Il a été bien mûri, ce pied de nez, et, surtout, appuyé par des gens bien placés : décréter à la toute veille du Sommet de la Francophonie de Québec d’octobre 2008 que le pays adoptait l’anglais pour l’éducation, depuis la pré-maternelle jusqu’à l’université, et pour l’administration publique. Et vlan ! D’un trait de plume, d’une déclaration de président, le Rwanda tourne le dos à une langue qui lui a servi depuis près de 100 ans. Tous les messages nécessaires étaient présents dans les quelques paroles prononcées par le président Kagame du Rwanda : a) le français ne convient pas aux affaires, aux sciences et aux mathématiques, b) seuls trois pays d’Europe le parlent et c) les pays voisins du Rwanda, hormis la République démocratique du Congo, ont l’anglais comme langue officielle. Pour Kagame, ni le Québec où se tenait le Sommet de la Francophonie, ni même les autres pays de l’Afrique francophone – pas moins de 18 pays – n’ont d’importance.
L’objectif de cette décision était double : consolider le pouvoir de la minorité des Tutsis anglophones venus de l’Ouganda dans la foulée de la guerre lancée contre le Rwanda en octobre 1990 en effaçant de la mémoire collective les trente premières années de la République rwandaise qui ont suivi l’indépendance et la révolution sociale ; et embarrasser la France et le Québec où il y a beaucoup de monde qui doutent de la véracité de l’histoire officielle sur laquelle l’actuel régime rwandais fonde son pouvoir depuis qu’il a chassé l’ancien régime en 1994 et infligé une guerre meurtrière sur ses voisins congolais. Notons qu’en remplaçant le français par l’anglais, c’est aussi un grand pan de l’histoire de la coopération Québec-Rwanda qui disparaît, surtout en éducation. Une histoire dont les Québécois peuvent être fiers et qui mérite d’être racontée et connue. Surtout peut-être celle de la fondation et du développement de l’Université nationale du Rwanda par les dominicains Georges-Henri Lévesque et Pierre Crépeau. Mais aussi celle des prêtres québécois Claude Simard et Guy Pinard, assassinés par des soldats de l’actuel régime en octobre 1994 et en février 1997 respectivement.
L’annonce rwandaise n’avait rien d’étonnant pour ceux qui suivent de près les tragiques événements qui ont bouleversé l’Afrique centrale depuis la fin des années 1980 et qui continuent à semer la destruction et la mort, surtout en République démocratique du Congo. En effet, depuis la première invasion du Rwanda en octobre 1990 par des régiments entiers de l’Armée ougandaise, qui deviendraient le noyau de l’armée du Front patriotique rwandais, la francophobie a toujours été une arme de choix dans l’arsenal de propagande servant à camoufler et à justifier une prise du pouvoir militaire et meurtrière au Rwanda par une petite minorité d’exilés anglophones issus de la minorité tutsie rwandaise. Et une arme de choix utilisée avec doigté également par les principaux parrains de cette guerre qui visait à redessiner la carte géopolitique de l’Afrique centrale sans déploiement de soldats, soit les États-Unis et le Royaume-Uni, soutenus par le Canada et la Belgique.
Dès la chute du bloc soviétique, les autorités américaines, fidèlement appuyées par les Britanniques, n’ont jamais caché leur volonté de supplanter la France en Afrique et de s’assurer un accès sans encombre «aux immenses ressources naturelles de l’Afrique, un continent qui renferme 78 % des réserves mondiales de chrome, 89 % de platine et 59 % de cobalt», selon une déclaration faite devant le Sénat à Washington en 1993 par le sous-secrétaire d’État George Moose. D’autres, dont le premier secrétaire d’État sous Clinton, Warren Christopher, et le secrétaire au Commerce Ron Brown, ont visé nommément les pays de l’Afrique francophone et la France. Peu après son assermentation en 1993, le premier a déclaré que « le peuple d’Afrique sait où est son avenir : pas avec des dictateurs corrompus comme Mobutu, mais avec les démocrates courageux dans tous les recoins du continent. Du Sénégal au Bénin, de Madagascar au Mali… » Tiens ! Que des pays francophones. Pour sa part, à l’issue du sommet afro-américain à la très francophone capital du Sénégal, Dakar, le secrétaire américain au Commerce a lancé : «les Américains vont tenir la dragée haute aux partenaires traditionnels de l’Afrique, à commencer par la France. Nous ne laisserons plus l’Afrique aux Européens.» Bref, Washington et ses alliés étaient prêts à faire flèche de tout bois, et notamment de la réputation de la France colonialiste résumée par le concept de Françafrique de l’époque de Foccart. Or, si la Françafrique était une description valable du rôle de la France pendant l’époque néo-coloniale de 1960 à 1990, on ne peut l’appliquer aveuglément à la période qui a suivi la chute du bloc soviétique où la donne a changé de fond en comble.
