Les cendres, le feu

Je l’ai beaucoup lu. Je l’ai écouté aussi. Il va de soi que je n’ai pas tout lu, ni tout écouté. Mais Pierre Vadeboncœur était vite devenu pour moi, à force de le lire et de l’entendre, un des rares hommes à qui j’ai songé et à qui je songe encore souvent à l’heure de la réflexion. Je me demande ce qu’il penserait de tel ou tel problème, lui qui avait un jugement si sûr, un véritable aplomb en toutes choses. Depuis des années, je le prends ainsi volontiers à témoin de ma propre vie. J’oserais même dire qu’il représente pour moi une sorte de maître, même si je n’ai, paradoxalement, jamais voulu en avoir.

Pour parler de lui si peu de temps après sa mort, les forces me manquent pour ajuster une parole intime aux nécessités de la parole publique. Et je dois dire que je ne me sens pas, pour l’instant, le besoin d’exprimer à fond à un éventuel lecteur la relation que j’entretenais avec lui et son œuvre. Par ailleurs, même si je le voulais, pourrais-je jamais dire ce que représente Pierre Vadeboncœur ?

Il est bien sûr normal de vouloir lui rendre hommage. D’une certaine façon, je le veux aussi. Parce que nous le lui devons. Et parce que l’œuvre même de Vadeboncœur, par la prise de conscience qu’elle encourage, par l’exemple qu’elle offre d’une vie intellectuelle riche, ordonne en bout de compte que nous élevions la voix à notre tour, à sa suite.

J’avais 19 ans. Peut-être 20. Je ne croyais pas, à la différence de beaucoup de mes camarades, qu’il s’agisse là d’un bien bel âge. La société qu’on me proposait m’apparaissait sombre et je l’étais par conséquent souvent moi-même, malgré cette lumière qui émane de la jeunesse et qui trompe facilement tant de regards habitués à la seule surface des choses. Je trouvais le conservatisme ambiant étouffant, insupportable, nauséabond même. J’avais besoin d’air, de beaucoup d’air. J’en cherchais en me plongeant le nez dans les livres, décidé à échapper à la mélancolie par une action sur moi-même autant que sur le monde.

Chez un bouquiniste de Québec, je me suis pris un jour, par hasard, à feuilleter un vieux numéro jauni de Cité libre. « Notre jeunesse est bedonnante », y écrivait Vadeboncœur. Je ne le connais pas encore, mais d’un coup, à la lecture de cette seule phrase, j’ai ressenti l’impression vive que cet homme au style classique appartenait plus que quiconque au temps présent.

Dans Critique de notre psychologie de l’action, un texte de 1953, Vadeboncœur affirme que « notre volonté porte peu et en général nous la faisons taire ». Il ajoute, prenant la mesure de la taille de nos hommes d’action, que « nous sommes en méfiance de nous-mêmes et enclins à appréhender les mouvements populaires ». Chacune de ses phrases apparaît aussi précise que le scalpel d’un chirurgien. Chacune me pénètre jusqu’aux os.

Sa critique radicale du nationalisme traditionnel lui fait envisager des horizons nouveaux, bien au-delà de la vieille idéologie de la survivance, au nom même d’un sens de l’action véritable, animé d’une volonté initiatrice, presque révolutionnaire. Cette perspective ouverte sur l’avenir, dont il fait de Paul-Émile Borduas une sorte de symbole, m’enchante.

Tombent bientôt sous mes yeux des textes plus récents de Vadeboncœur, pour la plupart publiés dans la revue Liberté. Pas question de politique cette fois, mais strictement d’art. Il traite en particulier de peinture, mais parle sans contrainte de choses et d’autres, dans un rapport sensible qui lui est propre. Par exemple, le spectacle offert la nuit aux automobilistes, dans les Laurentides, par les reflets lumineux des pentes de ski dans le ciel… Rien sous sa plume n’apparaît banal. Tout s’éclaire, grâce à sa parole, sous un jour nouveau. Je m’abonne sans hésiter à Liberté, tout en suivant aussi la trace de Vadeboncœur dans le journal de la Confédération des syndicats nationaux.

