Le Québec face à l’ordre pétrolier canadien

La quête effrénée de l’or noir depuis plus d’un siècle a profondément marqué la vie des peuples. Considéré comme une «ressource stratégique» de premier plan, le pétrole a été source de bien des convoitises et a généré maints conflits territoriaux au cours de cette période.

Prix André-Laurendeau 2015

Comment ne pas résister à ce qui nous nie ?

La quête effrénée de l’or noir depuis plus d’un siècle a profondément marqué la vie des peuples. Considéré comme une «ressource stratégique» de premier plan, le pétrole a été source de bien des convoitises et a généré maints conflits territoriaux au cours de cette période. Encore aujourd’hui, on peut affirmer qu’il façonne à sa manière une bonne part de la géopolitique de la planète. Face aux tribulations de ce qu’on a appelé les «majors» de l’industrie, les citoyens et les petites collectivités auront la plupart du temps été considérés comme de simples pions. Effectivement, face à un «droit du pétrole», qui s’est graduellement imposé un peu partout, la terre, les fleuves et les rivières, les communautés locales, bref, les milieux de vie intimement reliés à l’histoire des peuples ne pèsent souvent pas très lourd.

La menace qui, soudainement, s’abat sur le Québec, avec l’annonce de pipelines boulimiques, de terminaux d’exportation et la main basse qui est faite sur son réseau de lignes ferroviaires pour désenclaver les réserves de 173 milliards de barils pétrole des sables bitumineux de l’Alberta, est porteuse d’impacts potentiellement très importants sur son devenir.

Il n’y a pas si longtemps, rien n’indiquait que les rives du Saint-Laurent, significativement éloignées des «méga-pôles de consommation», pourraient dans un avenir aussi rapproché, être appelées à devenir un «hub» du pétrole des sables bitumineux. C’était avant que son voisin américain se lance dans l’exploitation du pétrole de schiste, que l’administration Obama rejette le projet Keystone XL, que les Premières Nations de Colombie-Britannique n’opposent un refus ferme à l’oléoduc Northern Gateway et que la géopolitique pétrolière européenne ne soit modifiée dans la foulée de la crise ukrainienne.

Cette grande corvée de désenclavement par voie de l’est se déploie entièrement par-dessus la tête du Québec qui, prétend-on, à Ottawa n’a absolument rien à dire en matière de transport interprovincial et international. Son territoire est tout simplement requis au nom de la «raison d’État», canadienne et transcanadienne. La «Province» doit donner même si à terme, elle n’aura rien à en retirer, mis à part le plat de lentilles qui lui est proposé et qui ne pourra jamais, absolument jamais, compenser pour les risques qui sont associés à l’opération.

Une telle situation n’est toutefois pas unique. La Turquie de l’après-guerre, pour prendre l’exemple le plus connu, est devenue bien malgré elle, en quelques années seulement, un immense «hub» international du pétrole. Après plus d’un demi-siècle, ce pays n’en aura cependant pas tiré grand-chose sur le plan économique ; à peine aura-t-elle réussi à négocier de symboliques droits de transit et quelques quotas de pétrole pour ses propres besoins. Une fois l’ère du pétrole terminée, il ne lui restera plus qu’à ramasser les dégâts et à démanteler l’immense quincaillerie abandonnée sur place.

Au cours de la dernière décennie, l’industrie pétrolière canadienne, formée des «majors» Chevron, Husky Energy, Esso, North Atlantic, Nova Chemicals, Parkland Income, Petro-Canada, Shell Canada, Suncor, BP et Total, aura investi pas moins de 160 milliards $ dans le douteux bitume des sables de l’Alberta. On est allé très loin en termes d’investissements financiers et le gouvernement Harper tout aussi loin, en termes de soutien politique et diplomatique pour faire de cette industrie un «grand succès canadien», et ce, malgré toutes les critiques qui fusent internationalement quant à ses effets sur les plans environnemental et climatique.

Le combat que les citoyens et les ONG québécois ont maintenant amorcé contre l’ordre pétrolier canadien en sera un à la hauteur de celui de David contre Goliath. Il ne pourra être mené sans mobilisation générale. Face à cet adversaire, ils ne sont toutefois pas seuls, en raison notamment du fait que le Canada est devenu, en moins d’une décennie, un cancre mondial en matière d’environnement et que le pétrole tiré des sables bitumineux est honni par une bonne partie de la planète.

