Morency, Pierre. 1989. L’Œil américain. Histoires naturelles du Nouveau Monde. Boréal.
Morency, Pierre. 1992. Lumière des oiseaux. Histoires naturelles du Nouveau Monde. Boréal.
Morency, Pierre. 1996. La Vie entière. Histoires naturelles du Nouveau Monde. Boréal.
La trilogie naturaliste de Pierre Morency (1942 –), Histoires naturelles du Nouveau Monde, a déjà été abondamment commentée, notamment par certains des meilleurs critiques littéraires au Québec (comme Laurent Mailhot, Gilles Marcotte et Pierre Nepveu). Mon objectif ici est de contribuer à cette réception critique non pas de la perspective d’un analyste littéraire, mais de celle d’un amateur d’observation ornithologique (d’un birder, dans le jargon).
J’ai acheté Lumières des oiseaux (1992) il y a plusieurs années. J’ai le souvenir clair que le livre m’était toutefois rapidement tombé des mains. Ne connaissant aucun des oiseaux abordés par Morency, le texte m’était apparu franchement abscon. Puis, vers la fin de l’automne 2022, à la suite de ma rencontre avec l’ornithologue et chroniqueur à la CBC New Brunswick, Alain Clavette, je suis devenu un amateur enthousiaste d’observation ornithologique. Progressivement, j’ai « appris mes oiseaux », comme on dit, même si je suis encore un débutant. Je suis retourné à Morency et cette-fois, j’ai dévoré les trois volumes des Histoires naturelles.
Que trouve-t-on dans cette œuvre ? Quelque 62 chapitres qui constituent typiquement autant de lettres d’amour à un aspect ou à un autre de la nature de chez nous : un mammifère, un oiseau, un insecte, un végétal, un cours d’eau, la neige, le sable…
Dans ces « lettres », Morency mélange, pêle-mêle, toutes sortes de genres et de disciplines : la vulgarisation scientifique, la poésie, le récit, le conte, l’anthropologie, l’histoire… Cet éclectisme participe toutefois d’une démarche cohérente, claire, et annoncée d’entrée de jeu, l’objectif étant de « sortir de soi, d’aller à la rencontre des choses… » (1989, p. 20). Il précise un peu plus loin : « Notre présence aux choses, présence volontaire plus que passive, nous rendrait-elle de ce fait plus réels, plus consistants ? Je le crois » (1989, p. 29). Dans les mots du sociologue allemand, Hartmut Rosa1, Morency cherche ici à entrer en résonance avec la nature. Chez Rosa, la résonance est l’inverse de l’aliénation.
Il est aujourd’hui assez commun de se sentir aliéné à l’endroit de la nature, qui apparaît alors muette, au mieux sans intérêt, au pire, terrifiante. Luc Brisson (1946 -), un des plus grands intellectuels du Québec contemporain, a exprimé, quelques années après la publication des Histoires naturelles, un témoignage d’aliénation à l’égard de la nature d’une rare intensité. Originaire du village de Saint-Esprit, Brisson s’est rapidement imposé comme un des plus grands spécialistes de Platon au monde. Si son œuvre demeure méconnue au Québec à l’extérieur des cercles de spécialistes, c’est qu’il a fait toutes ses études universitaires et toute sa carrière à Paris. Pourquoi Paris ? En partie pour sa vitalité intellectuelle, bien sûr, mais aussi parce qu’il cherchait à fuir l’ostentatoire « nature » de son pays d’origine :
En Amérique du Nord, que ce soit au Québec, au Canada ou aux États-Unis, l’absence de traces culturelles me pèse. Il n’y a que de l’espace et pas d’histoire, beaucoup de nature, très peu de culture. Comme l’écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Rien n’est triste comme l’aspect des lacs du Canada. Les plaines de l’Océan et de la Méditerranée ouvrent des chemins aux nations, et leurs bords sont ou furent habités par des peuples civilisés, nombreux et puissants : les lacs du Canada ne présentent que la nudité de leurs eaux, laquelle va rejoindre une terre dévêtue : solitudes qui séparent d’autres solitudes. Des rivages sans habitants regardent des mers sans vaisseaux ; vous descendez des flots déserts sur des grèves désertes ». La nature brute me fait peur. De la bactérie jusqu’au plus gros mammifères, ce n’est que lutte pour la vie. Même les végétaux se font concurrence en plongeant leurs racines plus profondément, plus loin, en étendant leurs branches et en multipliant leurs feuilles. L’homme n’a aucune place dans cette obscure mêlée, dont le seul but est la perpétuation d’une espèce ou d’une autre au hasard et à tout prix ; le vert des forêts constitue pour moi l’expression non pas d’un apaisement infini, mais d’un combat incessant et sans merci ; toute la fureur de la nature s’y donne à voir. J’ai toujours rêvé de vivre dans un pays où la ville avec ses bâtiments et la campagne avec son aménagement des sols donnent le spectacle permanent et concret d’une histoire et d’une culture qui remontent plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires dans le passé2.
