Le jeudi 23 août 1973, à Stockholm, un homme pénètre dans une banque, tire une rafale de mitraillette en l’air et, devant 60 personnes médusées, s’apprête à réaliser ce qui devait sûrement être à ses yeux un banal vol de banque. Or, la suite des événements ne manquera pas d’étonner les psychiatres.
Le hold-up tourne mal. Quatre employés, trois femmes et un homme, sont retenus en otage. Le malfaiteur réussit à obtenir la libération d’un ami détenu, qu’il fait venir près de lui. Au bout de cinq jours de négociations, les deux complices acceptent de se rendre. À la surprise générale, les quatre otages demandent à sortir les premiers pour éviter que la police ne tire sur les deux hommes. Par la suite, les ex-otages refuseront de témoigner contre leurs ravisseurs et iront leur rendre visite en prison. L’une des otages finira même par épouser l’instigateur de toute l’affaire (Strentz 1982 ; Crocq 1997).
Le présent article a pour but, d’une part, d’examiner les analyses consacrées aux événements de Stockholm pour voir si elles peuvent s’appliquer par analogie à la situation du Québec sous l’Empire canadien et, d’autre part, selon le diagnostic établi, de proposer un traitement axé sur la transformation des mentalités.
Le syndrome de Stockholm
Le psychiatre Frank Ochberg a le premier étudié les événements de Stockholm et désigné l’attitude complexe des otages sous le nom de « syndrome de Stockholm ». Il définit ce syndrome comme le développement d’un lien positif entre l’otage et le ravisseur et de sentiments négatifs de la part de la victime envers les autorités (Ochberg 1982 : 31). Avec un collègue, il précise les expériences émotionnelles des otages à la base du syndrome : une gratitude positive envers les ravisseurs pour les marques de sympathie que ceux-ci leur ont manifestées (mots gentils, cigarettes, nourriture), ainsi qu’une gratitude négative (en anglais, « negative gratitude » ; il vaudrait mieux parler de soulagement) parce qu’ils leur ont laissé la vie sauve (Soskis et Ochberg 1982 : 124). Plus tard, Ochberg en viendra à considérer la « gratitude paradoxale » de l’otage comme l’essence même du syndrome de Stockholm (Ochberg 1988 : 9).
D’autres auteurs préfèrent toutefois parler d’un « schème paradoxal de comportement » plutôt que d’un syndrome, car le phénomène n’est pas à leur avis pathologique, mais « semble témoigner surtout de la difficulté d’adaptation de l’être humain dans ce type de situation » (Bigot et Bornstein 1988 : 197). On conviendra toutefois que l’usage du terme « paradoxal » laisse croire que ce genre de comportement heurte le bon sens. Pourquoi en effet avoir de la gratitude envers quelqu’un dont le seul geste vraiment louable a été de ne pas vous enlever la vie (Ochberg, Soskis 1982 : 186) ?
En tout cas, les psychiatres sont d’avis d’intervenir auprès des victimes d’une prise d’otage, que celles-ci soient ou non atteintes du syndrome de Stockholm. Ils préconisent notamment d’amener les victimes à verbaliser leurs émotions au cours de séances de « debriefing » ou de « déchocage » et à prendre conscience de la survenue possible du fameux syndrome (Bigot, Bornstein 1988 : 205 ; Crocq 1997 : 252-253). On soutient même que le simple fait de connaître l’existence du syndrome pourrait presque empêcher son apparition :
C’est peut-être un des points les plus intéressants de notre étude. Les otages, dûment informés au préalable (policiers, journalistes, touristes occidentaux) sont beaucoup plus difficiles à retourner et succomber. (Skurnik 1988 : 179)
Pour nous assurer d’un point de comparaison, examinons maintenant un autre cas apparenté à celui de l’otage séquestré par un criminel sympathique, celui de la femme battue par un mari brutal mais en apparence repentant.
Le syndrome de la femme battue
La psychologue Lenore F. Walker nomme « syndrome de la femme battue » (Battered Woman Syndrome) un comportement aussi paradoxal que celui des otages de Stockholm.
