Dans l’édition du 13 mai dernier du journal Le Devoir, quatorze personnalités manifestaient leur soutien à l’endroit du projet de loi 14 du gouvernement Marois. Parce qu’il apparaissait nécessaire de contrer le déclin du français à Montréal et au Québec, et parce qu’il vaut mieux que soit adopté ce projet de loi que rien du tout, les quatorze ont trouvé des vertus certaines au projet de loi 14. Pourtant, à travers les lignes, on comprend que la position qu’ils défendent solidairement comprend de profondes réserves à l’égard du projet de loi du Parti québécois (PQ). Ce sont pourtant eux qui, pour le bénéfice du gouvernement, encouragent par leurs conseils éclairés à renoncer à l’expression de la volonté ferme et libre du peuple québécois. À les lire, les péquistes sont bien seuls face aux radicaux du Parti libéral du Québec (PLQ) et de la Coalition avenir Québec (CAQ), si bien que le retour des radicaux et des conservateurs dépend des capacités des militants en particulier à reconnaître les limites de l’action collective. Faut-il pour autant saisir la minuscule fenêtre actuelle pour renforcer ce qu’il est encore possible de faire avant le retour de la noirceur ?
Cette position défendue par les quatorze s’avère plutôt conservatrice. Dans sa lecture des rapports de force, dans sa compréhension des éléments clés du dossier, dans sa présentation des solutions porteuse de changements pour l’atteinte d’un équilibre politique normal pour le Québec. A contrario, il existe une voie capable de redonner aux Québécois le contrôle de leur vie collective.
La lecture des rapports de force
On comprend à la lecture de la déclaration que les intellectuels comme le gouvernement Marois se sentent bien seul face au PLQ et à la CAQ. L’étonnante force de ces derniers générerait une forme d’anxiété qui ferait trembler les indépendantistes devant des partis pourtant artificiellement constitués grâce au mode de scrutin majoritaire. Or il est connu que ce dernier, pilier de notre régime de concentration des pouvoirs, détermine la nature des partis qui forment le système de partis.
De 1970 jusqu’à l’après-référendum de 1995, le PQ parvenait à polariser l’électorat. Les indépendantistes du PQ régnaient sur la moitié de l’électorat, concédant l’autre moitié au PLQ dirigé par la faction fédéraliste radicale, bien campée à droite. Les libéraux se sont appuyés sur les électeurs non francophones et, grosso modo, sur l’élite économique et financière, manipulant les générations les plus âgées et les groupes les plus vulnérables. Ce n’est qu’en cas de victoire qu’ils débordaient pour percer chez les francophones, en particulier dans les classes moyennes, plus nationalistes. Ces clientèles demeuraient contenues par les troupes radicales, bien aux commandes du PLQ.
Depuis 1995 et le départ de Lucien Bouchard, les troupes souverainistes ont pour ainsi dire présidé à leur propre éclatement en écartant la possibilité d’un référendum pour solutionner la question nationale. Outre l’impossibilité de réunir l’union sacrée nécessaire à l’atteinte d’une majorité référendaire en faveur de l’indépendance, le PQ a lui-même généré l’éclatement des forces progressistes en faisant l’impasse sur la souveraineté et le nationalisme. Il l’a fait en se repositionnant du côté des forces de droite, il l’a fait en s’isolant de ses éléments nationalistes, il l’a fait en expulsant ses éléments les plus progressistes et les plus nationalistes.
Dans le nouveau système de partis dépolarisé des années 2000, il n’est pas dit que le PQ puisse parvenir à obtenir éventuellement un mandat clairement majoritaire. À l’opposé, le PLQ, toujours contrôlé par les fédéralistes radicaux, demeure le seul parti largement capable d’accéder en solitaire au pouvoir, même si ses appuis chez les francophones devaient rester limités. C’est le tiers parti qu’est la CAQ qui ratisse le plus dans les rangs francophones délaissés par le PQ et le PLQ. En vertu notamment du mode actuel de sélection des candidats des partis, dont les implications sont nettement favorables aux forces conservatrices, la CAQ se positionne naturellement à la droite de l’échiquier politique, et c’est depuis cette position qu’il courtise l’électorat.
