Marjolaine Saint-Pierre. Sir Hormisdas Laporte

Marjolaine Saint-Pierre
Sir Hormisdas Laporte Homme d’affaires et maire de Montréal, 1850-1934
Québec, Septentrion, 2022, 185 pages

Marjolaine Saint-Pierre est biographe. Elle compte déjà quatre ouvrages à son actif. Sa passion consiste à exhumer la vie d’individus dont le souvenir a été enfoui sous une épaisse couche de négligence. Elle a fait sienne la belle formule de « remarquables oubliés » chère à Serge Bouchard. Le récit de la Grande noirceur ayant pulvérisé notre mémoire collective, le bassin qui l’alimente est, disons-le, proprement inépuisable. Sa plus récente trouvaille se nomme Hormisdas Laporte. Né en 1850, il a été épicier, homme d’affaires, conseiller municipal, maire de Montréal, membre du Conseil privé, honorable, sir, membre de la Commission de la charte de la ville de Montréal, époux, père et grand-père. Après une vie bien remplie, il décède en 1934, à l’âge vénérable de 84 ans.

Chose rare pour un Canadien français, Laporte est attiré par le monde des affaires. Dans les chapitres 2 et 3, la biographe présente la volonté d’un homme qui refuse de travailler en usine pour des salaires de misère. Afin d’améliorer sa formation, il s’inscrit à des cours du soir et il apprend l’anglais qui, aujourd’hui comme hier, est la langue des affaires. À force de travail et de détermination, il devient prospère et influent tout en se dévouant à de multiples et nobles causes. Dans le chapitre 4, Saint-Pierre dresse la liste de ses nombreux engagements « dans différentes associations et sociétés qui désirent être utiles à la nation canadienne-française et s’attaquer aux problèmes de la pauvreté, du chômage et du manque de scolarité qui freinent son développement » (p. 48). Jugeant que le Montreal Board of Trade ne faisait pas assez de place aux francophones, Laporte a participé à la fondation de la Chambre de commerce du district de Montréal. Il a été membre fondateur de l’Union Saint-Vincent, une compagnie d’assurances et il a été très actif dans la création de l’Alliance nationale qui deviendra l’Industrielle alliance, puis la Sauvegarde qui se fusionnera aux Caisses Desjardins. En 1900, il est au cœur de la fondation de la Banque Provinciale du Canada qui deviendra la Banque Nationale du Canada. Comme il lui restait un peu de temps, il a soutenu le projet de construction du siège social de l’Association Saint-Jean-Baptiste – ancêtre de la Société Saint-Jean-Baptiste – sur le boulevard Saint-Laurent. Notons que la plupart de ces organisations existent encore aujourd’hui. La démonstration est convaincante. Laporte était un homme d’affaires avisé et un ardent patriote.

Au tournant du siècle, il décide de plonger dans le monde de la politique municipale. La biographe consacre d’ailleurs quatre chapitres à ce sujet. De 1897 à 1904, Laporte est élu conseiller municipal, puis, de 1904 à 1906, il occupe le siège de maire de Montréal. On se demande d’autant plus ce qu’il allait faire dans cette galère qu’à l’orée du XXe siècle, Montréal n’était qu’un vaste panier de crabes et un tout aussi vaste nid à patronage ! C’est justement pour y mettre un peu d’ordre qu’il a décidé de s’impliquer dans le mouvement réformiste. Selon la biographe, malgré ses efforts, il a échoué lors de son passage à la mairie : « Ses réformes n’ont guère eu d’effets durables et il n’a pas réussi à éliminer la corruption administrative durant ses deux années de pouvoir » (p. 105). Il semble que les réformistes aient alors compris que la politique répondait à d’autres impératifs que ceux du monde des affaires.

Grâce à Marjolaine Saint-Pierre, je connais maintenant Hormisdas Laporte. Mais, une fois la biographie terminée, je ressentais un malaise, comme un sentiment d’inachevé. Tous les ingrédients pour enflammer mon imagination étaient présents. Je me disais que Laporte avait eu une vie passionnante, digne d’un héros balzacien. Ce n’est cependant pas ce que raconte cette biographie. D’abord parce que le style quelque peu télégraphique de l’auteure tranche singulièrement avec la vie trépidante de l’homme d’affaires. Mais mon étonnement s’est accru lorsque j’ai constaté que la biographe s’était appuyée très largement sur des sources secondaires au détriment des sources primaires, soit celles venant de Laporte lui-même ou de ses proches. Pourtant, dans la préface, on nous informe qu’elle a eu accès aux archives familiales. Or, le seul chapitre qui se fonde sur ces archives est le chapitre 8 qui a pour sujet un voyage que le couple avait réalisé en Europe en 1907. J’en conclus que Laporte a laissé très peu de documents sur lesquels la biographe aurait pu s’appuyer pour confirmer ses hypothèses.