Entre 1978 et 1981, à peu près au même moment où Ochberg étudie le syndrome de Stockholm, Walker interroge 400 femmes battues dans l’ouest des États-Unis. Son enquête lui permet de décrire les trois phases du cycle de violence que subit généralement la femme battue : 1) insultes du mari ; 2) agression ; 3) excuses (Walker [1984] 2000 : 126-128). Toutefois, les phases initiale et finale ne sont pas toujours présentes, et leur fréquence évolue avec le temps. Ainsi, lors des premières agressions, la phase 1 se manifeste dans 56 % des cas et sa fréquence augmente à 69 % lors des dernières. Quant à la phase 3, sa fréquence diminue entre les premières et les dernières agressions : au début, le mari s’excuse dans 71 % des cas ; à la fin, dans 42 % des cas seulement.
En toute logique, on pourrait se demander pourquoi une femme battue reste avec son agresseur. Selon Walker, la femme ne fuira pas pour deux raisons : premièrement, elle aime toujours son mari, celui du moins dont le « moi aimable » réapparaît quelque temps après l’agression. En effet, le mari brutal finit par se calmer, et présente même des excuses, ce qui agit comme renforcement positif (ibid.) De plus, la femme battue ne songe pas à demander de l’aide à l’extérieur, car elle vit dans un relatif isolement social (ibid. 134). Cependant, il arrive parfois qu’elle rompe cet isolement et rencontre une thérapeute comme Walker. Celle-ci lui demande alors de représenter sur un graphique l’intensité des agressions qu’elle a subies et leur évolution dans le temps. Par ce moyen, la thérapeute vise à lui faire prendre conscience du caractère répétitif et inévitable des agressions. Elle amène ensuite la femme battue à établir un plan de sécurité pour éviter de subir une nouvelle agression et d’être de nouveau manipulée par son agresseur au cours de la troisième et dernière phase du cycle de violence, celle des excuses (ibid. 136-137).
Points communs entre les deux syndromes
Les otages de Stockholm et la femme battue sont victimes d’un être dominateur dont le comportement est paradoxal, tour à tour haïssable et aimable, ce qui induit un comportement également paradoxal chez l’être dominé. Pour mieux comprendre ces comportements paradoxaux, situons-les dans l’univers des comportements possibles (voir la figure suivante).
L’univers des comportements possibles est représenté sous la forme d’un « carré sémiotique », issu de la logique d’Aristote, de la formalisation graphique d’Apulée et des recherches de sémioticiens contemporains (Gaudreault 1996). Les quatre positions a, b, c et d sont définies par les relations de contrariété (les lignes ab et cd), de contradiction (les lignes ac et bd) et d’identité (les cercles aa, bb, cc et dd). Les diagonales bc et ad résultent d’une combinaison des relations de contrariété et de contradiction.
L’ensemble des positions et des parcours constitue l’univers des comportements possibles. Un comportement peut rester identique (les quatre parcours circulaires) ou changer (parcours sur les quatre côtés ou sur les diagonales). Par changement de comportement, il faut entendre le passage d’une position à une autre, et le maintien de cette seconde position. Il arrive aussi que le changement ne soit pas permanent. Nous pouvons parler alors d’une « oscillation » ou d’un mouvement de va-et-vient entre deux positions, sans que l’une soit préférée à l’autre. Il existe six sortes d’oscillations, notamment les quatre qui suivent, pour lesquelles la langue courante nous fournit trois termes : un comportement est dit ambivalent lorsqu’une personne oscille entre un comportement amical et un comportement hostile ; neutre, lorsqu’elle oscille entre un comportement non amical et non hostile ; contradictoire, lorsqu’elle oscille entre un comportement amical et non amical ou entre un comportement hostile et non hostile.
Comme exemples des quatre comportements possibles, voici quelques réactions aux agressions de l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale :
Amitié : « kapo » des camps de concentration ; « collabo » français ;
Hostilité : résistant français armé ;
Non-hostilité : un grand nombre de citoyens des pays occupés ;
Non-amitié : au Danemark, à la suite d’un décret allemand qui ordonne à tous les Juifs de porter une étoile jaune, le roi Christian et sa famille arborent cette marque, suivis par l’ensemble de leurs sujets, ce qui contrecarre les plans des occupants ; ce type de comportement est aussi appelé « résistance passive » (Flak 1968 : 29-30).
