À la suite des élections générales de 2020, mon collègue Roger Ouellette et moi avions publié un article concluant que la division linguistique du vote avait atteint un sommet historique dans la province. Jamais, depuis 1908, les libéraux n’avaient été aussi impopulaires dans les régions anglophones et jamais les progressistes-conservateurs n’avaient été aussi impopulaires dans les régions francophones. Cette conclusion doit-elle être ajustée à la lumière des dernières élections ?
Oui : chez les francophones, le vote linguistique a atteint un nouveau sommet historique le 21 octobre dernier. En 2020, au sein des circonscriptions francophones homogènes (c’est-à-dire francophones à plus de 75 %), le PC n’avait en moyenne récolté que 20 % des suffrages ; en 2024, cette proportion a baissé à 17 %.
L’allégeance des francophones à l’endroit du Parti libéral n’est pas nouvelle, mais elle atteint présentement une ampleur exceptionnelle. Au sein des huit circonscriptions francophones homogènes, les libéraux de Susan Holt ont récolté pas moins de 71 % des voix. Au sein des dix-sept circonscriptions majoritairement francophones, cette proportion atteint quand même 65 %. Les vingt-deux circonscriptions comptant au moins 20 % de francophones ont toutes fait élire un député libéral. La circonscription la plus francophone à avoir fait élire un candidat progressiste-conservateur est maintenant Miramichi-Est, avec 11 % de francophones… Bref, les francophones ont fait montre d’une discipline électorale extraordinaire en votant en bloc contre les troupes de Blaine Higgs.
Le vote linguistique anglophone, de son côté, s’est largement affaissé. En 2020, les vingt-sept circonscriptions homogènes anglophones avaient voté, en moyenne, à 51 % pour le PC et à 18 % seulement pour les libéraux. En 2024, cet écart a fondu comme neige au soleil, les progressistes-conservateurs et les libéraux récoltant cette fois respectivement 44 % et 38 % des suffrages. Aujourd’hui, seulement seize de ces circonscriptions sont représentées par les bleus.
En 2020, les dix-sept circonscriptions majoritairement francophones étaient dans l’opposition. Aujourd’hui, elles sont toutes au gouvernement. Le caucus de Blaine Higgs en 2020 comptait un seul francophone (Daniel Allain). Celui de Susan Holt en 2024 en compte dix-neuf.
Les francophones peuvent assurément célébrer cette victoire, mais les élus libéraux francophones devront faire preuve de modération s’ils veulent éviter l’éventuel retour d’un gouvernement progressiste-conservateur hostile à l’Acadie. Autrement dit, leur défi sera d’avancer les intérêts de l’Acadie sans pour autant aliéner la majorité anglophone.
Il convient ici de méditer sur l’approche de Louis J. Robichaud, aisément l’homme politique ayant le plus fortement contribué à l’avancement des intérêts politiques acadiens. On pourrait résumer cette approche ainsi : tempérer les gains substantifs pour les francophones par des défaites symboliques. D’un côté, donc, les gains substantifs : chances égales pour tous, l’Université de Moncton, la Loi sur les langues officielles. Mais de l’autre côté, des concessions symboliques. Robichaud défendait ainsi avec une vigueur ostentatoire l’Union des Maritimes, un projet évidemment contraire aux intérêts des Acadiens du Nouveau-Brunswick, mais tout aussi clairement condamné à l’échec. Similairement, Robichaud affichait publiquement une loyauté si impeccable à la monarchie britannique qu’il a fait adopter un drapeau du Nouveau-Brunswick d’inspiration britannique ne contenant aucune référence à l’identité acadienne. On pourrait multiplier les exemples.
Dans les régions majoritairement francophones du nord de la province, cette approche apparaît alambiquée, voire exotique. Dans le sud-est, au contraire, elle relève du gros bon sens (ce qui explique, selon moi, l’actuel dialogue de sourds concernant le changement de nom de notre université). Le moment n’est-il pas idéal pour enfin nommer cette approche, en évaluer les mérites et les limites, et en jauger la pertinence dans le contexte actuel ? n
* Professeur de sciences politiques, Université de Moncton.