L’absence de documentation, ou bien l’absence de référence à la documentation, explique sans doute les nombreuses zones grises qui meublent cet ouvrage. Pourquoi a-t-il choisi les affaires ? Quelles ont été les étapes de son apprentissage et les qualités qui lui ont permis de réussir ? Avait-il des mentors ? Qui ont été ses collaborateurs les plus proches ? Le monde des affaires est compétitif : est-ce que Laporte a eu des adversaires, voire des ennemis ? Si oui, lesquels ? S’il était riche, quelle était la nature de cette richesse, en argent, en actifs ? À sa mort, qui étaient ses héritiers, que leur a-t-il laissé ? En ce qui concerne la politique, pourquoi a-t-il choisi la scène municipale et non pas celle de Québec ou d’Ottawa ? Pourquoi s’est-il investi si longtemps dans l’avenir de la métropole ? Selon la biographe, Laporte aurait remarqué « l’influence du politique sur le commerce et sur le développement de la ville » (p. 81). C’est un peu court comme explication. Les lois adoptées par l’Assemblée législative avaient aussi une influence sur le commerce.

Par ailleurs, absorbé par ses affaires et la politique municipale, qu’est-ce qui le poussait, en plus, à s’investir dans nombre d’organisations et de causes ? À une époque où les déplacements et les communications étaient lents, comment un homme pouvait s’engager dans de si nombreuses activités ? D’où lui venait cette fabuleuse énergie ? Comment choisissait-il les causes qu’il appuyait ? Qui plus est, il y a un sujet qui est à peine abordé dans cette biographie : la religion. Je rappelle que nous sommes au début du XXe siècle, époque où la religion avait une énorme influence. Est-ce qu’Hormisdas Laporte avait la foi ? Assistait-il à la messe ? Quel type de relations entretenait-il avec l’Église et le clergé ? La biographe omet également de présenter les origines de sa pensée politique et économique. A-t-il été influencé par Honoré Mercier, Henri Bourassa, Raoul Dandurand, Lionel Groulx ou Édouard Montpetit ?

Au chapitre 9, Saint-Germain explique la raison pour laquelle Laporte s’est mérité le titre de « sir ». Durant la Première Guerre mondiale, soit en 1915, le premier ministre du Canada, le conservateur Robert Borden, le nomme à la Commission des achats du matériel de guerre. Formée de trois membres, cette dernière reçoit le mandat de rationaliser les achats du gouvernement pendant la guerre. Un an plus tard, Laporte en sera le président, poste qu’il occupera jusqu’en 1920. Voulant le remercier pour son travail et sa loyauté, Borden l’a recommandé au roi George V afin « qu’il soit décoré Knight Bachelor (Kt) et compagnon de l’Ordre du Bain, le troisième titre en importance du système honorifique britannique » (p. 130). Dans ce chapitre, la biographe réussit un véritable tour de force. Elle nous explique tout cela sans évoquer, ne serait-ce qu’en passant, ne serait-ce que par un appel de note, la crise de la conscription qui a alors déchiré le Québec ! On ne connait donc pas les réactions de l’homme d’affaires. A-t-il été tourmenté dans ses loyautés ? Comment a-t-il réagi en apprenant la mort, en 1917, de quatre personnes qui manifestaient leur opposition à la conscription à Québec ? D’une perspective politique, ne comprenait-il pas que cette crise allait avoir des effets dévastateurs pour le Parti conservateur, ce qui allait assurer la mainmise du Parti libéral sur le Québec pour des décennies ? Saint-Pierre se contente de révéler que Laporte était un partisan conservateur et un ami de Borden. C’est nettement insuffisant, surtout venant d’une biographe d’expérience.

Il y a donc une contradiction invalidant l’une des thèses de l’auteure. Alors qu’elle célèbre, à juste titre, l’importance du rôle de Laporte dans le Québec de cette époque, cette époque, justement, est pour ainsi dire absente de cette biographie, comme s’il avait vécu à l’écart de toute influence extérieure. Cette biographie est à l’image du portrait de la page couverture où Laporte apparaît déterminé, certes, mais également impassible, je dirais même isolé des malheurs du monde.

En définitive, je considère que cette biographie ne répond pas à plusieurs questions, à mon avis, importantes. La question est de savoir si les sources disponibles sont en mesure d’y répondre. Si oui, je me demande bien pourquoi la biographe ne les a pas utilisées. En revanche, si les sources ne le permettent pas, pourquoi n’a-t-elle pas jugé bon d’en informer le lecteur ? Cela dit, je ne dis pas que cette biographie ne vaut pas la peine d’être lue. Il faut tout de même remercier Marjolaine Saint-Pierre d’avoir arraché Hormisdas Laporte des limbes où notre mémoire ingrate l’avait relégué.

Martin Lemay
Essayiste