Quant aux comportements instables, marqués par une oscillation entre deux positions, limitons-nous aux cas qui nous occupent.
Les otages de Stockholm et la femme battue ont un comportement ambivalent, c’est-à-dire qui oscille entre l’amitié et l’hostilité, du fait que le ravisseur (le preneur d’otages ou le mari dominateur) se comporte de manière à se faire aimer, ce qui augmente son empire sur le captif. Par cette habile manipulation, le ravisseur amène le captif à oublier le méfait initial, à refouler son hostilité et à faire croître un sentiment de gratitude et d’amitié. Il peut même arriver qu’un captif cesse d’être ambivalent et devienne franchement amical, pour peu que le ravisseur sache s’y prendre, ou que la victime y soit prédisposée pour un motif quelconque (par exemple, la captive de Stockholm qui épouse son ravisseur).
Dans le cas du syndrome de Stockholm et dans celui du syndrome de la femme battue, le traitement est identique : il s’agit d’amener la victime à adopter une perception correcte de la réalité pour éliminer son trouble intérieur. En d’autres termes, le captif ou l’ex-captif doit reconnaître le caractère essentiellement malveillant et manipulateur du ravisseur et se débarrasser de son ambivalence.
Analogie avec le Québec
Voici le diagnostic qu’il s’agit de prouver : la société québécoise est une société captive chez qui se manifeste le syndrome de Stockholm. D’abord, remontons au tout début de l’histoire du Québec, au temps où le pays s’appelle la Nouvelle-France.
En 1608, la Nouvelle-France compte deux colonies, l’une à l’est, en Acadie (actuellement la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick), où des colons sont établis depuis quatre ans, et l’autre à l’ouest, toute nouvelle, au Québec. Les Britanniques conquièrent la première en 1710 et dispersent ses habitants entre 1755 et 1762 (environ 12 000 personnes). Les mêmes conquièrent la seconde colonie en 1760, mais adoptent une attitude ambivalente envers la société captive : faut-il la faire disparaître en assimilant ses habitants ou, au contraire, la maintenir en état de subordination et éliminer toute résistance par des mesures conciliatrices ? La seconde tendance l’emporte en 1774. L’Acte de Québec accorde en effet certaines faveurs aux habitants de la nouvelle Province of Quebec : ils peuvent conserver les lois civiles françaises et pratiquer librement la religion catholique. Ces mesures conciliatrices ont rapidement des résultats positifs pour les Britanniques : d’une part, bon nombre des membres de la société captive s’engagent à leurs côtés pour repousser les envahisseurs américains en 1775 et en 1812 (cette hostilité envers les opposants des ravisseurs rappelle l’hostilité des otages de Stockholm envers la police et les autorités) ; d’autre part, l’Église catholique se fait le chantre de l’obéissance aux conquérants. Voilà l’amorce du mouvement d’oscillation du comportement des ravisseurs : le passage de l’hostilité (1760) à l’amitié (1774).
La sympathie des conquérants envers la société captive ne s’arrête pas là. En 1791, Londres autorise la création d’une chambre d’assemblée élue par le peuple. Toutefois, le pouvoir exécutif et l’administration restent aux mains des Britanniques. Cette fois, le cadeau aux captifs n’aura pas que des effets positifs pour les conquérants. En 1834, les élus québécois de la chambre d’assemblée votent 92 résolutions qui remettent en cause le pouvoir de la classe dominante britannique et aboutissent à la rébellion armée de 1837-1838, laquelle est réprimée impitoyablement. Voilà le deuxième changement de comportement des ravisseurs : le passage de l’amitié à l’hostilité.