Brisson ne saurait être plus clair : l’homme est séparé de la nature, qui lui est étrangère, et dont il doit s’extirper, s’aliéner. On peut lire les Histoires naturelles de Morency comme une tentative de lutter contre cette aliénation, comme une tentative de nous réconcilier, de nous reconnecter avec la nature. Dans les mots de Rosa, la personne qui entre en résonance avec la nature a l’impression qu’il y a des cordes entre elle et la nature, que cette dernière l’enveloppe, lui parle, qu’elle lui communique des choses importantes.
En développant un intérêt pour les oiseaux, je suis devenu un peu moins aliéné à leur endroit. Ils ont toujours été là, mais maintenant je les remarque, les reconnaît et ils me font vivre parfois des moments extraordinaires. « Tout a été découvert, sommes-nous portés à penser dans nos moments de lassitude. Pendant ce temps-là, dehors, une exubérance à chaque seconde se renouvelle [… ] » (1989, p. 25). Bref, Morency cherche à outiller le lecteur pour qu’il puisse plus facilement entrer en résonance avec la nature – avec le plus banal pissenlit (l’objet d’un chapitre de L’Œil américain) jusqu’au plus spectaculaire colibri (l’objet d’un chapitre de Lumière des oiseaux). Pour ce faire, il convient de développer « l’œil américain », une locution, nous rappelle Morency (1989), d’origine européenne signifiant « avoir des yeux et des oreilles tout le tour de la tête » (p. 19) ou « cette aptitude à entendre ce que nous écoutons, à voir ce qui est derrière quand on regarde devant » (p. 20).
Pour qui est complètement aliéné à la nature, je doute que les livres de Morency puissent grand-chose. Pour le naturaliste amateur cependant, la trilogie de Morency a une valeur inestimable. Je vais essayer ici de le démontrer le plus concrètement possible, en m’intéressant à trois types de savoirs mobilisés par Morency : la connaissance scientifique, la connaissance poétique et la connaissance traditionnelle de la nature. Je cherche en même temps à souligner la fécondité des Histoires naturelles. Cette fécondité ne semble pas aller de soi, parce que si la trilogie naturaliste de Morency a été globalement encensée par la critique, force est de constater que, 35 ans après L’Œil américain, elle n’a pas fait école. Dans une thèse de doctorat en partie consacrée à Morency, Josée Laplante (2017, p. 8-9)3 soulignait que le genre du « nature writing » demeurait toujours assez marginal au Québec. En 2020, Louis Hamelin (lui aussi fin naturaliste et écrivain de talent à la prose accessible) a lancé la collection « L’Œil américain » aux éditions Boréal pour favoriser l’émergence d’une littérature naturaliste québécoise forte. Recensant Les crépuscules de la Yellowstone, le roman de Hamelin sur le grand naturaliste franco-américain, Jean-Jacques Audubon, le critique Michel Biron soulignait similairement l’intrigante pauvreté de la littérature naturaliste au Québec4.
La vulgarisation scientifique
De toutes les connaissances scientifiques existantes sur la nature, lesquelles Morency privilégie-t-il dans ses histoires naturelles ? Celles les plus susceptibles de créer du lien avec la nature. Comment ne pas être émerveillé par la vue d’un Passerin indigo lorsqu’on sait qu’il s’oriente, lors de ses migrations nocturnes, à l’aide des étoiles (1992, p. 181-190) ? Comment ne pas être charmé par les Sternes arctiques, par exemple, quand on sait que :
[…] l’aspect des sternes propre à fasciner l’esprit du plus blasé parmi les hommes, je ne pus m’empêcher d’y penser en regardant ma sterne solitaire. Comme plusieurs de ces oiseaux nichent et hivernent à des latitudes où le soleil ne se couche pas, elles représentent, parmi les êtres vivants, ceux qui jouissent, chaque année, le plus longtemps de la clarté du ciel (1996, p. 230).
Le néophyte peut avoir l’impression qu’au sujet des oiseaux de l’Amérique du Nord, Morency « sait tout », pour citer son dithyrambique préfacier européen, Yves Berger (1992, p. 13). En réalité, la plupart des savoirs scientifiques mobilisés par Morency sont assez élémentaires. Une trentaine d’années plus tard, certains de ces savoirs ont d’ailleurs vieilli.