Au Québec, nous avons été interpellés par la crise au Rwanda et au Congo entre autres en raison du rôle joué par les militaires Roméo Dallaire et Maurice Baril dans la MINUAR (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda), par la juge Louise Arbour, procureure au Tribunal pénal international, et par le diplomate Raymond Chrétien, envoyé spécial de l’ONU à l’automne 1996 lors de la crise des réfugiés dans l’est du Congo et de la première invasion de ce pays. Or, en examinant le processus qui a abouti aux nominations à ces divers postes ainsi que les gestes posés par nos vaillants Canadiens, on s’aperçoit que l’objectif des puissances anglo-saxonnes de supplanter la France explique ces nominations et que la francophobie – anti-France s’entend – aidait à rendre cet objectif réalisable.
Le processus diplomatique menant à la signature de l’Accord de paix d’Arusha du 4 août 1993 et de la création de la MINUAR, dont Roméo Dallaire a été nommé commandant de la composante militaire, a été surtout une initiative de la France. Une initiative à laquelle Washington et Londres avaient accepté de s’associer diplomatiquement, mais sans jamais abandonner la voie militaire que représentait l’armée du Front patriotique rwandais dirigée par l’actuel président rwandais Paul Kagame, qui a reçu une formation militaire à Fort Leavenworth, au Kansas. En fait, de plus en plus d’informations font surface démontrant que, tout en appuyant diplomatiquement la démarche française de négociation d’un accord de paix prévoyant le partage du pouvoir au Rwanda, Washington, par l’entremise du Pentagone et de la CIA, soutenaient en même temps la prise du pouvoir militaire par l’armée du FPR, c.-à-d., coûte que coûte et sans partage ! Dans ce contexte, il n’était pas question que le Front patriotique rwandais et ses parrains américains et britanniques tolèrent la présence de troupes françaises parmi les militaires chargés d’appliquer l’accord d’Arusha. Mais le Rwanda était un pays francophone et il fallait tout de même des francophones, mais des francophones suffisamment anti-français pour satisfaire le FPR et ses parrains. Des francophones qui accepteraient sans rechigner l’imposition de l’anglais comme langue de commandement de la mission. On trouve ce genre de francophones entre autres dans l’appareil militaire canadien. Nombreux sont les Belges qui maintiennent aussi que ce genre de francophones se trouve également en Belgique. Donc, une partie importante des troupes de la MINUAR viendraient de la Belgique, mais le commandant de la composante militaire serait canadien, Roméo Dallaire, et le tout se déroulerait en anglais. La décision de l’ONU de faire de l’anglais la langue de commandement de la MINUAR annonçait donc déjà le changement de cap que le Rwanda ferait 15 ans plus tard.
Une fois au poste au Rwanda et depuis qu’il est devenu un héros national et un sénateur libéral à vie, Roméo Dallaire n’a jamais tenté de dissimuler ses sentiments anti-français. Tout au long de la mission, il a multiplié les gestes et déclarations contre la France à tel point que Paris a fait pression sur le Canada pour que le général Dallaire soit relevé de ses fonctions de commandant de la mission. Dallaire a même menacé publiquement d’abattre des avions français s’il les soupçonnait de livrer des armes au gouvernement rwandais. Voilà un commandant téméraire ! Un militaire seul, issu d’un pays qui ne fait même pas partie de la Mission militaire, le Canada, et qui menace d’abattre des avions d’un pays membre du Conseil de sécurité. Cela ne se fait pas ! À moins bien sûr qu’il ne fit qu’exprimer la volonté d’autres pays membres du Conseil de sécurité comme les États-Unis et le Royaume-Uni. Dallaire continue à déblatérer contre la France, à tel point que, suite à une de ses déclarations anti-françaises fracassantes d’octobre 2007, le général français Jean-Claude Lafourcade, qui a dirigé l’opération Turquoise au Rwanda de juin à août 1994 a porté plainte auprès du ministère des Affaires étrangères françaises. Notons que le général Lafourcade a déclaré lors d’un colloque à Paris que Roméo Dallaire n’était qu’un «général de salon», totalement incompétent.
