Automne 2022 – Le verre à moitié plein

Les préoccupations, mieux les inquiétudes sur l’état des bibliothèques reviennent périodiquement. Les états d’âme, les constats plus ou moins documentés et les revendications corporatistes ont trop souvent servi de cadrage aux discussions. Le Portrait national des bibliothèques publiques québécoises, réalisé par l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) paru ces dernières semaines va enfin donner des […]

Les préoccupations, mieux les inquiétudes sur l’état des bibliothèques reviennent périodiquement. Les états d’âme, les constats plus ou moins documentés et les revendications corporatistes ont trop souvent servi de cadrage aux discussions. Le Portrait national des bibliothèques publiques québécoises, réalisé par l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) paru ces dernières semaines va enfin donner des bases solides à la discussion. Les 1042 établissements recensés et évalués ont obtenu la note de passage (66 %). Il faut s’en réjouir.

Certes, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Il y a derrière ce chiffre des écarts qui méritent d’être décortiqués, critiqués. Il y a aussi, comme toujours, des débats à tenir sur la méthodologie utilisée, sur les raffinements à apporter. Tout cela est justifié. Mais il n’est pas inutile de rappeler qu’une mesure est une mesure, qu’elle n’épuise pas la totalité du réel. Dans ce cas-ci, elle est certes utile et nécessaire, mais il faut la prendre pour ce qu’elle est et ne pas se laisser tenter par l’envie de s’y enfermer. Les bâtiments, les effectifs professionnels, les budgets d’acquisition, etc., pour déterminants qu’ils puissent être, ne doivent pas servir à réduire la portée culturelle des bibliothèques à ses dimensions matérielles.

Il n’est pas inutile de le rappeler : le Québec partait de loin et le résultat à ce jour a tout pour nous réjouir. Il n’y a pas de place pour l’autodénigrement dans ces résultats perfectibles. Ce qu’il reste à faire, il faut continuer de le viser, sans complaisance. On peut toujours faire mieux et l’appel au dépassement reste la meilleure voie de mobilisation. Mais il ne faut pas tomber dans le piège courant en réduisant la chose à ses moyens. La bibliothèque publique est d’abord et avant tout un projet. Un projet d’émancipation, un projet de construction démocratique au centre duquel la culture et la connaissance remplissent des rôles essentiels.

C’est là que se trouve d’abord la finalité. C’est là que s’enracinent les justificatifs pour faire les investissements, pour ordonner les moyens. Mais c’est l’engagement à poursuivre dans la voie de l’émancipation qui reste et doit rester le moteur, pas l’envie de se bien classer dans les palmarès. À cet égard, il est tout à fait justifié de se dire que le verre est à moitié plein. Pour faire pleine mesure, il faut d’abord, il faut surtout revenir sans cesse aux enjeux culturels et démocratiques qui serviront à baliser les voies d’amélioration.

Les défis de l’alphabétisation, de la lutte au décrochage, de l’intégration culturelle et sociale des nouveaux arrivants aussi bien que des plus démunis, passent certes par des moyens accrus, mais il faut d’abord les aborder en les inscrivant dans une ambition culturelle. Le goût de la lecture, la valorisation de la curiosité et l’éthique du travail et de la quête, tout cela forme l’armature du succès des bibliothèques. Leur utilité et leur succès sont en étroite résonnance avec ce que la famille, l’école et les institutions sont capables d’accorder à la lecture comme moyen de participation à la vie collective et comme instrument de formation et d’épanouissement de la personne.

C’est là que se trouvent les défis d’une politique de la lecture. Le recours au livre – quelle que soit sa forme matérielle – et l’inscription des pratiques de lecture dans tous les domaines de la vie et dans tous les milieux doivent être sans cesse réaffirmés comme des éléments clé de la sociabilité et de la participation citoyenne. L’ignorance et la médiocrité font toujours cause commune.
Dans un contexte social de plus en plus malmené par les forces du nihilisme et par une domination culturelle en passe de dévoyer toute capacité d’esthétisation du monde, les bibliothèques sont en effet des instruments précieux. La connaissance, l’art et les sciences y trouvent une place qui peut à la fois exprimer et construire des rapports aux autres et au monde qui donnent forme à la sociabilité. Les bibliothèques sont des médiations qui produisent du lien social, qui peuvent aider à construire des références communes. C’est la quête du sens à donner, des symboles à partager et des aspirations à nourrir qui se trouve au cœur de leur développement, qui lui donne sa dynamique essentielle.

C’est à son projet qu’on mesure d’abord le développement du secteur des bibliothèques publiques au Québec. Il ne faut donc pas perdre de vue que c’est d’abord par ce qui relie et interpelle les usagers que se révèle sa véritable portée, sa signification primordiale. Il reste du chemin à parcourir, mais surtout il reste des questionnements de société à refaire, à restaurer ou à porter plus loin. C’est la culture qui donnera les clés pour sortir de l’enfermement dans l’anomie et l’atomisation. C’est la culture qui peut refaire la cohésion. Les bibliothèques sont des lieux privilégiés pour accueillir cette quête, pour l’instrumenter.

À l’heure du divertissement comme anesthésiant social, dans un contexte de marchandisation de tout ce qui pourrait donner du sens à la vie personnelle et sociale, la lecture conserve sa puissance subversive. C’est pour les bibliothèques un véritable paradoxe et un défi de tous les instants. En tant qu’institutions elles sont à la fois des composantes d’un ordre qui pourrait bien s’accommoder des inégalités et des privilèges de ceux et celles pour qui la lecture va de soi et elles sont aussi exposées à la nécessité de combattre le repli sur leurs acquis.

Le développement des bibliothèques et le succès d’une politique de la lecture ne se dévoilent vraiment que dans la contribution que leurs actions peuvent apporter à combattre les privilèges culturels. À cet égard les résultats qu’affichent le Portrait national des bibliothèques publiques québécoises sont encourageants. On doit les comprendre comme un rappel et un appel à une réflexion culturelle fondamentale. La vitalité dont ils témoignent est un gage de confiance en l’avenir. Et cette confiance elle continuera de se bâtir dans l’attachement que collectivement nous manifesterons pour la vie de l’esprit. C’est cet attachement qui propulsera ces équipements toujours plus loin dans les initiatives susceptibles de faire partager par le plus grand nombre la fréquentation des œuvres et le questionnement des connaissances.

Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture

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