Or cette position n’a rien de naturel. Elle ne correspond à aucun penchant inné de l’électorat francophone pour les politiques à la Stephen Harper. L’élection de la gigantesque vague de candidats néo-démocrates en 2011, qui eut lieu grâce à l’électorat francophone, le rappelle constamment. Avec la fin de la nécessité référendaire, le mode de scrutin majoritaire a produit un nouveau système de partis dominé par les forces fédéralistes et de droite – pas exactement le pendant fédéral. Il l’a fait parce le nationalisme n’a toujours pas droit de cité dans l’Assemblée nationale. Parce que la stratégie référendaire, aussi improbable soit-elle, et parce que les partis d’opposition, menés par un parti fédéraliste radical sans concession et un autre, la CAQ, on ne peut plus réactionnaire, amènent à purger le nationalisme et les éléments nationalistes des débats politiques. Au lieu d’avoir une saine émulation entre partis autour de solutions aux problèmes nationaux basées sur les intérêts de la nation, le système actuel amène une émulation autour de partis antinationalistes.
En lui-même, ce portrait d’une élite politique férocement de droite et réactionnaire se situe en porte-à-faux par rapport à l’électorat québécois. Il a tout d’une anormalité, créée par le mode de scrutin majoritaire, véhiculant l’archaïque conception d’un État au service de ses élites, lesquelles considèrent que la nation et ses richesses ne doivent exister que dans la mesure où elles se mettent au service d’intérêts particuliers – fussent-ils étrangers ou relevant directement de l’État, devenu lui-même exploiteur concurrent des compagnies transnationales. Une archaïque conception dans un univers purgeant la critique de l’intérieur. Le fédéral a finalement peu à faire avec les déboires québécois.
Les éléments clés du dossier
Le premier élément tourne autour de l’usage des langues sur le marché du travail. Au lieu d’être complémentaires, anglais et français y sont en compétition. Ils le sont parce que le rôle dominant du français n’y est pas clairement établi. En de nombreux aspects, l’anglais prédomine. En contrôle de ses écoles de la maternelle à l’université, c’est l’anglais qui dispose du plus gros cégep du Québec, le collège Dawson. C’est lui qui dispose de deux des plus grosses universités québécoises, McGill et Concordia. C’est lui qui dispose de plus de 35 % des fonds de recherche (les Chaires de recherche), et c’est encore lui qui dispose de l’un des deux méga-hôpitaux montréalais, le CUSM. Au surplus, l’anglais n’est pas en manque de stations télé ni radio, et la culture américaine ne manque pas de l’appuyer quotidiennement. Davantage encore avec Internet. Quant au gouvernement fédéral, son action est clairement « assimilationniste », à l’image des orientations du chef actuel du PLQ.
On aura beau signifier publiquement que le français est la langue officielle du Québec, la vraie langue, celle parlée pour obtenir du travail ou une promotion, l’incontournable, celle volontiers utilisée par le gouvernement du Québec dans ses communications avec les entreprises ou les individus, celle de plus en plus utilisée dans les cycles supérieurs des universités est toujours l’anglais. Naître Anglo-Québécois, c’est naître avec plus de chances d’occuper une position sociale enviable dans la division culturelle du travail. C’est être plus scolarisé, occuper des emplois de cols blancs, disposer de revenus supérieurs, être affecté d’un taux de chômage inférieur, de taux de prestataires de la sécurité du revenu supérieurs, appartenir au marché du travail continental, etc.