Après l’attentat du 6 avril qui a coûté la vie au président rwandais et qui a déclenché les terribles massacres de 1994, Washington et Londres ont bloqué toute tentative de la France et de quelques autres pays d’amener l’ONU à renforcer le dispositif militaire au Rwanda pour mettre fin aux massacres et rétablir la paix. C’est ce blocage qui a amené l’ancien secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, à dire que «le génocide au Rwanda est à 100 % la responsabilité américaine». Pour prendre la mesure de la francophobie, il suffit de rappeler la façon inélégante dont Washington a éjecté Boutros-Ghali de son poste à l’ONU en 1996 alors qu’il aurait souhaité faire un deuxième mandat Boutros-Ghali que l’ambassadrice des États-Unis et future secrétaire d’État Madeleine Albright surnommait «Frenchie». En effet, s’il y a un point où il y a convergence d’opinion parmi plusieurs anciens dirigeants de la MINUAR, à part Roméo Dallaire, c’est bien cette toile de fond du drame rwandais : le remplacement de la France en Afrique centrale par les pays anglo-saxons. Pour l’illustrer, Boutros Boutros-Ghali rappelle Fachoda, ce lieu symbolique dans le Haut-Nil (l’actuel Soudan) où, en 1898, des missions militaires de la France et de la Grande-Bretagne se sont heurtées dans leur quête pour dominer l’Afrique. La France voulait la dominer d’ouest en est, de Dakar à Djibouti, tandis que l’Angleterre visait l’axe nord-sud, du Caire au Cap. La France a dû reculer devant l’avancée britannique au grand désarroi des Français et à la grande joie des sujets de la Reine Victoria.
L’expulsion de la France de l’Afrique des Grands lacs explique aussi la nomination de Louise Arbour au poste de procureure du Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1996. L’Administration Clinton, et Madeleine Albright en particulier, considère que ce tribunal ad hoc figure parmi leurs grandes réalisations. Ils ont d’abord réussi à imposer le système du common law à la place du droit continental qui était la règle dans tous les pays francophones. Ce système d’origine britannique donne au procureur, pas au juge, le rôle principal. Ainsi le premier procureur, Richard Goldstone de l’Afrique du Sud était un unilingue anglophone. Washington s’est rendu compte par la suite qu’il fallait un procureur qui maîtrisait le français mais qui n’était pas dans le giron français. Ainsi, le nom de Louise Arbour a été proposé avant même que le ministère des Affaires étrangères du Canada ne le sache. En bout de ligne, toutefois, c’est Madeleine Albright qui a approuvé la nomination de Louise Arbour, mais, fait inusité, seulement après une rencontre en tête à tête en l’absence de tout diplomate canadien ou onusien. Comme Dallaire, Louise Arbour a exaucé les souhaits de Washington d’acculer la France au pied du mur dans ses relations avec l’Afrique. Ses déclarations à l’emporte-pièce contre «la défaillance de la France remarquable observée à tous le niveaux» et contre sa supposée «protection de criminels de guerre» ont régulièrement fait les manchettes en 1997 et 1998, période charnière dans le renversement du régime de Mobutu au Zaïre (aujourd’hui la République démocratique du Congo), réalisé sous les auspices de Washington et avec le soutien militaire des armées ougandaises et rwandaises, et dans l’occupation et la guerre sans fin dans l’est du Congo.
On ne peut comprendre la guerre meurtrière et interminable dans l’est du Congo sans tenir compte de ce combat de titans qui opposait les États-Unis, et ses fidèles alliés, à la France. L’armée rwandaise a envahi le Zaïre-RDC en octobre et en novembre 1996 lors de la crise des millions de réfugiés rwandais campés dans la région du lac Kivu de l’est du Congo. Lorsque l’armée rwandaise s’est mise à bombarder les camps de réfugiés au vu et au su de tous pour forcer le rapatriement des réfugiés au Rwanda – geste totalement inhumain et illégal – la France et l’Union européenne ont proposé le déploiement d’une force multinationale d’interposition, dont la France, la Belgique et l’Afrique du Sud devaient constituer le noyau. Mais Washington a opposé une fin de non-recevoir.
Entre en scène Jean Chrétien qui prétend avoir convaincu Bill Clinton de la nécessité d’une telle force dont le Canada en assurerait le commandement, le général Maurice Baril en l’occurrence. L’histoire officielle veut que Washington ait finalement acquiescé à la demande de Jean Chrétien, mais seulement à condition que la France ne joue qu’un rôle accessoire. La vérité, c’est que Jean Chrétien a fait cette petite valse publique pour aider Washington à déjouer la France. La fameuse force d’interposition de l’ONU a été déployée jusqu’à Kampala, capitale de l’Ouganda, mais ne s’est jamais rendue sur le terrain congolais. Car, coup de théâtre, le général Maurice Baril et le diplomate Raymond Chrétien, envoyé spécial du secrétaire général dans la région des Grands lacs africains, ont décrété en conférence de presse le 12 décembre 1996 que la crise des réfugiés était terminée – ce qui était archifaux – et recommandé que la force d’interposition déployée à Kampala soit démantelée. Aussitôt dit, aussitôt fait !