1- Une longue histoire d’appropriation du bien d’autrui

Dès la mise en service du tout premier puits en Pennsylvanie (1860), le pétrole s’est vu octroyer des droits qui marqueront à jamais la destinée humaine. En plus du droit de polluer l’air qu’on respire (30 milliards de barils de pétrole sont brûlés annuellement), cette source énergétique s’est vu concéder un droit d’exploitation, sinon de spoliation et d’endommagement des ressources nourricières des sols, des rivières et des mers, et ce, sans contrepartie réelle, sans qu’on lui oppose un régime strict d’obligation de réparation en cas de catastrophe. Qui donc aujourd’hui garantit la subsistance des pêcheurs victimes de la contamination du Delta du Niger, qui paie réellement pour les catastrophes du Groupe BP dans le Golfe du Mexique et de l’Exxon Valdez en Alaska ?

L’histoire du pétrole nous apprend en outre que ces droits acquis, sous terre, sur terre et sur mer, le seront aux seules fins de profitabilité de l’actionnaire et le plus généralement aux dépens d’autrui. Aux États-Unis, les fruits de l’extraction des hydrocarbures contenus dans le sous-sol reviennent au détenteur des droits sur la surface. Il suffit à n’importe lequel spéculateur d’acheter les «claims» sur un lopin pour pouvoir siphonner jusqu’à épuisement et sans la moindre compensation tout ce qui existe d’or noir sur les terrains des alentours. Des droits de propriété exclusifs et aliénables.

Au Québec, notre droit minier fait en sorte qu’une entreprise peut se voir concéder l’accès à un gisement à la suite d’un simple achat de «claims» auprès du ministère de Ressources naturelles. Certaines entreprises sont même spécialisées dans l’achat et la revente de «claims» miniers québécois, sans jamais effectuer le moindre forage.Avec la détention suit un droit d’exploitation qui a préséance sur les droits des citoyens de la municipalité où l’activité se déroulera. Le cas de Gaspé en constitue un exemple éloquent. Mais l’ironie peut aller encore plus loin : il y a possibilité de substitution de la gouvernance de l’État au profit d’une gouvernance corporative. En 2010, la texane Valero (alias Ultramar) s’est vu octroyer par le gouvernement libéral un droit exclusif d’expropriation d’espaces agricoles et non agricoles sur une distance de plus de 250 kilomètres afin de lui permettre la construction d’un pipeline reliant Saint-Romuald et Montréal.

Le pétrole ne s’accommode généralement pas non plus des frontières internes et externes des nations. Les débuts du pipeline arrivent aux États-Unis cinq ans après la mise en exploitation des premiers puits. Ce mode de transport va rapidement devenir le moyen privilégié pour le transport des huiles vers les centres de raffinage. Le pipeline ne restera pas très longtemps confiné aux frontières intérieures. Arrimé à un terminal maritime, il pourra franchir les océans pour desservir les grands centres de raffinage de la planète.

Avec ses pipelines, ses terminaux d’exportation et ses convois de wagons-citernes, l’industrie pétrolière est à se constituer pour leurs besoins propres de véritables domaines corporatifs sur lesquels les pouvoirs publics ont de moins en moins prise. Aucune municipalité ne peut exiger un tracé alternatif de voie ferrée au nom de la sécurité de ses citoyens. L’article 73 de la Loi sur l’Office national de l’Énergie prévoit explicitement le droit pour un promoteur de pipeline, sans autorisation préalable nécessaire, d’accéder à des terrains privés pour y effectuer tous les travaux nécessaires à son ouvrage (exception faite pour les terres faisant partie d’une réserve ou objet d’une revendication autochtone).

2- Pipelines transnationaux : l’enjeu de la souveraineté territoriale

En droit, le territoire est un des éléments constitutifs d’une nation. Il est l’espace sur lequel s’exerce normalement l’autorité politique des citoyens par gouvernement interposé. En fait, le territoire est l’espace sur lequel se définit la souveraineté de cette collectivité. Par exemple, c’est au nom de cette souveraineté territoriale interne que, soucieux d’exercer ses responsabilités pleinement et intelligemment, un État va se donner une politique nationale d’aménagement du territoire visant à distribuer les activités économiques en fonction du bien commun. C’est aussi en son nom que des politiques sociales, fiscales et environnementales s’appliqueront aux entreprises oeuvrant sur le territoire national.