Tout étant relatif, la domination anglophone est d’autant plus évidente que la communauté anglo-québécoise (composée d’individus nés au Québec de parents nés au Canada) ne forme que 3,5 % de la population québécoise, et 5 % dans la métropole montréalaise (voir L’Action nationale, Mars-Avril 2013). Au surplus, la moitié de ces effectifs sont des descendants de parents ou de grands parents francophones ou allophones; la communauté anglophone originaire des Îles britanniques ne fait même pas 2 % de la population québécoise. Pourquoi les quatorze inventent-ils alors une « minorité historique nationale » alors que celle-ci n’est qu’un prolongement de la majorité sur le territoire québécois, et qu’elle n’a donc plus rien de minoritaire, rien d’historique, ni rien de national ? Pour donner l’impression de jeter du lest face aux « militants de la langue » ? Du coup, ils ne manquent eux-mêmes pas de faire croire que la minorité historique nationale est plus importante que la réalité. Leur amalgame, injuste envers les anglophones d’autres horizons pourtant largement majoritaires, déclenche évidemment des revendications qui mettent les deux langues sur le même pied…
Il n’y a pas de base pour ajouter tous les anglophones de langue maternelle à la communauté anglo-québécoise – fussent-ils tous extraordinaires parce ce qu’originaires de la planète Mars. En effet, les anglophones provenant des terres intersidérales devraient-ils tous avoir le droit d’envoyer leurs enfants dans les cégeps et les universités anglaises du Québec parce que celles-ci le réclament ? Faut-il au passage subventionner jusqu’à la nausée l’anglicisation des francophones et des allophones de façon à mieux les préparer à contribuer à nos dépens au progrès de nos voisins canadiens ou américains ? Pour combler au sein de la totalité des institutions anglaises du Québec les innombrables postes libres alors que ces dites institutions sont aujourd’hui beaucoup trop grosses pour la taille et la démographie actuelles de la communauté anglo-québécoise ? Jusqu’à quand faudra-t-il rappeler aux intellectuels (!) que la proportion de francophones ne se maintient au Québec qu’en vertu de soldes migratoires interprovinciaux désastreux composés de près d’un demi-million d’anglophones depuis 40 ans – un véritable gaspillage de ressources humaines et d’immenses subventions en main-d’œuvre aux voisins québécois qui montrent à quel point les politiques ont été et sont toujours loin de suffire pour assurer la pérennité du français.
Il est légitime de se demander en quoi l’État devrait avoir l’obligation de financer des services complets pour tous les anglophones de l’univers installés au Québec, non seulement en éducation mais aussi en santé, en services sociaux. Comme il est nécessaire de questionner pourquoi l’État devrait encourager toutes les entités publiques à prévoir des services et des ressources pour des individus (souvent allophones de langue maternelle) qui ont décidé de venir vivre au Québec. Il est tout autant impératif de remettre en question le statut bilingue des municipalités et des quartiers qui en bénéficient – ce statut avait pourtant été créé par la loi 101. Comme ils l’étaient déjà en 1971 mais en plus dévastateur encore, ces lieux sont toujours en 2011 les pires lieux d’assimilation des francophones. Pourquoi accepter bêtement que les autorités, en ces lieux, devraient pouvoir continuer leur train-train assimilationniste au mépris des droits des francophones ? Depuis l’adoption de la loi 101, très peu de ces municipalités ont adopté un plan de services en français. Enfin, tant qu’à poser des questions de fond, pourquoi continuer à soutenir les volumes d’immigration actuels, tellement élevés – 50 000 par an – pour une communauté aussi fragile linguistiquement ? Et pourquoi, surtout, la sélection d’immigrants devrait permettre le plein contournement de la connaissance du français de façon à satisfaire les universités anglaises et les entreprises étrangères en sol québécois ? Car c’est cela que les libéraux ont institué au fil des ans… et que les péquistes n’ont jamais remis en question depuis… par peur de leur ombre, sans doute…
Qui plus est, en principe, les Anglo-Québécois, nés au Québec et familiers avec les Québécois, connaissent le français et n’en ont pas peur. Hors Montréal, ils sont d’ailleurs profondément mélangés avec les populations francophones. L’irrédentisme ne vient pas d’eux, et probablement pas des Anglo-Montréalais de souche non plus.
La démocratisation pour sortir de l’impasse
Dans la petite histoire du projet de loi 14, le gouvernement réservait aux associations nationalistes un rôle de groupe de pression égal à celui des associations de la communauté anglophone – dont le Québec Community Network Groups, subventionné par le fédéral. Histoire de se positionner judicieusement entre les deux. Or même l’appui timide et résigné des quatorze pourrait mettre le gouvernement dans l’eau chaude. Des appuis un tantinet, un soupçon, un nuage nationalistes pourraient être gênants et susciter l’opposition enragée du PLQ et de la CAQ, d’où découlerait l’« avortement » au lieu du « renforcement » souhaité. Comme si la culture politique des Québécois, leur degré de politisation ou de litératie politique, était historiquement tellement faible qu’il ne pouvait jamais triompher d’options réactionnaires.