Après l’épisode sanglant de la rébellion de 1837-1838, le parlement de Londres vote en 1840 l’Acte d’union, qui vise à réduire le pouvoir des représentants élus par le peuple québécois en lui opposant celui des représentants élus par les colons britanniques au sud du Québec (la province actuelle de l’Ontario). Toutefois, les Britanniques reviennent à de meilleurs sentiments et, à la suite de pressions exercées par des hommes politiques québécois et ontariens, autorisent la création d’un Dominion of Canada (1867). Cette union des colonies britanniques situées au nord des États-Unis favorise les Québécois : l’union du Québec (Bas-Canada) et de l’Ontario (Haut-Canada) est défaite, et les Québécois ont un gouvernement à eux, bien que les pouvoirs de celui-ci soient très limités. Voilà le troisième changement de comportement des ravisseurs : le passage de l’hostilité à l’amitié.
L’année 1867 marque le début de l’émancipation des colonies britanniques nord-américaines toujours soumises à Londres. Après avoir reçu le pouvoir de gestion intérieure cette année-là, le Dominion of Canada obtient en 1931 le pouvoir de gestion extérieure, c’est-à-dire le pouvoir de signer des traités internationaux (Ollivier 1935). Son émancipation à toutes fins pratiques achevée, le Canada devient seul responsable de ce qui arrive sur son territoire. Cette responsabilité, le nouveau pays l’exerce de manière dramatique en 1970, en faisant occuper le Québec par 8000 militaires et, avec la collaboration de la police locale, en faisant arrêter environ 500 personnes. Cette répression ne met toutefois pas un terme au renouveau du mouvement indépendantiste québécois qui, selon Ferretti et Miron (2004 [1992] : 151), a commencé treize ans auparavant, en 1957, avec l’Alliance Laurentienne de Raymond Barbeau. Ayant hérité des captifs de l’Empire britannique en Amérique du Nord, le Canada se comporte en 1970 de la même manière que l’État prédécesseur. Telle est la société mère, telle est la société fille. Voilà enfin le quatrième et dernier changement de comportement des ravisseurs : le passage de l’amitié (de l’Empire britannique et des colonies anglaises du Canada) à l’hostilité (du Canada, État successeur qui a hérité des captifs).
Les faits exposés ci-dessus montrent sans l’ombre d’un doute le comportement ambivalent des ravisseurs, qui oscillent entre l’hostilité et l’amitié. Selon ce que nous révèlent les études sur le syndrome de Stockholm, un tel comportement a de fortes chances d’induire chez les captifs un comportement également ambivalent, associé à la volonté d’oublier le méfait initial et tous ceux qui ont suivi. Les Québécois chez qui on reconnaît le syndrome de Stockholm réussissent en effet à oublier leur situation de captifs et à refouler leur hostilité par le recours à certains fantasmes, c’est-à-dire à des produits de l’imagination destinés à réduire l’emprise de la réalité.
En 1995, l’anthropologue Éric Schwimmer mène une vingtaine d’entrevues en profondeur, dans la région de la Mauricie, sur la question du Québec. Voici ce qu’il constate :
Le discours de la majorité des personnes interrogées projetait, spontanément, des scénarios comme celui de l’adolescent qui quitte la maison, celui du couple qui veut se séparer, toujours en accentuant l’idée qu’il pourrait peut-être y avoir une entente, une séparation à l’amiable. (Schwimmer 1995 : 148)
Ainsi, chez les personnes interrogées, le lien entre le Québec et le Canada serait analogue à celui qui existe entre un enfant mineur et ses parents ou entre deux conjoints. Ces métaphores ne sont pas anodines : elles agissent comme fantasmes destinés à masquer le réel. Le fantasme du mariage possède un équivalent dans le domaine politique, celui des « deux peuples fondateurs ». Quant au fantasme de la famille, son équivalent dans le domaine politique ne peut être que celui de la « cession », terme qui sous-entend l’abandon volontaire par la France et l’adoption bienveillante par la Grande-Bretagne.