C’est un euphémisme de dire que le pétrole s’accommode mal des frontières nationales. Les grandes zones de production étant, soit très éloignées des pôles de consommation massive, soit étranglées par des frontières naturelles ou politiques, il faut des pipelines transnationaux de fortes capacités et de terminaux maritimes pour se relier aux grands centres de raffinage de la planète. Par leur immensité et leur caractère quasi immuables, ces infrastructures ne sont pas sans soulever la question de la souveraineté territoriale des collectivités et des États qu’ils sont appelés à traverser. L’adhésion des populations touchées par ces projets de transit devient dès lors un enjeu de politique interne, comme on peut le constater avec les dossiers Keystone et Energy East.

La sempiternelle question posée : a-t-on besoin de tout ce pétrole et qui paiera pour les dégâts ? Dans le cas du Québec, il est facilement démontrable que le besoin n’y soit pas : les actuels approvisionnements en pétrole classique moins polluants lui procurent suffisamment de garanties d’approvisionnement à long terme. Ceci dans un contexte ou de surcroît, tirant 40 % de son énergie de son parc hydroélectrique, le Québec est relativement bien placé pour atteindre d’ici 2020, l’objectif de réduction de 20 % des gaz à effet de serre (GES), par rapport à 1990.

Aux yeux de l’industrie, il va sans dire qu’un tracé de pipeline doit être protégé contre tout changement important d’humeur ou aléa de l’histoire. Quand on investit dans de telles infrastructures, on s’assure que la probabilité de changements dans les relations entre États sera présumée relativement faible et sans effets politiques majeurs tout au cours de leur durée de vie. Il ne faut donc pas se surprendre que, depuis la dernière Grande Guerre, l’énergie ait été au cœur de grands projets de diplomatie visant la levée des barrières territoriales de commerce et surtout des ambitieuses organisations d’intégration économique et politique continentale comme l’Union européenne et l’ALENA.

3- Diplomatie au service de l’industrie

À part quelques notables exceptions (Venezuela d’Hugo Chavez), il est reconnu que les grandes multinationales du pétrole réussissent le plus souvent à s’assurer d’un soutien indéfectible des gouvernements nationaux, soit pour assurer la protection de leurs investissements, soit pour faire triompher leurs quêtes de marchés internes et externes. Lorsqu’on consulte le site du ministère canadien des Ressources naturelles, il est frappant de voir à quel point y est dominante l’empreinte du discours du gouvernement Harper (www.rncan.gc.ca).

Le style de gouvernance qu’il a mis en oeuvre dès sa prise du pouvoir ne s’est pas longtemps enfargé dans les principes environnementaux. Il faut y voir son empressement à modifier au moyen d’un projet de loi omnibus, quelque 70 textes de loi régissant les actes régulant la pêche ou protégeant les habitats de la vie aquatique qui se trouvaient sur le chemin d’oléoducs potentiels vers l’Atlantique ou le Pacifique. Un projet de réglementation plus serrée du traitement des sables bitumineux sera également mis au rancard, même chose pour les évaluations environnementales devant normalement précéder les nouveaux projets d’exploitation.

Sur le plan de la diplomatie internationale, on ne saurait passer sous silence les efforts déployés sans ménagement pour réorienter les priorités de la politique étrangère du pays au moyen d’une série orchestrée de gestes et de décisions en vue d’en faire une «diplomatie économique», pour négocier protocoles et ententes visant à faire lever le plus de barrières tarifaires possible contre le pétrole albertain. Les offensives diplomatiques ont visé principalement deux contentieux majeurs.

Le premier concerne le partenaire européen. Souvenons-nous qu’en 2008, l’Union européenne projetait la mise en œuvre d’une directive sur la qualité des carburants pouvant éventuellement empêcher les «carburants les plus polluants» d’entrer en Europe. Alliée aux lobbies des pétrolières, la diplomatie canadienne s’est dès lors activée en multipliant les rencontres et événements auprès des parlements et des institutions européennes pour empêcher toute restriction et limitation pouvant encadrer l’importation du pétrole albertain. On affirme en certains lieux que près de 200 millions $ auraient été dépensés dans différentes campagnes et missions de toutes sortes pour lui donner l’image d’une ressource «responsable et durable». Cette offensive de diplomatie pétrolière n’est pas étrangère à la pression exercée par Ottawa pour que soit accélérée la signature du projet d’entente de libre-échange Canada-Europe, ce qui fut fait en octobre 2013.