Avec de tels projets de loi, les avancées phénoménales promises par le PQ dans tous les secteurs de son programme électoral se mutent en de modestes mais amusants reculs que seules des contorsions mentales dignes des meilleures gymnastes chinoises peuvent travestir en leur contraire. Il va sans dire que la perspective d’eunuques portée principalement mais non exclusivement par la culture péquiste répond à ce qui est véhiculé et par le gouvernement, et par les intellectuels péquistes. Forgée de la sorte, elle ne touchera pas les aspirations de ceux qui ont décroché du PQ, en encore moins les jeunes qui se cherchent des héros contemporains.
Faut-il dès lors consentir à l’impuissance et se désespérer de la culture politique sans envergure des Québécois ? Se contenter de faire de l’éducation politique et croire possible de vider le ventre de la baleine à la petite cuillère ? Ou admettre que la mocheté est décidément trop grosse pour désormais la penser normale ? Après 40 ans d’avancées sur le comportement électoral des Québécois, sur les effets du mode de scrutin, sur les systèmes de partis québécois et sur les impacts politiques des institutions, ceci : les dynamiques issus des systèmes de partis québécois sont bien délétères mais elles ne sont pas congénitales et peuvent être changées de manière significative et efficace par la démocratisation des institutions québécoises.
Les paramètres principaux sont connus. Premièrement, l’exercice du pouvoir par des coalitions de partis est supérieur du fait qu’il est plus difficile pour un parti majoritaire aux sièges mais toujours minoritaire aux voix de contrôler le gouvernement en tenant à l’écart son ou ses autres partenaires. Deuxièmement, dans la mesure où les partis accéderaient à la représentation par un mode d’élection véritablement proportionnel (sans seuil et sans prime au parti vainqueur), juste et équitable (au lieu d’être conservateur comme l’est le modèle compensatoire mixte à l’allemande), la possibilité d’un biais en faveur d’un parti ou des classes dominantes serait d’autant plus faible. Troisièmement, les élus de ces coalitions de partis devraient être exclusivement voués à la fonction de législateur plutôt qu’à la fonction exécutive. Impossible alors de soumettre les ministres à la seule volonté du chef (comme actuellement) ou encore d’acheter des ministres à l’encontre de la volonté des élus. Le gouvernement est donc constitué de non élus nommés par le chef du gouvernement, lequel est déterminé par la coalition au pouvoir. Quatrièmement, une stricte séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire devrait réduire l’ascendant des puissances occultes sur chaque pilier du pouvoir et, derrière cela, sur l’intérêt national. Cinquièmement, cette séparation devrait se poursuivre par une réforme du régime médiatique, basée sur cet élément fondamental : l’information est un bien public. Tout autant qu’elle n’a pas à être assujettie à des intérêts privés, elle n’a pas à répondre aux intérêts gouvernementaux mais doit représenter les communautés dans leur diversité et dans leurs liens communs.
Résultat : contrairement à ce qui se passe dans le système actuel, les coalitions issues de la démocratisation rassembleraient des partis qui tenteraient de réaliser leur programme et qui négocieraient intensivement entre eux pour ce faire. Diminue alors la possibilité de voir de tels gouvernements de coalition être contrôlés par des intérêts privés ou particuliers, légaux ou occultes, obsédés par les gains partisans immédiats, soumis aux gouvernements fédéral ou étrangers, aux dictats des entreprises transnationales ou des potentats locaux. Augmenterait la possibilité de voir ces gouvernements faire des investissements publics dans les ressources humaines – telle l’instruction publique gratuite, la formation de la main-d’œuvre, l’accès aux études supérieures – comme dans les ressources naturelles – avec des immobilisations d’exploitation des ressources naturelles, de l’extraction à leur transformation, etc. –, rapprochant de l’atteinte d’une société plus égalitaire et plus inspirante pour les jeunes générations. Une société que le statut de dominé rebute.
Entre tout, c’est par ces réformes démocratiques que serait introduit le nationalisme à l’Assemblée nationale et que des lois linguistiques « normales » résoudraient le paradoxe québécois : des lois en faveur du français qui continuent à être on ne peut plus timides alors qu’est pourtant virtuellement disparue la « minorité historique nationale ».