Les personnes interrogées par l’anthropologue disent en outre qu’elles souhaitent, pour le Québec et le Canada, une entente ou une séparation à l’amiable. Il faut comprendre que l’enquête a été réalisée en janvier 1995, donc après les manœuvres canadiennes hostiles de 1970, mais avant le référendum de l’automne 1995 et les « déclarations d’amour » des Ontariens, et avant la campagne de promotion de l’unité nationale canadienne qui dure depuis. Toutefois, il est possible que l’idée de séparation soit toujours présente chez les personnes interrogées. Même si cette hypothèse se révélait exacte, il faudrait quand même intervenir pour transformer les mentalités. En effet, le fantasme du mariage (ou des deux peuples fondateurs) et celui de la famille (ou de la cession volontaire de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne par la France) rendent les Québécois qui les cultivent extrêmement vulnérables à la manipulation canadienne par les déclarations d’amour ou d’amitié, les excuses, les promesses et les cadeaux spectaculaires.
Signalons que les Canadiens cultivent eux-mêmes un fantasme très puissant pour ne pas voir la relation de domination qu’ils entretiennent avec les Québécois : celui des « deux solitudes ». Ce fantasme doit son nom à Hugh MacLennan, auteur de Two Solitudes, roman qui a obtenu un très grand succès à sa parution en 1945. Évidemment, le fantasme tire toute sa force du fait qu’il est inconscient. Chez les Canadiens, on parlera plutôt du « thème » des deux solitudes.
High on the list of “Canadian” topics was the literary treatment of relations between the French and English founding nations, a theme wich Hugh MacLennan popularized as the “two solitudes” of Canada. (Cuder-Dominguez 1998 : 116)
Dans la citation ci-dessus, le « thème » des deux solitudes est clairement associé à celui des deux peuples fondateurs (founding nations). Nous voyons ainsi que les dominants recourent au même fantasme que les dominés pour diminuer l’emprise d’un réel trop choquant. Toutefois, la nouvelle gouverneure générale du Canada a décrété que ce fantasme a assez duré, qu’« il est fini le temps des deux solitudes qui a trop longtemps défini notre approche de ce pays ». Sommes-nous en train d’assister à un éveil subit ? Non, car la gouverneure générale ajoute un peu plus loin que « nous devons briser le spectre de toutes les solitudes et instaurer un pacte de solidarité entre tous les citoyens qui composent le Canada d’aujourd’hui » (Jean 2005). Le fantasme des innombrables solitudes est né officiellement lors de ce discours prononcé le mardi 27 septembre 2005. Nous savons maintenant quel est le mandat de la nouvelle gouverneure générale du Canada. Cependant, comme le diagnostic est erroné, le traitement aussi sera erroné.
Traitement recommandé pour la liquidation du syndrome de Stockholm au Québec
Le Québec est une société captive depuis 1760. Il n’y a jamais eu d’adoption ni de mariage. Le Canada n’est ni un parent, ni un conjoint, mais l’héritier d’un ravisseur, et donc un ravisseur lui-même. Pour liquider le syndrome de Stockholm, en révéler l’existence ne suffit pas. Il faut aussi rappeler les faits douloureux que bon nombre de Québécois refoulent de leur mémoire, des faits qui seuls expliquent la situation actuelle :
1) La Conquête (1759-1760)
En 1759, pour défendre la ville de Québec, le commandement militaire français dispose de 4 400 soldats de l’armée régulière, d’une milice formée de 7 500 Français nés dans la colonie québécoise ou dans la colonie acadienne et, enfin, d’environ un millier d’auxiliaires indiens de nations diverses, « Hurons de Lorette, Abénaquis de Bécancour, d’Odanak et de l’Acadie, Iroquois d’Oka, de Kahnawaké, de Saint-Régis ou de la Présentation » (Filteau 1990 : 92-93). La bataille des plaines d’Abraham coûte la vie à 343 soldats des troupes régulières françaises (150 morts le 13 septembre plus 193 blessés qui succombent quelque temps après à l’Hôpital Général) (op. cit. 171). À ces morts, il faut ajouter les 60 miliciens « Canadiens » (maintenant des « Québécois ») et les 140 miliciens Acadiens qui se sont sacrifiés pour protéger la retraite de l’armée régulière peu après l’engagement principal (Ville de Québec 1997). L’année suivante, en 1760, la bataille de Sainte-Foy coûte la vie à plus de 300 hommes (Filteau 1990 : 205). Pour les deux années 1759-1760, la conquête britannique a coûté la vie à plus de 800 défenseurs de la patrie.