Le 17 décembre 1014, victoire importante pour le lobby canadien. Par une très faible majorité, le Parlement européen ouvre enfin les vannes aux importations des pétroles albertains en modifiant sa directive : finalement, on ne prendra pas en compte les dommages environnementaux causés par les «hydrocarbures non conventionnels» comme celui des sables bitumineux. Ce résultat a été obtenu contre toute attente. «Jusqu’au vote, les lobbies pétroliers ont cherché à influencer les positions des députés européens», estime le député Yannick Jadot, membre de la Commission du commerce international et de la Commission de l’énergie. Ce dernier conclura que cette décision «est très clairement l’un des résultats des négociations de libre-échange Union européenne-Canada[1]». Faut-il voir dans ce revirement soudain une résultante de la mise en échec du pétrole russe sur le marché européen en raison du conflit ukrainien ? Le pétrole de rechange albertain aurait été considéré comme une option sérieuse pour la France et ses voisins, reléguant au second plan le caractère plus obscène de ce dernier.

Le second contentieux concerne l’épineux projet Keystone XL. Ici encore, une campagne très agressive de persuasion a été menée au cours des dernières années pour contrer le double refus de l’administration Obama. Avec la récente prise de contrôle de la Chambre des représentants et du Sénat par le Parti républicain suivie d’un énoncé d’intention de véto présidentiel, nul ne saurait avancer de prédiction quant à l’issue de ce dossier. Quoi qu’il en soit, une mise à l’écart définitive de Keystone ne mettrait quand même pas fin au projet d’alimentation des centres de raffinage du sud des États-Unis depuis Hardisty Terminal (Al). En vertu des ententes commerciales en vigueur, aucune mesure protectionniste ne peut en principe entraver l’acheminement du bitume albertain à partir, des oléoducs existants, des voies ferrées ou via des ports de transit opérant depuis les rives du Saint-Laurent.

4- Séduction, persuasion, intimidation si nécessaire

Une bonne stratégie de vente représente un incontournable pour arracher un consentement des populations lorsque la question territoriale est au centre de l’enjeu. Il faut d’abord séduire. On le fait toujours en avançant de gros chiffres qui souvent ne résistent pas à l’analyse. La publicité d’Energy East : 4500 emplois, 1,9 milliard $ en taxes et impôts, et impact sur le PIB de 5,8 milliards. En cours de route, les enchères pourront monter. C’est exactement ce qui s’est produit dans le dossier de vente du projet Rabaska : débutées à 640 millions $ en 2005, elles ont atteint plus de 1 milliard $ en 2007. L’objectif : créer un solide mouvement d’opinion en faveur du projet. Cette question d’opinion est centrale et tous les moyens sont permis. Pour la firme Edelman, sollicitée par TransCanada pour vendre son projet de pipeline, il faut «créer de toutes pièces une mobilisation citoyenne en faveur du projet», ne plus parler de «pétrole», mais «d’énergie», c’est plus positif. Pour les besoins de la cause, il faudra se doter d’un réseau de partisans pour inonder les réseaux sociaux, déployer un programme de commandites d’universités et de groupes du milieu. Il faut convaincre qu’un «vecteur d’énergie» est «gage de prospérité».

Pour l’aider à mener à bien cette opération «d’éducation», TransCanada s’est adjoint les «collaborateurs» habituels du dossier hydrocarbure et fidèles alliés du temps de Rabaska : FTQ-Construction, chambres de commerce, Conseil du patronat, certains élus municipaux. Que ces derniers ne connaissent pas grand-chose dans les tenants et aboutissants du projet n’a pas réellement d’importance. On fera également appel aux grandes associations de promotion des hydrocarbures : l’Association canadienne des producteurs pétroliers (ACPP), majestueusement devenue «partenaire officiel» et plus grand bailleur de fonds privés du Musée canadien des civilisations, Suncor, avec sa campagne «LES ÉNERGIES DU OUI[2]», pour démontrer comment les sables pétrolifères sont sources de richesses pour les entreprises et la main-d’œuvre canadiennes.

Mais si d’aventure toutes ses parades ne devaient pas fonctionner auprès du public (70 % d’opposants à Energy East), il est toujours temps de passer à l’étape de la pression psychologique. La campagne de communication du Consortium Rabaska a illustré comment une grande entreprise peut tenter d’éliminer les importuns en faisant appel aux «mercenaires des temps modernes» :

[…] des relationnistes à gage pour vaincre la résistance de l’opinion publique, des lobbyistes à gage pour convaincre les élus, des avocats à gage pour dissuader les opposants, et on s’adjoindra des médias complices pour donner une légitimité à cette mainmise sur le territoire convoité[3].