Chaque texte de Vadeboncœur, je le découvre très vite, est signé d’abord par son style. Si bien qu’on en reconnaît immédiatement l’auteur, avec ou sans son nom. L’enthousiasme que suscite en moi la lecture de ses articles me conduit à acheter tous ceux de ses livres que je peux encore trouver dans les librairies qui osent conserver autre chose que l’habituel arrivage des « nouveautés » du jour.

À force de le lire, je me suis pris un jour à lui envoyer un mot, par l’entremise de la rédaction de la revue Liberté. Je n’attendais rien en retour, du moins pas plus qu’on espère sérieusement d’une bouteille jetée un jour à la mer. Qu’est-ce que je lui racontais ? J’exprimais, bien maladroitement sans doute, mon enthousiasme tout autant pour sa sensibilité que pour l’énergie étonnante dont il fait preuve simultanément sur plusieurs théâtres.

Quelques jours plus tard, à ma grande surprise, une lettre de Vadeboncœur me parvient, rédigée à la plume, à l’encre bleu-noir. J’y réponds. Une autre lettre m’arrive bien vite. Une correspondance s’engage, à mon plus grand étonnement. Puis, bientôt, Vadeboncœur m’invite à venir discuter à Montréal, chez lui, rue Bloomfield. En plein après-midi, il ouvre au salon une bouteille de vin blanc et la place dans un seau de glace. Il s’assoit devant moi et déclare, avec son petit sourire voltairien : « Maintenant, parlons ! » Nous avons parlé. Tout d’abord d’un peintre, il me semble : Jean Dallaire. J’étais terriblement intimidé.

Les années ont passé. Nous avons beaucoup parlé. Je sais désormais par Marie, sa femme, qu’il était fier que nous nous tutoyions, malgré notre grande différence d’âge. J’étais son ami le plus jeune, semble-t-il. C’est lui qui avait demandé cet usage du « tu », assez rapidement, non pas dans un souci de produire une fausse égalité, comme au plus fort de l’expérience du socialisme à la suédoise, mais afin d’encourager, je crois, une proximité plus grande dans nos rapports et, surtout, comme le signe des privilèges qu’offre une amitié.

Après plusieurs années d’une correspondance assez soutenue, Vadeboncœur avait pris l’habitude de me téléphoner régulièrement, plus régulièrement encore ces derniers temps, m’offrant un avis sur ceci ou cela, me racontant quelques histoires auxquelles il avait été mêlé de près ou de loin, me félicitant de tel article, trouvant à redire sur tel autre, appréciant ce petit côté polémiste et batailleur dont je chauffe parfois ma plume. Au besoin, il me laissait volontiers de longs messages, comme s’il s’agissait justement d’une lettre.

Depuis Cité libre, en passant par Parti pris ou Maintenant, jusqu’à L’Inconvénient, jusqu’au Couac, Vadeboncœur a traversé les époques et leurs revues, tendant volontiers la main à demain, au nom de l’avenir. Ceci, notamment, montre l’étonnante disponibilité au monde de cet homme qui aimait tout de même se tenir en retrait de la scène médiatique, dès lors qu’il s’agissait d’y apparaître autrement que par écrit. Je l’ai vu refuser les premières places à plusieurs occasions, aux funérailles du cinéaste Pierre Falardeau par exemple, où son texte éclairait pourtant toute l’assemblée, donnant ainsi un sens plus profond à l’événement, tout comme cela avait été le cas lors des funérailles de Gaston Miron.