Parfois pour le mieux, au sens où les textes de Morency ont aujourd’hui valeur d’archive, attestant d’un passé révolu et qui risque donc de disparaître des mémoires. Par exemple, dans L’Œil américain, Morency observe nonchalamment que « dans toutes les villes d’Amérique que j’ai visitées pendant l’été, j’ai toujours été heureux de voir et d’entendre voler le soir les Martinets ramoneurs ». C’est aujourd’hui presque l’inverse qui est vrai ! Selon les données du gouvernement du Canada, les effectifs de Martinets ramoneurs ont, à l’échelle du pays, décliné d’environ 90 % entre 1970 et 20215. Concrètement, les Martinets ramoneurs ont désormais presqu’entièrement déserté nos villes. Au centre-ville de Moncton, on me dit qu’ils nichaient abondamment dans la cheminée de l’Église catholique Saint-Bernard ; aujourd’hui, la colonie a disparu, et celui qui parvient à observer une famille de Martinets dans tout le Grand Moncton peut se compter chanceux.
Parfois, la réalité est demeurée inchangée, mais les connaissances scientifiques ont évolué. Dans L’Œil américain, Morency reproche à un savoir populaire sur les Jaseurs d’Amérique de manquer de rigueur scientifique : « On va jusqu’à dire que les jaseurs peuvent s’enivrer en se gavant de cerises trop mûres. Certains en auraient même vu tomber, les deux tarses en l’air, du haut d’un cerisier ! Je donne pour ma part peu de crédit à ces légendes, car elles contredisent une des particularités de leur anatomie : le jaseur, à cause de son appareil digestif de frugivore, jouit d’une digestion rapide » (1989, p. 168). Sur le plan logique, il n’y a en réalité ici aucune contradiction, et il est aujourd’hui admis que différentes espèces d’oiseaux, dont les Jaseurs d’Amérique, peuvent s’intoxiquer à l’éthanol précisément en raison d’une consommation excessive de fruits trop murs6.
Dans sa célèbre chanson « Docteur Renaud Mister Renard » (2002), l’artiste musical français, Renaud, contraste Mister Renard, alcoolique, à son double, Docteur Renaud, qui serait « sobre comme un moineau ». Dans leur chanson « Pizza Galaxie » (2015), les Cowboys fringants font un clin d’œil à cette image, le narrateur combattant similairement l’alcoolisme : « Ça m ‘donne juste le goût d ‘me mettre chaud/Ben non, j’l’ai promis aux AA/Je reste sobre comme un moineau ».
Il existe pourtant une vieille expression françaises exploitant pratiquement l’image inverse, à savoir « être saoul comme une grive », vraisemblablement en référence à la Grive musicienne, une espèce européenne réputée pour consommer une grande quantité de raisins au temps des vendanges. Au sein de la francophonie nord-américaine, un autre artiste passionné d’ornithologie, le Cadien Zachary Richard, a adapté cette expression à son contexte américain dans son poème « La première rencontre » (1997), où il écrit : « Moi, je me suis soûlé/Comme une grive ». Le glossaire du recueil précise toutefois que ladite grive en question n’est ici pas la Grive musicienne, mais le Merle d’Amérique (effectivement une grive), abondant au Québec, et connu en Louisiane pour se « bourrer de boules de confriet, une baie rouge qui a un effet d’ivresse ». Rappelons d’ailleurs ici que le chanteur Zachary Richard et Alain Clavette sont les deux protagonistes du film de Roger LeBlanc, Migration (Bellefeuille Production, 2005), qui suit la migration de certains oiseaux, comme le Bruant chanteur, entre l’Acadie des Maritimes et l’Acadie tropicale (Louisiane).
Plus rarement, Morency a pu faire erreur même en considérant les connaissances disponibles à son époque. Par exemple, Morency affirme que la Buse à queue rousse « n’est pas voleuse de poulets. C’est la souris qui l’intéresse » (1989, p. 209) et donc que les fermiers auraient tort de s’en faire avec la buse. C’est un faux dilemme ; il est en réalité bien établi que les Buses à queue rousse peuvent aussi chasser la volaille7.
Il ne s’agit pas ici d’être excessivement sévère. Les Histoires naturelles constituent assurément un bijou de vulgarisation scientifique, mais leur plus grande force réside plutôt, selon moi (et selon le préfacier européen de L’Œil américain, Jean-Jacques Brochier) dans leur contribution à la connaissance poétique de la nature.