Le gouvernement de Stephen Harper avait, dès 2012, donné le ton à ce chapitre par la voix de son ministre de la Sécurité publique, Vic Toews : dans le but de catégoriser ceux qui critiquaient sa contestée politique énergétique, il alla jusqu’à insinuer que les groupes environnementaux pourraient ultimement constituer une «menace terroriste pour le pays[4]». Une approche finalement pas si éloignée de celle proposée par le président de la multinationale des relations publiques Edelman qui voit une «nécessité de contrer les opposants en établissant un profil précis». «Si on les laisse faire, ils utiliseront chaque information à leur disposition pour attaquer le projet et TransCanada[5]».

Si nécessaire, les tentatives d’intimidation pourront également viser les élus de l’Assemblée «re-provincialisée» du Québec, même si les gouvernements qui se sont succédé depuis 1995 ne suscitent pas trop d’urticaire à l’ouest de l’Outaouais. Aucune politique n’a jamais été définie en matière d’aménagement stratégique du territoire. Il aura même suffi, en novembre 2012, d’une simple discussion entre Madame Marois et Alison Redford, première ministre de l’Alberta, dans le cadre d’une réunion du Conseil de la Fédération, pour que soit sur le champ conclu un laissez-passer de principe pour l’oléoduc 9B d’Enbridge[6].

Même empressement aveugle à l’égard du projet Energy East de la part de monsieur Couillard qui, avant même l’idée d’une consultation, déclare ne voir aucun problème à ce que le territoire du Québec soit mis au service du Canada (péréquation oblige). Bien au contraire, il y voit là une chance pour accélérer son opération de réintégration canadienne. Tout cela dans le contexte où depuis l’échec du référendum, le sentiment identitaire et les questions d’intégrité territoriale ont été passablement mis à mal au Québec.

Dès le lendemain du surprenant «désaveu» du site Cacouna en décembre 2014 (on verra si cela va tenir longtemps), le Globe and Mail lance au Québec un rappel à l’ordre signé Dwight Newman, professeur de droit à l’Université de la Saskatchewan et auteur du livre Natural Resource Juridiction : «les provinces n’ont aucunement le droit d’imposer des conditions» à TransCanada en matière de pipeline et elles «jouent un jeu dangereux en essayant de le faire». La jurisprudence est claire, selon ce dernier, un pipeline est considéré comme un moyen de transport, et tout projet de transport interprovincial est de compétence exclusivement fédérale. De son côté, Andrew Coyne éditorialiste au National Post, rappellera que la situation est incontestable : le fédéral a autorité sur le Québec en ce qui concerne les pipelines interprovinciaux.

5- Quels recours pour les citoyens et les ONG d’un demi-État comme le Québec ?

Ces derniers mois, des voix se sont élevées chez nous pour que le gouvernement exige à tout le moins des redevances pour laisser transiter tout cet or noir au cours des quatre à cinq décennies à venir. Le clan environnementaliste et le clan nationaliste exigent au contraire un véto pur et simple sur l’utilisation du territoire québécois et des rives du Saint-Laurent. Jetons un regard rapide, mais réaliste sur ces prétentions.

En vertu du principe de leur souveraineté nationale et de leur prétention à ne se soumettre qu’aux limitations librement consenties, certains États non signataires d’ententes commerciales et dans des contextes bien particuliers ont pu, à la limite, opposer un tel véto à un projet d’oléoduc transnational. C’est la position que vient tout juste d’exprimer l’Autriche en décembre 2014 en rapport avec le projet du gazoduc russe South Stream tant souhaité par Wladimir Poutine et malgré une entente de principe récemment arrachée dans le but de contourner l’Ukraine de la Révolution orange. Des ententes librement consenties de paiement de droits de transit peuvent s’appliquer dans le contexte de projets d’oléoducs : l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, le Cameroun avec le Tchad, avaient négocié de telles formules de redevances, la Turquie (non membre de l’UE) obtient 200 M$/an pour le passage du mégapipeline BTC de 1777 km sur son territoire. Une telle pratique n’est toutefois pas très répandue, principalement en raison des règles déjà contenues dans les ententes commerciales dites «régionales».