Ce non déploiement de la force multinationale allait cependant consacrer la présence au Congo des troupes rwandaises et, par la suite, celles de l’Ouganda et du Burundi, et le début de ce qui est devenu «la guerre oubliée», qui a fait plus de 4 millions de morts selon les chiffres de l’ONU. Il a consacré par la même occasion la prépondérance de Washington et de Londres dans toute l’Afrique centrale et a permis la signature des contrats léonins par les sociétés minières dont fait état le livre frappé d’une poursuite-bâillon au Québec, Noir Canada.
Il y aurait, selon le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, un «manque de volonté» pour mettre fin à la guerre au Congo. Mais qui dit manque de volonté, dit volonté divisée ! Plus crûment, cela veut dire que certains pays veulent la guerre au Congo, d’autres pas. C’est ce qui explique le refus d’appeler un chat un chat : la «rébellion congolaise» dirigée par Laurent Nkunda vise la partition de l’est du Congo et la mainmise sur ses richesses par les parrains et les bailleurs de fonds du Rwanda, qui se trouve à Washington, à Londres et à Toronto ! Bien que Laurent Nkunda, chef des «rebelles» congolais a été un cadre de l’armée du Front patriotique rwandais de 1992 à 1998, on persiste partout – y compris à Radio-Canada – à le qualifier de «rebelle congolais» et à faire l’autruche sur le soutien militaire, financier et politique du Rwanda et de ses parrains à celui qui sème la mort et la destruction au Congo. Finalement, en décembre 2008, un rapport timoré de l’ONU a «révélé» ce que tout le monde savait depuis longtemps : que sans l’appui du Rwanda et de ses parrains britanniques et états-uniens, la «rébellion des Tutsis congolais» n’existerait tout simplement pas !
La France, ainsi expulsée de l’Afrique des Grands lacs, s’est trouvée devant un choix difficile : ou bien persister à faire valoir ses intérêts en défiant l’axe anglo-américain, ou bien se mettre à la queue leu leu en espérant que Washington et de Londres leur donnent accès. Avec l’élection de l’américanophile Sarkozy et la nomination aux Affaires étrangères de l’anglophile Kouchner, c’est la seconde option qui l’a emporté. C’est ce qui explique les inexplicables mamours de Kouchner avec Paul Kagame, malgré le litige majeur qui les sépare : les mandats d’arrêt internationaux contre les dirigeants rwandais qui découlent de l’enquête du juge anti-terroriste français Jean-Louis Bruguière sur l’attentat du 6 avril 1994, qui a coûté la vie aux présidents du Rwanda et du Burundi, mais aussi à trois citoyens français membres de l’équipage de l’avion présidentiel. Mais l’à-plat-ventrisme français n’a été d’aucun secours pour la France : les attaques venant des pays anglophones, le Rwanda y compris, se poursuivent de plus belle. Dont la décision à la veille du Sommet de Québec de remplacer le français par l’anglais.
Notons en conclusion que les médias canadiens ont chaudement applaudi le remplacement du français par l’anglais au Rwanda, n’y voyant rien de plus naturel et normal. Pour plusieurs médias anglo-canadiens, il s’agit d’une réaction pavlovienne : ce qui est mauvais pour la France, est mauvais aussi pour le Québec et donc bon pour le Canada. Doit-on s’en étonner d’ailleurs dans un pays né dans la foulée du rapport du Lord Durham, celui qui a préconisé pour le Canada français la même chose que Paul Kagame, mais 150 ans plus tôt ? Doit-on s’en étonner dans un pays qui a chaudement accueilli le rapport du tandem Bouchard-Taylor, qui, à quelques fioritures près, préconise la même chose. En souhaitant que le plus grand nombre possible de Québécois maîtrisent l’anglais, ce tandem précise que «l’anglais qu’il faut apprendre et parler aujourd’hui, ce n’est pas celui que Lord Durham voulait imposer au Bas-Canada après la répression des rébellions. C’est plutôt celui qui permet d’accéder à toutes les connaissances et d’échanger avec tous les peuples de la terre.»