La connaissance poétique de la nature
Morency n’a pas fait école, disions-nous, mais il a eu des prédécesseurs, dont la grande Gabrielle Roy, régulièrement évoquée dans la trilogie. L’autrice de Cet été qui chantait (1972), réunissant quelques récits naturalistes d’un grand intérêt pour les amateurs d’observation ornithologique8, est décédée en 1983, à Québec. Sa mort a vraisemblablement motivé Morency à entreprendre la rédaction de sa trilogie, en partie basée sur des textes lus à la radio de Radio-Canada en 1982-1983. Morency nous apprend d’ailleurs qu’un peu avant la mort de son amie, elle envisageait une retraite d’écriture dans une cabane de sa batture de l’île d’Orléans. Elle lui aurait dit : « Je serais discrète, toute à mon travail. Nous nous retrouverions tous ensemble, le soir, sous votre pergola, pour écouter chanter les oiseaux » (1992, p. 61). On ne peut qu’imaginer la perte littéraire occasionnée par cette mort précoce !
*
La première fois que j’ai entendu chanter un Cardinal à poitrine rose, j’étais avec Alain Clavette, à Memramcook, un village situé au sud-est de Moncton. J’avais confondu son chant avec celui du Merle d’Amérique. Alain m’avait alors expliqué qu’on entendait là « un merle qui a pris un cours de chant » ! À bien écouter, c’était vrai, le chant que j’entendais-là était plus beau que celui du merle. Mais la distinction entre les deux me semblait encore un peu floue.
Voici comment Pierre Morency décrit le chant du Cardinal à poitrine rose dans Lumières des oiseaux : « un chant exquis rappelant le ramage de notre merle, mais avec des notes plus cristallines, plus finement liées entre elles et se terminant sur un sifflement interrogatif » (1992, p. 107). Voilà qui est précis ! J’ai eu la chance depuis de réécouter le chant du Cardinal à poitrine rose en nature et j’ai vécu un véritable moment d’extase en entendant les notes cristallines… plus finement liées entre elles… se terminant sur un sifflement interrogatif. C’était vrai ! Je me suis senti immensément reconnaissant envers Morency.
Les Histoires naturelles regorgent de telles descriptions poétiques de notre faune et de notre flore. Ces descriptions sont précieuses puisqu’elles permettent d’enrichir l’expérience en nature, d’entrer davantage en résonance avec la nature. Pour un naturaliste amateur, ces descriptions sont un cadeau d’une valeur inestimable !
Tout au cours des Histoires naturelles, Morency, qui (contrairement à Louis Hamelin, par exemple) n’a aucune formation scientifique universitaire, maintient un ton respectueux, voire déférent, à l’endroit de la science. Science et poésie se complémentent. C’est grâce à une technologie de pointe (pour les années 1980), par exemple, que Morency parvient à véritablement apprécier le chant du Grimpereau brun (1989, p. 100) :
À la première audition, le chant, quoique agréable, ne combla nullement mes attentes. Sa minceur, me dis-je finalement, ne serait-elle pas due au fait que notre pauvre oreille humaine est sourde aux fréquences sonores élevées ? Je diminuai de moitié la vitesse de l’appareil : le chant s’embellit. Ce n’est que lorsque je fis jouer la bande au quart de vitesse que soudain l’extrême richesse harmonique se révéla.
Dans son poème publié entre le deuxième et le troisième volume de sa trilogie, « Ce que souhaite entendre celui qui va partir », Morency oppose pour une rare fois poètes et scientifiques. Morency commente : « Si dans un groupe pourtant, si dans une assemblée, une réunion, une rue, un quartier, une ville, on cherche quelqu’un connaissant le nom des fleurs sauvages, le langage des oiseaux, le chant du loup, le chemin de la sève au cœur de l’arbre… c’est souvent à un poète, oui, qu’en dernier recours on s’adressera » (p. 31)9.
Ce qui est le plus intéressant avec ce commentaire est qu’il est évidemment faux. C’est presqu’immanquablement à un scientifique – professionnel, sinon amateur – qu’on se tournera. Mais peut-être devrions-nous nous tourner davantage vers les poètes ? Un passage de Lumière des oiseaux révèle effectivement, de la perspective de Morency, l’existence d’un certain accrochage épistémique entre science et poésie. Le voici :
En tenant compte de toutes ces variations, les ornithologistes ont coutume de définir le chant de l’oiseau comme « une série de sons constamment répétés suivant une séquence spécifique émise en général par le mâle, le plus souvent au cours de la période de reproduction ». Pendant des années j’ai accepté sans discussion ces idées qui ne laissent aucune ouverture à l’imagination (1992, p. 108-109).