En cette matière, tout en dénonçant l’attitude d’aplaventrisme de notre gouvernement, il nous faut, par ailleurs, éviter de tomber dans le piège de la légende urbaine en tenant un discours qui ne prendrait nullement en compte la réalité nord-américaine qui est nôtre. Certains chroniqueurs font en effet valoir que le Québec, autant province que pays, pourrait forcer le paiement de redevances faramineuses de cinq, six et même dix milliards $ annuellement, à titre de compensation pour le transit de pétrole par oléoduc ou terminaux maritimes. Comment imaginer de telles hypothèses tout en plaidant la règle de la «succession d’État» (négociations consécutives à des modifications territoriales d’un État membre d’une organisation internationale) qui permettrait à un Québec souverain de revendiquer à part entière son statut de partenaire de l’ALENA ?

Un véritable «gouvernement national» pourrait tout au plus envisager l’imposition d’une taxe reliée au risque environnemental, laquelle s’appliquerait à la partie terrestre du transit et en fonction des volumes. La probabilité d’une contestation judiciaire de la part des pétrolières est probablement élevée et l’issue difficile à anticiper, mais l’opération aurait au moins le mérite de démontrer que les pouvoirs publics en poste à Québec ont l’intérêt général à cœur.

Quant au transport maritime, le droit international reconnait depuis longtemps la liberté de transit entre pays. Les grandes conventions multilatérales comme la convention de Barcelone, puis celle du GATT et de New York auxquelles se sont ajoutés des traités bilatéraux ont toutes abordé la question des droits d’accès pour les États en général et les pays enclavés en particulier. Dans ces traités, il est fait une large place aux principes de non-discrimination et de non-interruption, ainsi qu’à l’obligation de ne pas imposer de taxes de transit ou de droits de douane sur le trafic de transit, ni des frais excessifs sur les produits en transit. Comment le Québec pourrait-il prétendre échapper à ces traités en espérant se conserver pour l’avenir une crédibilité internationale ?

6- Au pays de l’or noir, le Québec n’est pas même considéré comme une instance «régionale»

En matière de régulation du transport interprovincial et international d’énergie, le Québec baigne dans un univers juridique tout à fait restrictif quant à ses droits. Les limitations sont d’abord de nature constitutionnelle, c’est le gouvernement d’Ottawa qui, seul, est habilité à prendre les décisions sans appel. En soutien à son régime de gestion centralisée, Ottawa a créé l’Office national de l’énergie (ONÉ) : tribunal administratif quasi judiciaire, il s’est vu octroyer des compétences de nature réglementaire à l’égard des oléoducs, des gazoducs, de certaines lignes de transport d’électricité et de «productoducs», nouveau terme inventé par Ottawa pour désigner toute canalisation servant au transport de produits (Loi C-86). Sont concernés : tous les ouvrages liés à l’exploitation de produits qui auront une destination interprovinciale ou internationale (branchements, réservoirs, citernes, installations de chargement, de stockage, de préparation ou de séparation et réseaux de communication interstations, à l’exclusion des égouts ou canalisations de distribution d’eau servant uniquement aux besoins municipaux. Ce faisant, Ottawa se permet d’intervenir dans le domaine des installations terrestres qui normalement devraient relever des provinces.

Il va sans dire que l’industrie est bien au fait de cette situation de droit. Cela était manifestement évident dans le prospectus corporatif que TransCanada a rendu public début 2013, dans le cadre du lancement de son projet. Quelles «instances» l’entreprise s’engageait-elle à consulter ? Les «administrations locales» et les communautés autochtones. Nulle part donc, dans ce prospectus, on ne fera référence à une quelconque responsabilité ou compétence du gouvernement démocratiquement élu du Québec.

Quels sont donc les moyens qui restent finalement à notre disposition pour agir ? Selon le Centre québécois du droit de l’environnement, il reste un pouvoir dont l’importance sera «largement tributaire de la volonté politique des élu(e)s de s’impliquer dans le processus d’autorisation et d’imposer certaines conditions[7]».

En bout de piste, on en revient toujours à la question du rapport de force, de la détermination et de la volonté politique effective qu’un gouvernement démocratique est disposé à exercer. L’État du Québec doit d’abord parler fort, réactualiser la devise qui l’a mis au monde, «Maître chez nous», appliquer rigoureusement ses propres mécanismes d’évaluation environnementale et, le cas échéant, porter les dossiers devant les tribunaux.