Je l’ai tout de même vu accepter quelques fois de se manifester en public par la parole, acceptant tout d’un coup cette place qu’il refusait le plus souvent. À un anniversaire de Michel Chartrand, par exemple, ou lors de la remise d’une médaille de je ne sais quoi, sa parole s’était élevée avec beaucoup d’assurance, celle propre aux bons plaideurs, c’est-à-dire ceux formés à la rhétorique et servis par un esprit hors du commun. Sa parole se développait alors sans hésitation, faisant preuve d’une pensée toujours juste, comme chacune de ses phrases l’était une fois couchée sur papier. Seulement, il n’appréciait pas trop le jeu que suppose pareille présence. Il ne se livrait pas facilement non plus aux entretiens consacrés à son œuvre et à sa vie, du moins pas à ceux qui étaient commandés par le seul intérêt superficiel de l’instant, comme c’est le plus souvent le cas désormais dans les médias. Je me souviens à cet égard de ses quelques passages à Radio-Canada ces dernières années, à l’occasion de la sortie de l’un ou l’autre de ses livres. Le silence dominait vite le plateau, alors qu’on se trouvait paradoxalement devant un homme à la parole extrêmement vive, comme en témoignent à raison ceux qui le connaissaient autrement que par cette médiation avortée des ondes.

Ce penseur s’est toujours refusé à évoluer dans des systèmes d’idées toutes faites, bien que son engagement, au service des fourbus, des blessés, des sans-grade, l’ait conduit à lutter sans cesse contre les impérialistes et contre leurs valets. Il a toujours été, au fond, un empiriste logique. Mais son cœur, bien qu’inclinant naturellement à gauche, ne l’empêchait pas de critiquer fermement les positions de gens situés en principe près de lui, justement à cause de cette totale liberté qu’il s’accordait et qui le caractérisait, en quelque sorte.

Je lui ai toujours connu un grand respect pour l’idée d’indépendance du Québec en général et pour René Lévesque en particulier. Il éprouvait pour le fondateur du Parti québécois une admiration immense. Au point où il avait d’abord refusé de lire mon livre consacré à Pierre Bourgault de peur, disait-il, d’être obligé de moduler quelque peu ses impressions à l’égard de l’ancien premier ministre. Il avait néanmoins fini par lire ce livre, comme il lisait beaucoup d’autres choses, à commencer par des classiques qu’il ne cessait d’interroger.

René Lévesque lui-même estimait profondément cet écrivain hors du commun. Il disait à juste titre que Vadeboncoeur avait « jalonné son œuvre de ces trouvailles où la pensée se trouve soudain concentrée et éclatante comme le diamant ».

Le miroir à deux visages que représentent, dans l’histoire de la société québécoise, Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque, Vadeboncœur a aussi su le traverser pour nous faire voir plus loin, conscient qu’il existe aussi de par le monde, pour l’avenir de l’homme, d’autres sujets de préoccupation qui méritent aussi le meilleur de nous-mêmes.

Dans L’Inconvénient, un des imprimés auxquels Vadeboncœur offrait des textes ces dernières années, il se demandait tout récemment quel serait le sens du combat à livrer désormais. À sa question, Vadeboncoeur répond : « Depuis un siècle, les combats pour un avenir clair et maîtrisé sont précisément de ceux qui conduisent à un avenir aveugle et incontrôlable ». Un exemple ? Celui d’un monde voué tout entier, au nom de la mystique de l’argent, à une consommation de plus en plus grande dans une sorte de déni de la réalité et de l’humanité. « La croissance, vantée sur toutes les tribunes, est un cancer. Elle devait, croyait-on, assurer de mieux en mieux notre bien-être et la prospérité de tous. Au contraire, il s’avère qu’elle compte parmi les plus grands dangers. C’est une excroissance. »

Par-dessus sa tombe, les mots de cet homme continuent de m’animer. Même réduit en cendres, Pierre Vadeboncœur reste de feu.

Je l’ai beaucoup lu. Je l’ai écouté aussi. Il va de soi que je n’ai pas tout lu, ni tout écouté. Mais Pierre Vadeboncœur était vite devenu pour moi, à force de le lire et de l’entendre, un des rares hommes à qui j’ai songé et à qui je songe encore souvent à l’heure de la réflexion. Je me demande ce qu’il penserait de tel ou tel problème, lui qui avait un jugement si sûr, un véritable aplomb en toutes choses. Depuis des années, je le prends ainsi volontiers à témoin de ma propre vie. J’oserais même dire qu’il représente pour moi une sorte de maître, même si je n’ai, paradoxalement, jamais voulu en avoir.

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