Les durs conseils de Fernand Dumont

En 1995, l’année du second référendum sur la souveraineté du Québec, Fernand Dumont faisait paraître Raisons communes, qui posait sur l’état de la nation francophone du Québec un diagnostic que d’aucuns jugèrent exagérément pessimiste, sinon méprisant à l’égard de celle-ci. Il est vrai que certains passages de ce livre avaient, à première vue, de quoi choquer. Celui-ci, en particulier :

Si l’on admet que l’existence des nations est légitime, une question ne s’en pose pas moins : une nation comme la nôtre vaut-elle d’être continuée ?

En 1995, l’année du second référendum sur la souveraineté du Québec, Fernand Dumont faisait paraître Raisons communes, qui posait sur l’état de la nation francophone du Québec un diagnostic que d’aucuns jugèrent exagérément pessimiste, sinon méprisant à l’égard de celle-ci. Il est vrai que certains passages de ce livre avaient, à première vue, de quoi choquer. Celui-ci, en particulier :

Si l’on admet que l’existence des nations est légitime, une question ne s’en pose pas moins : une nation comme la nôtre vaut-elle d’être continuée ?

Sortie de son contexte, une telle phrase ne pouvait sans doute que provoquer de vives réactions, à l’instar de certains passages de Eichmann à Jérusalem, qui avaient valu à Hannah Arendt les pires injures de la part de nombreux Juifs, y compris de son ami Gershom Scholem, qui l’accusa de ne pas aimer le peuple juif. Ce à quoi celle-ci répondit : « Vous avez tout à fait raison : je ne suis animée d’aucun “amour” de ce genre, et cela pour deux raisons : je n’ai jamais dans ma vie “aimé” aucun peuple, aucune collectivité […] J’aime “uniquement” mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour des personnes. En second lieu, cet “amour des Juifs” me paraîtrait, comme je suis juive moi-même, plutôt suspect. Je ne peux pas m’aimer moi-même, aimer ce que je sais être une partie de moi-même, un fragment de ma propre personne ». Toutefois, Arendt ajoutait ceci :

J’ai toujours considéré ma judéité comme une des données réelles et indiscutables de ma vie, et je n’ai jamais souhaité changer ou désavouer des faits de ce genre. Il existe une sorte de gratitude fondamentale pour tout ce qui est comme il est ; pour tout ce qu’il a été donné et n’a pas été, ne pouvait pas être fait ; pour les choses qui sont physei et non pas nomô. Cette attitude est à coup sûr prépolitique, mais dans les circonstances de la vie politique concernant les Juifs, elle est destinée à avoir aussi des conséquences politiques.

Animé de la même « gratitude fondamentale » pour son être québécois, Fernand Dumont s’est appliqué pendant plus de quarante ans à tirer les « conséquences politiques » de son appartenance à une petite nation qu’il voyait menacée dans son existence même. Et il l’a fait sans aucune complaisance, jusqu’à ne pas reculer devant la question qui hante les esprits depuis la Conquête mais que bien de peu ont eu le courage de regarder en face, de peur sans doute de s’attirer, comme Hannah Arendt par rapport à la question juive, les foudres des compatriotes. Cette « question qui tue », il l’a formulée ainsi dans les pages de Raisons communes :

Qui n’a songé, plus ou moins secrètement, à la vanité de perpétuer une telle culture ? Cet aveu devrait commencer toute réflexion sur l’avenir. Nous avons à répondre de la légitimité de notre culture, et plus ouvertement que nos devanciers […] Refuser ou accepter que nos compatriotes soient engagés dans cette déperdition d’eux-mêmes, partager ou non avec eux la tâche de maintenir la valeur pédagogique d’une culture : tel est le choix qui se dresse devant l’avenir.

Aujourd’hui, ces mots résonnent plus fort encore qu’en 1995, tout en ayant en même temps passablement perdu de leur caractère outrancier et scandaleux. Car la réalité s’est elle-même chargée de les rendre plus lisibles, plus plausibles. Voilà en effet que l’on assiste depuis quelques mois – à la faveur peut-être des inquiétudes existentielles générées par la pandémie – à un déferlement de données, de rapports et d’articles (notamment dans Le Devoir) qui veulent nous alerter sur la situation extrêmement précaire du français au Québec, en particulier dans le grand Montréal.

Voilà que nos yeux se dessillent d’un coup et que nous découvrons, dans un mélange indémêlable d’effarement et d’impuissance, que les jeunes québécois sont pour la plupart indifférents à « la tâche de maintenir la valeur pédagogique » de leur culture, et que, partant, nos compatriotes sont « engagés dans une déperdition d’eux-mêmes ». Il aurait pourtant suffi, pour ne fût-ce que s’en inquiéter, de prêter quelque attention à ce que Dumont, lors d’un entretien qu’il donna peu de temps avant sa mort, avait déclaré sans ambages, envers et contre à peu près tout le monde, à savoir que « nous sommes dans le désarroi », et que, aussi prospère qu’elle soit, du moins pour un grand nombre, notre société se trouve « confrontée au vide et à la menace – qu’on n’ose pas envisager en face – de sa disparition ».

Que faire ? De quelles armes disposons-nous pour contrer ce vide et cette menace ? Moi qui ai le bonheur d’avoir vécu ma jeunesse à l’époque inoubliable, incomparable de la Révolution tranquille, avant de traverser, dans « la détresse et l’enchantement », les années qui ensuite se succédèrent trop vite, me laissant à la fin, avec tant d’autres, orphelins d’« un pays sans bon sens » ; moi qui, depuis quarante ans, n’ai cessé de tenter de comprendre (à travers, je l’avoue volontiers, le prisme dumontien) le destin singulier de la société québécoise, je me surprends, au bout de mon âge, à méditer les deux épigraphes que le chrétien Fernand Dumont avait placées au tout début de son premier livre sur le Québec, La Vigile du Québec, paru au lendemain de la Crise d’octobre.

La première, qui est du chanoine Groulx (dont Dumont n’a jamais eu honte de revendiquer l’héritage), nous appelle à ne pas perdre l’espérance du pays, à la garder « avec tous les ancêtres qui ont espéré ». La seconde est de l’écrivain français Ernest Renan (l’auteur de Qu’est-ce qu’une nation ?), qui, après la défaite militaire de 1870, exhortait ses compatriotes à se souvenir « que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et que le vrai moyen de relever notre pauvre pays, c’est de lui montrer l’abîme où il est ». Car, ajoutait Renan, « les droits de la patrie sont imprescriptibles, et le peu de cas qu’elle fait de nos conseils ne nous dispense pas de les lui donner. »

Que l’on ait fait si peu de cas des conseils de Fernand Dumont, cela ne rendait pas moins nécessaire, à mon sens, de les rappeler ici, aussi durs à entendre soient-ils.

 

L’auteur est professeur retraité de philosophie, Université du Québec à Trois-Rivières

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