7- Les «clauses environnementales» à la rescousse de la résistance citoyenne

Malgré les principes et les dispositions régissant les actions commerciales internationales, on voit de plus en plus, de par le monde, surgir des initiatives citoyennes et gouvernementales de contestation des impacts environnementaux reliés aux projets de transport d’énergies. C’est qu’avec le temps, la plupart des ententes internationales de commerce ont intégré ce que le jargon juridique appelle des «clauses environnementales». C’est d’ailleurs en s’appuyant sur de telles «clauses» que l’administration Obama a construit son argumentaire de refus du projet Keystone XL. Plus d’une fois furent allégués les risques négatifs que le projet va faire peser sur l’environnement et la vie sauvage.

Parmi les principes énoncés dans le préambule de l’ALÉNA, il y a effectivement le concept de développement durable et le respect de la protection de l’environnement :

Les trois pays s’engagent à promouvoir l’emploi et la croissance économique sur leurs territoires respectifs, par l’expansion du commerce et de l’investissement dans la zone de libre-échange et par l’accroissement de la compétitivité de leurs entreprises sur les marchés mondiaux, dans le respect de la protection de l’environnement[8].

Même si plusieurs seront enclins à mettre en doute la force réelle de cette référence environnementale, il faut constater qu’elle aura tout de même été à la source de plusieurs contestations judiciaires ou politiques.

Au sein de la structure de l’ALENA, on retrouve la Commission de coopération environnementale (CCE). Son secrétariat est basé ici même à Montréal. Cette organisation a ceci d’original qu’elle permet aux citoyens et aux ONG une participation directe au processus de plainte. En vertu des articles 14 et 15 de ses règlements, une plainte peut être déposée contre une partie contractante dans les cas où cette dernière est alléguée ne pas appliquer convenablement sa propre législation environnementale. La CCE fournit un cadre d’analyse de risques pouvant être utilisé par les organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, universitaires et chercheurs. Malgré les défis importants auxquels fait face cette institution, du fait qu’elle ne possède ni pouvoir de sanction ni pouvoir exécutoire, il y a là un outil qui ne devrait pas pour autant être rejeté d’emblée par les ONG du Québec qui entendent faire la lutte au transport du pétrole des sables bitumineux en sol québécois. La technique de guérilla judiciaire ne vise-t-elle pas d’abord à embarrasser et à ébranler l’adversaire le temps que se consolide la résistance et que souvent les conjonctures objectives se modifient ? Dans l’univers des hydrocarbures, plus aucune certitude ne tient la route. Pendant combien de mois, combien d’années, le prix international du baril de pétrole se situera-t-il à 50 % du prix de 2014 ?

Cette «référence environnementale» a été également évoquée tout récemment par un groupe de juristes québécois[9]. Dans la foulée d’une décision de la Cour suprême de 2007, il ne fait pas de doute, selon ce groupe, que les lois environnementales provinciales s’appliquent aux entreprises fédérales. Le Québec pourrait en conséquence imposer des conditions afin de protéger l’environnement de même que la santé et la sécurité de sa population. Il y a toutefois une limite constitutionnelle non négligeable à cette décision de la Cour suprême, ces conditions ne peuvent constituer une «entrave» aux activités essentielles des dites entreprises. Nous voici à nouveau revenus à la réalité de ce qu’est réellement le Québec au sein du Canada.

Le verdict du rapport du BAPE sur le gaz de schiste, rendu public le 15 décembre dernier, est fort illustratif de la force et du pouvoir d’une mobilisation citoyenne lorsque menée avec intelligence et constance. L’intention de l’industrie gazière de développer quelque 30 000 puits dans la vallée habitée du Saint-Laurent n’avait au départ aucun sens. Mais le bon sens n’a-t-il pas finalement triomphé ?

Le pouvoir de la mobilisation citoyenne n’est pas pris à la légère par l’industrie. Le devis technique d’Energy East déposé à l’ONÉ en novembre fait ironiquement référence à la contestation populaire du défunt projet Rabaska ; en plus de la contrainte majeure à la navigation que constitue la Traverse du Nord, le site potentiel de Lévis devra, peut-on y lire, faire face au pouvoir citoyen :

It is important to mention that more than 70 % of the population voted against Rabaska’s projet in 2007. Furthermore the City of Lévis adopted a resolution in 2013 to not allow construction of new oil handling facilities, including marine terminals or tank terminals[10].

Le Québec et l’ordre pétrolier canadien : collision frontale en vue ?