Décrire poétiquement un chant d’oiseau ne relève pas de la science parce que l’exercice en est fondamentalement un subjectif, et ce pour au moins deux raisons distinctes. D’abord, les images ou les références mobilisées dans le cadre de ces descriptions sont forcément encastrées dans une culture. Par exemple, pour décrire la Sitelle à poitrine blanche, si Morency vise incroyablement si juste, c’est qu’il se permet d’évoquer avec créativité toutes sortes d’images que se partagent, disons, les Occidentaux contemporains : « Longtemps je me suis demandé quel oiseau de grande taille pouvait crier aussi puissamment dans les arbres et j’ai été fort surpris de voir pour la première fois que la petite trompette était jouée par un lutin à la queue tronquée et à peine plus robuste qu’un moineau » (1989, p. 96)10.
Ensuite, notre ouïe est structurée par notre langue maternelle. En Amérique du Nord anglophone, il est largement admis que le chant du Chardonneret jaune (incidemment l’oiseau emblématique de la ville de Montréal depuis 2000) peut se traduire par la formule « potato chips, potato chips ». Personnellement, ce n’est pas ce que j’entends lorsque j’écoute le chardonneret. J’ai été agréablement surpris de lire que Morency entendait de son côté « perchicori, perchicori » (1992, p. 162-163). Comme francophone, je puis attester qu’il s’agit là assurément d’un meilleur truc mnémotechnique. Les Canadiens anglais entendent la Paruline couronnée chanter en crescendo « Pizza pizza pizza… », alors que les Québécois entendent « ti-pied, ti-pied, ti-pied.. ». Les Américains écoutant une vocalise de la Mésange à tête noire entendent « cheeeese burger » ; au Québec, on entend plutôt « quiiiii es-tu ? ». On pourrait multiplier les exemples.
Les francophones des Amériques ont donc besoin de leurs propres poètes naturalistes. Les Histoires naturelles de Morency jouent ainsi une fonction nationale essentielle. Mais une œuvre unique et achevée ne peut, à elle seule, s’acquitter de cette fonction. Il est quand même consternant que les birders du Québec (sans parler de l’Acadie) n’aient même pas un mot français pour désigner leur passion ! Impossible de noter que Morency n’utilise jamais cet anglicisme. Mais alors comment éviter de recourir à la verbeuse et passive formule « d’amateur d’observation ornithologique » ? Morency n’aborde pas ce problème de front, mais use tantôt du néologisme « oiseaulogue » (1992, p. 279), tantôt du mot « oiselier » (1992, p. 300), qui pourtant désigne normalement ceux élevant des oiseaux en volière. Aucune de ces deux propositions n’a fait mouche, pas plus que l’expression « miroiser », proposée en France à la fin des années 1990. Après réflexion, un certain militantisme en faveur de la formule « oiselier » ou « oiseleur » m’apparaîtrait judicieux. Au Québec, le terme oiselier semble si peu utilisé qu’il pourrait subir un changement de sens sans trop déstabiliser les pratiques langagières. Et en comparaison à « oiseaulogue », « oiselier » se conjugue aisément : j’oiselle, tu oiselles, elle oiselle, etc.
Une autre aberration, d’une perspective francophone : les oiseaux du Québec ont été abondamment décrits poétiquement en anglais et en espagnol, mais très peu en français. Au sens large du terme, la poésie est bien sûr partout dans livres naturalistes en prose de Morency (les Histoires naturelles, mais aussi à L’heure du Loup, 2002) ; en revanche, Morency lui-même n’a publié qu’un seul poème faisant le portrait d’une espèce aviaire, « Le geai bleu11 ». Dans les Histoires naturelles, Morency cite également le portrait du Carouge à épaulette que brosse Paul-Marie Lapointe dans son poème « Oiseau noir aux ailes rouges12 » (1996, p. 198).