2) La Répression (1837-1838)
L’historienne Elinor Kyte Senior estime que, en 1837, « la vaste majorité des 650 000 habitants du Bas-Canada [le Québec d’aujourd’hui], qui adhérait aux vues politiques du parti réformiste de Papineau, n’était pas en faveur de la rébellion » (Kyte Senior : 1997 [1985] : 273) et que les partisans de la rébellion armée étaient au nombre de 7 000 (op. cit. 272). Pour les deux années 1837 et 1838, la répression britannique a fait 312 morts (op. cit. 297).
Le rappel des faits ci-dessus pourrait se faire lors d’un rite civique exceptionnel, auquel il faudrait donner une grande publicité. Certains éléments de ce rite souhaité sont déjà en place. D’abord, en 2003, le gouvernement québécois transforme la fête traditionnelle de Dollard des Ormeaux, le 23 mai, en fête des Patriotes de 1837-1838. Ensuite, à cette occasion, la Société Saint-Jean-Baptiste organise diverses activités, dont une marche à Montréal.
Voici une proposition détaillée pour le rite civique du 23 mai :
La fête des Patriotes doit rappeler le courage de ceux qui sont morts pour la patrie non seulement pendant la Répression, mais aussi pendant la Conquête.
Chaque patriote québécois doit porter ce jour-là un symbole qui rappelle ceux qui sont morts pour la patrie : par exemple, un bout de ruban rouge d’une forme particulière, à fixer sur la poitrine, côté cœur, pour symboliser le sang des patriotes.
Dans chaque agglomération, les patriotes québécois forment une colonne, dans la rue, et se dirigent vers l’hôtel de ville. À la tête de la colonne, le porteur du drapeau québécois (il n’y a pas d’autre drapeau dans le groupe) est suivi d’un joueur de tambour qui scande la marche, d’un joueur de clairon, qui interviendra plus tard, et du porteur d’une enseigne où est inscrit le texte suivant (sur fond rouge) :
1759-1760 : 800 morts
1837-1838 : 300 morts
Silencieux et graves, les marcheurs arrivent à l’hôtel de ville. Devant l’enseigne appuyée contre le trottoir en face de l’édifice, le maire dépose des fleurs. Puis le clairon et le tambour jouent la sonnerie « Aux morts », en usage en France dans un contexte similaire. Enfin, les marcheurs se réunissent à l’écart pour un pique-nique collectif.
Des communiqués donnent les détails de la commémoration avant, pendant et après l’événement, et fournissent les noms des personnalités politiques qui manifesteront ou ont manifesté leur patriotisme en participant à la marche.
Conclusion
Pour renforcer l’idée d’indépendance du Québec, il est important de rappeler à tous un fait capital : le Québec est une société captive chez qui se manifeste le syndrome de Stockholm. L’histoire du Québec explique cette situation. Contrairement à l’Acadie, le Québec a profité d’un traitement de faveur de la part des conquérants britanniques, et ces derniers en ont été payés de retour lorsqu’il a fallu repousser l’attaque des Américains en 1775 et en 1812. Pourtant, la volonté des Québécois de se libérer de la domination britannique ne s’est pas éteinte. Elle a persisté jusqu’à nos jours, malgré le trouble intérieur créé par le comportement ambivalent des conquérants. Dans ce contexte, il importe de célébrer le courage de ceux qui sont morts pour la patrie durant les deux grands épisodes douloureux de la Conquête et de la Répression. Le rite civique du 23 mai est un moyen puissant, mais non le seul, de se réapproprier notre histoire, la vraie histoire, débarrassée du fantasme des deux peuples fondateurs, et de cimenter l’union du peuple québécois dans la quête de l’indépendance. En attendant de réaliser cette union sacrée, il reste toutefois un problème de taille à résoudre : comment la société captive réussira-t-elle la grande évasion ?
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