Ce qui se trame du côté d’Ottawa et de Calgary avec le transit international du pétrole lourd des sables bitumineux par la porte de l’Est risque de modifier pour des décennies une partie importante du paysage humanisé du Québec et du Saint-Laurent. Cette braderie est planifiée au-dessus de notre tête, par des gens d’ailleurs, pour des gens d’ailleurs. Jusqu’où ira la mobilisation maintenant enclenchée par les citoyens, les ONG et certaines municipalités ?

Il est peu probable qu’on se présente en grand nombre devant l’ONÉ pour défendre le point de vue québécois dans le cadre de la consultation éclair menée en 2015. Les dés semblent à priori pipés du côté de cet organisme fédéral : il faut en effet se limiter à un certain nombre de questions dont est exclu, par ailleurs, l’important dossier climatique. De plus, pour y être admis, il faut pouvoir démontrer qu’on est «directement touchés par le projet» ou qu’on «possède une expertise et des renseignements pertinents», cela à la satisfaction des fonctionnaires de l’ONÉ. À tout cela, il faut ajouter que, basés à Calgary, les 13 patrons qui assurent la haute direction de cet organisme ont un profil taillé sur mesure pour Energy East : l’Alberta y est surreprésentée et tous, sauf un, ont fait leur carrière professionnelle dans l’univers de l’exploitation des hydrocarbures.

Il est par contre souhaité, dans le cadre des audiences publiques du BAPE annoncées à reculons, il faut le constater, par le gouvernement Couillard, que les citoyens se lèvent, que les collectivités locales se mobilisent et qu’on fasse la démonstration que le sentiment d’impuissance qui a trop longtemps plané sur le Québec au cours des longs mois qui ont suivi l’annonce du projet, est vraiment derrière nous.

Comme aux meilleurs temps des batailles contre les projets Rabaska et des gaz de schiste, il faut espérer que soit dressé sur cette autoroute québécoise des huiles, un imposant barrage d’idées, de réflexions et d’actions. Les obstacles techniques majeurs reliés au Saint-Laurent et à ses principaux affluents, les contraintes naturelles, environnementales et humaines reliées aux sites portuaires, de même qu’à la navigation, doivent être dévoilés et expliquées avec une vigueur telle que les mesures de mitigation qui seront imaginées par le promoteur pourront difficilement convaincre.

C’est dans un tel contexte que le poids politique d’une non-acceptabilité sociale pourrait prendre tout son sens politique. Si, face au projet Energy East, le pourcentage de refus déjà exprimé par les citoyens devait se maintenir à plus des deux tiers, en dépit des efforts de vente sous pression, le gouvernement libéral serait placé devant un douloureux dilemme. Bien qu’il ne soit pas lié par les recommandations d’un rapport du BAPE, il lui serait assez malvenu politiquement de donner un signal positif et au promoteur et à son indéfectible allié fédéral. L’entreprise TransCanada aurait beau refuser de se soumettre à laLoi sur la qualité de l’environnement du Québec et clamer que son projet relève uniquement de la seule compétence fédérale, rien n’y fera, bien au contraire, cela ne pourra qu’attiser le feu de la résistance.


[2] www.lenergieduoui.com

[3]Rabaska , Autopsie d’un projet insensé. Giram-Fides. 147.

[4] «Haro sur les extrémistes écolos – Vic Toews craint le terrorisme de groupes environnementaux». Le Devoir, 11 février 2012

[5] «Comment vendre un pipeline aux Québécois» Le Devoir, 18 novembre 2014.

[6] «Marois entrouvre la porte au pétrole albertain» Le Devoir, 23 novembre 2012.

[7]Enjeux juridiques du déploiement d’un pipeline interprovincial sur le territoire du Québec. CQDE. Octobre 2014. P.4).

[8] Cité dans «ALÉNA et environnement. Les clauses vertes font-elles le poids ?», Alexis Beauchamp, Cahiers de recherches CEIM, 2003.

[9] Les provinces ne peuvent pas interdire le passage d’un pipeline interprovincial sur leur territoire, mais peuvent certainement imposer des conditions et sanctions. Le Devoir. 11 décembre 2014.

[10]Energy East Pipeline project. Volume 1. Overview. Section 4 : Alternative means of carrying out the Project. P. 63.

* Vice-président du Groupe d’initiatives et de recherches appliquées au milieu (GIRAM), ex-gestionnaire et conseiller socio-économique, gouvernement du Québec.

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