour faire entendre sa voix. Le second, c’est que la beauté ne doit pas être accessible aux seules personnes qui sont en moyen. De ce point de vue, la création artistique doit être mise au service des citoyennes et des citoyens. L’art est libérateur et même révolutionnaire. Chartrand rappelait souvent qu’il « ne fallait pas mésestimer la force d’une rime dans le peuple ».
On pourrait craindre que cette masse d’acier n’écrase. Mais c’est là la magie de l’art…
Cet acier, fruit du labeur des hommes, n’écrase pas…
Cet acier invite à la méditation…
Cet acier appelle à la contemplation…
Cet acier force le silence…
Il n’existe pas de canon universel pour la définition de la beauté. On est ici dans un monde subjectif. Une personne la trouvera formidable parce qu’elle lui parle. Une autre la trouvera affreuse parce qu’elle se sentira agressée. Cela fait partie des mystères de l’art. Les œuvres d’Armand Vaillancourt provoquent toujours des débats pour une seule et très bonne raison : ses œuvres ne sont pas fades, mièvres, ajustées aux goûts du jour.
Déranger un ordre établi qui n’est rien d’autre qu’un désordre qui sert les intérêts de quelques-uns, provoquer des débats fondamentaux, dénoncer les conformismes et les idées reçues, c’est ce que Chartrand a fait toute sa vie et c’est justement la raison pour laquelle le peuple se souvient de lui comme d’un défenseur indéfectible de sa cause. En cela, Vaillancourt et Chartrand se ressemblent. Il n’y a pas de cause populaire que Vaillancourt n’a pas épousée depuis plus de 60 ans.
Une contradiction ?
Chartrand était un socialiste et pourtant, il y a plusieurs entreprises qui ont contribué à l’érection de cette sculpture. N’y a-t-il pas là une contradiction ? C’est la beauté de la chose.
C’est la preuve que la création artistique peut réunir, au-delà de leurs appartenances idéologiques, des hommes et des femmes qui partagent un même idéal de beauté et de solidarité. Il faut aussi se rappeler que Michel Chartrand était un ami des arts, des artistes et des poètes. Et il faut se réjouir aujourd’hui de voir des artistes, des entreprises multinationales et nationales, des sociétés d’architectes et d’ingénieurs, des syndicalistes réunis autour d’un même projet. C’est un peu à l’image de la société québécoise, qui peut être « tricotée serrée » quand est partagé un objectif commun.
Ce qui passe, ce qui demeure
Malheureusement, tout entiers occupés à surveiller les pets de travers des petits pharaons de passage et des fieffés coquins qui font l’ordinaire de notre information, les grands médias nationaux – journaux, radios et télévision – ont brillé par leur absence lors de l’inauguration officielle de cette œuvre d’art public, le 21 octobre dernier. Ces petits pharaons, ces fieffés coquins, on donne leur nom à des rues, on veut les immortaliser dans des statues… Il y a aussi des personnages – qui n’ont pas laissé derrière eux que de bons souvenirs – dont on a donné le nom à des ponts… et il n’est pas ici question du pont Charles-de-Gaulle… Ou encore à des aéroports… et il n’est pas ici question de l’aéroport de St-Hubert…
Et alors que les personnes et événements dont il était question au lendemain de cette inauguration auront pour la plupart été depuis longtemps oubliés, cette sculpture continuera, pendant des décennies, de se dresser fièrement dans le ciel de Longueuil.