Ces poèmes sont très rares dans la littérature québécoise13. Dans l’anglophonie, l’abondance de ces portraits est telle qu’on a pu faire une anthologie très contingentée de poèmes sur les oiseaux14 ; or, la majorité des espèces (ou familles d’espèces) poétiquement honorés dans cette anthologie s’observent au Québec. À l’extrémité australe de l’Amérique, Juan Burghi15 et Pablo Neruda16 ont fait des recueils incluant le portrait poétique de plusieurs dizaines d’espèces de l’Argentine et du Chili, respectivement. Ce qui frappe en lisant ces recueils (jamais traduits en français) est qu’ils portent occasionnellement sur des oiseaux observables au Québec ! Morency s’émerveille que certains oiseaux de rivage puissent migrer « du Pôle nord à la Terre de feu » (1989, p. 111) ; Burghi lui répond presque mot pour mot en célébrant la migration des Petits chevaliers « Du Canada à la Pampa/une migration homérique/toutes les rivières des Amériques/reflètent son profil héroïque17. ». Il ne s’agit pas du colonialisme épistémique décrié par le frère Marie-Victorin18 puisque ce ne sont pas des « étrangers » qui viennent au Québec étudier « nos oiseaux » ; nos oiseaux, nous les avons en partage avec plusieurs autres nations des Amériques, voire au-delà19.
La référence au Nouveau Monde dans le titre de la trilogie de Morency suggère une américanité à sa démarche, qui demeure, à mon avis, sous-exploitée. L’essentiel des chapitres des Histoires naturelles portent sur des observations réalisées dans la région de la Capitale nationale, le poste principal d’observation de Morency étant une batture sur l’île d’Orléans. Morency voyage finalement peu : dans quelques autres régions du Québec, en Colombie-Britannique, en Californie, en Floride, dans les Caraïbes, il ne se rend pas jusqu’en Amérique du Sud. Les références aux sources documentaires du reste des Amériques sont similairement assez rares, bien qu’elles incluent des perles, comme celle-ci : Morency nous apprend qu’en Jamaïque, notre Goglu des prés devient si gras qu’il se fait surnommer « butterbird » (192, p. 127) ! Le parti pris méthodologique de Morency est parfaitement légitime, mais en raison de leur aire de distribution comme de leur dynamique migratoire nord-sud, les oiseaux donnent une exceptionnelle unité aux Amériques, que Morency échoue à véritablement souligner. Cette unité panaméricaine est même de plus en plus forte en raison du réchauffement climatique ; une espèce comme l’Urubu à tête rouge a considérablement agrandi son aire de distribution sur l’axe nord-sud au cours des dernières décennies, couvrant désormais la quasi-totalité du continent20. Les ornithologues amateurs du Québec ont tout intérêt à découvrir ce qu’ailleurs dans les Amériques, on a pu dire sur cet urubu ou sur le reste de « nos oiseaux ».
Inversement, il serait essentiel de diffuser les savoirs naturalistes poétiques québécois dans le reste du continent ; il est déplorable que seul le premier volume des Histoires naturelles ait été traduit en anglais, et qu’aucun n’ait été traduit en espagnol ou en portugais. Morency rappelle que pour décrire le vol plané « en surplace » du Martin-pêcheur d’Amérique ou de la Crécerelle d’Amérique, les francophones utilisent la formule heureuse « vol en Saint-Esprit » (1996, p. 52). Une telle image ne laisserait sûrement pas indifférent nos compatriotes des Amériques chrétiennes. Bref, par la langue, les Histoires naturelles sont liées à la France, mais par leur contenu, ce sont fondamentalement des Amériques qu’elles sont solidaires, seule une petite minorité de « nos oiseaux » pouvant être observée outre-Atlantique.
Les savoirs traditionnels
Les savoirs traditionnels, issus des cultures autochtones ou allochtones, sont également appelés en renfort par Morency pour favoriser la résonance entre les Québécois et la nature. Après avoir rappelé que l’Érable à sucre, en raison de sa sève, est « l’arbre -totem des Québécois » et que sa feuille « a été longtemps l’emblème du Québec avant de décorer le drapeau canadien » (1989, p. 65) (même si, en 1993, c’est le Bouleau jaune qui est devenu officiellement l’arbre emblématique du Québec), Morency nous apprend que l’érable était tout autant prisé par les Autochtones, mais pour une raison complètement autre, que « [L] es nations du castor (Iroquois) appelaient l’érable : “apouiak”, l’arbre servant à fabriquer des avirons » (1989, p. 68) ; comment ne pas ressentir une affection renouvelée envers nos si généreux érables ?
Visiblement, Morency avait une grande curiosité pour les termes autochtones et vernaculaires utilisés pour désigner la nature, ainsi que pour les légendes, aussi bien autochtones qu’européennes. Il était en avance sur son temps. Dans les années 1980 et 1990, l’ethnoornithologie, par exemple, en était encore à ses balbutiements. L’état de la recherche permettrait aujourd’hui d’aller beaucoup plus loin que les Histoires naturelles dans la valorisation des savoirs ornithologiques autochtones, en particulier21.
Par exemple, Morency décrit avec la prose qu’on lui connaît un vol assez particulier du Martinet ramoneur : « Pendant les soirées chaudes de l’été, au moment où les petits insectes sont happés par les courants chauds ascendants, ils tournoient en bandes au-dessus des maisons en lançant des cris coupants comme des lames. Leur vole peut atteindre la vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure » (1989, p. 185-186). N’aurait-il pas voulu savoir qu’en langue micmaque, Martinet ramoneur est désigné par le mot Kaktukopunjej, qui signifie littéralement, « the bird that flies in circle22 ». L’ornithonyme français « Martinet ramoneur », comme celui, anglais, de « chimney swift » réfèrent à la pratique culturelle de l’oiseau consistant à élire domicile dans les cheminées désaffectées. Avant l’arrivée des Blancs et de l’infantisation des forêts qui a suivi23, les Martinets choisissaient plutôt les troncs creux de grands arbres morts. Rapides lorsqu’ils arrivaient à leur arbre, ils tournoyaient avant d’atterrir.
Pour moi, qui vis dans un monde où le Martinet ramoneur a pratiquement disparu, ces observations, ces savoirs poétiques, tantôt inscrits dans l’étymologie de langues elles aussi presque disparues, sont bouleversants, me faisant mesurer la richesse de ce que l’on est en train de perdre à l’ère de la sixième extinction de masse.
Morency célèbre aussi des savoirs traditionnels sans s’en rendre compte. Lors d’un voyage en Haute-Mauricie, Morency fait la rencontre de Valleau, qu’il décrit comme « un des meilleurs imitateurs d’oiseaux que je connaisse. Ce diable d’homme, qui ne devait pas avoir plus de trente ans… pouvait, avec sa langue, ses lèvres, sa gorge, ses mains, reproduire le cacardage des oies, le hululement des chouettes et des hiboux, le roucoulement des tourterelles, la musique des pinsons et même le ramage si compliqué du Roitelet à couronne rubis » (1992, p. 46). C’était avant Internet ! Depuis que nous avons des applications comme e-bird et Merlin, qui se donne ainsi la peine d’apprendre à appeler les oiseaux ?
De façon plus générale, Morency me donne l’impression que l’oiselage se fait aujourd’hui à une vitesse beaucoup plus grande qu’à son époque. Les sorties de Morency semblent toujours assez lentes, et cette lenteur est abondamment assumée, revendiquée dans la trilogie. Aujourd’hui, en raison de la technologie, les oiseleurs se perçoivent de plus en plus comme des auxiliaires de recherche bénévoles, publiant à chacune de leur sortie des listes d’oiseaux observées sur les plateformes du Cornell Lab of Ornithology. Le processus peut être très rapide : sitôt qu’une espèce est aperçue, on passe des jumelles au cellulaire et on coche ! Les oiseleurs sont aujourd’hui investis d’une mission écologiste.
Chez Morency, aucune liste d’oiseaux n’est mentionnée. Et on ne peut pas ne pas remarquer l’absence de cette facture politique, militante, à peu près incontournable seulement quelques courtes décennies plus tard, au stade actuel de « l’effondrement écologique24 ». Hormis une flèche discrète à l’endroit des chasseurs sportifs (1992, p. 195-206)25, l’amoureux de la nature ne s’attaque à aucun adversaire. Cet apolitisme de surface, résulte, je crois, chez Morency d’un effort sincère à l’optimisme. Dans La Vie entière, Morency s’en confie à mots voilés : « dans quel siècle aurai-je vécu ? Dans quel temps se sera écoulé mon temps de vivant ? […] sans cesse je revenais à cette carafe à moitié pleine d’eau pure. C’est elle qui me suggéra le chemin à suivre pour atteindre le lieu de la réponse. Je m’habillai et sortis. » (1996, p. 89-90) (mes italiques).
On peut être pessimiste à l’égard de l’avenir, tout en étant très optimiste à l’égard du présent. À l’échelle du Québec, on estime que seulement quatre de nos espèces indigènes d’oiseaux ont été poussées à l’extinction. L’essentiel de notre richesse spécifique aviaire nous est donc encore accessible. En célébrant cette richesse avant les grands bouleversements écologiques anticipés, les Histoires naturelles de Morency sont promises à une grande postérité.
1 Rosa, Hartmut. 2018 [2016]. Résonance. Une sociologie de la relation au monde. La Découverte. Trad. de l’allemand par Sacha Zilberfarb.
2 Dorion, Louis-André. 1999. Rendre raison au mythe. Entretiens avec Luc Brisson. Liber.
3 Laplante, Josée. 2017. Perceptions de la nature dans des écrits de Pierre Morency, Robert Lalonde, Sharon Butala et Don McKay : essai d’écocritique. Thèse de doctorat en études françaises. Université de Sherbrooke.
4 Biron, Michel. 2020. « Du roman au nature writing ». L’Inconvénient, (82), 65–68.
5 Gouvernement du Canada. 2022. Programme de rétablissement du Martinet ramoneur (Chaetura pelagica) au Canada [proposition].
6 Voir, par exemple : Kinde, Hailu, et al. 2012. « Strong circumstantial evidence for ethanol toxicosis in Cedar Waxwings (Bombycilla cedrorum) » Journal of Ornithology ١٥٣ : ٩٩٥-٩٩٨.
7 Voir : White, Justin H., et al.2022. « A spatial gradient analysis of urban Red-tailed Hawk nestling diet », Journal of Urban Ecology ٨.١.
8 Par exemple, dans le récit, « Jeannot-la-Corneille », Roy décrit en détail les « rites funéraires » de Corneilles d’Amérique habitant près de chez elle. Ces rites, mécompris dans les années 1970, ont depuis attiré l’attention de scientifiques. Voir, notamment : Swift, Kaeli N., and John M. Marzluff. 2015. « Wild American crows gather around their dead to learn about danger », Animal Behaviour ١٠٩: ١٨٧-١٩٧.
9 Morency, Pierre. 1994. Les paroles qui marchent dans la nuit. Boréal.
10 Dans Chants perdus de la nature. Bienvenue en Anthropophonie (Éditions MultiMonde, 2024), Michel Leboeuf, tente de décrire les chants de nos oiseaux, mais sans le talent d’écrivain de Morency. Le résultat, bien que scientifiquement rigoureux, est décevant.
11 Dans Effets personnels (Boréal, 1986).
12 Dans Voyage et autres poèmes (L’Hexagone, 1974).
13 Mentionnons néanmoins l’effort du poète amateur, Pierre Bonneau, dans un ouvrage publié à compte d’auteur en 2019 intitulé Voix aviaires, qui regroupe quelque 134 poèmes se concentrant typiquement sur le chant d’une seule espèce à la fois.
14 Collins, Billy (ed) et David Sibley (ill). 2012. Bright Wings. An Illustrated Anthology of Poems about Birds. Columbia University Press.
15 Burghi, Juan. 1940. Pájaros nuestros. Buenos Aires: Guillermo Kraft.
16 Neruda, Pablo. 1967. Arte de pájaros. Losada.
17 Je remercie mon auxiliaire de recherche, Aimée Després-Smyth, pour sa traduction inédite du poème « Chorlo ».
18 Voir : Frère Marie-Victorin. 1996. Science, culture et nation. Montréal : Boréal. (Présenté par Yves Gingras).
19 Rappelons que le Québec n’a aucune espèce d’oiseau endémique ; chaque espèce d’oiseau nous lie à d’autres territoires. Voir : Enns, A., Kraus, D., & Hebb, A. 2020. Ours to save: the distribution, status and conservation needs of Canada’s endemic species. NatureServe Canada and Nature Conservancy of Canada.
20 Marneweck, Courtney J., et al. 2023. «Poleward expansion of Turkey Vultures (Cathartes aura) under future conditions », The Wilson Journal of Ornithology ١٣٥.٢ (٢٠٢٣): ١١٨-١٢٦.
21 Voir, par exemple : Gaffin, Dennis. 2024. Birds through Indigenous Eyes: Native Perspectives on Birds of the Eastern Woodlands, avec la collab. de Michael Bastine et John Volpe. Princeton University Press. Soulignons ici qu’un des collaborateurs, Michael Bastine, a grandi au Québec, et que tous les oiseaux abordés dans l’ouvrage peuvent s’observer au Québec.
22 Voir : Hebda, A. 2014. The Mi ‘kmaw Bestiary A Compendium of documented Mi ‘kmaw terms and phrases relating to animals. Nova Scotia Museum.
23 Voir, par exemple : Noseworthy, J., & Beckley, T. M. 2020. « Borealization of the New England–Acadian Forest: a review of the evidence ». Environmental Reviews, 28(3), 284-293.
24 Wallace-Wells. 2022 [2019]. La terre inhabitable. Trad. de l’anglais par Cécile Leclère. Robert Lafont.
25 La fille de Pierre Morency, Clara Dupuis-Morency (2018, p. 84-85), revient, avec plus de mordant, sur l’aversion de son père à la chasse dans son récit, Mère d’invention (Alias).
* Professeur de science politique, Université de Moncton