Extrait de l’ouvrage à paraître chez XYZ en octobre 2015
C’est une longue histoire que la mienne, c’est l’histoire d’un incessant désir de révolution, tissé à même les violentes émotions du refus de l’intolérable. Comme ils sont nombreux à le découvrir à leur tour, par d’autres voies et pour des raisons nouvelles qui s’ajoutent aux miennes, mon histoire séculaire est aussi celle des jeunes Québécoises et Québécois, quel que soit l’âge de leurs racines, quelle que soit leur illusion de vivre dans un monde tellement changé que la question nationale serait devenu désuète, que les libertés collectives ne seraient plus la source de leur liberté individuelle.
Il suffit pourtant de poser un regard attentif et critique sur l’état des sociétés occidentales, pour ne parler que de celles-ci, pour constater que les inégalités de richesse se creusent entre les peuples et entre les individus, que les mesures de sécurité déployées pour protéger les nantis restreignent gravement toutes les libertés individuelles, en augmentant la surveillance de chaque citoyen, en contrôlant ses utilisations du Web, ses échanges virtuels et ses réels déplacements. Ici comme ailleurs, en dépit de ses formes nouvelles, la domination et l’exploitation produisent les mêmes effets destructeurs, le même assujettissement, malheureusement trop souvent consenti.
C’est une longue histoire que la mienne. C’est l’histoire d’une lutte fondamentale pour la liberté nationale de s’autogouverner, une lutte toujours à recommencer, aucune victoire décisive ne l’ayant encore couronnée. Ce pourrait être, si mes jeunes compatriotes la prennent à bras-le-corps, l’histoire d’une révolution qu’ils auraient accomplie, plus vitale, parce que source de transformations significatives, que les révoltes sporadiques qui finalement les mènent trop souvent dans l’impasse et qui ne contribuent jamais à un changement radical de l’état de la société. Ce pourrait être l’histoire d’un projet unique, d’une possibilité tangible, d’une action à la fois résolue et pacifique ayant pour résultat prodigieux la naissance d’un Québec libre, indépendant, souverain, la naissance d’un pays bien à eux, à vivifier selon leurs objectifs concrets et leurs rêves démesurés. la naissance d’un pays riche d’une humanité aux qualités particulières autant qu’universelles.
Quelle jeunesse a aujourd’hui dans le monde occidental le pouvoir et la puissance de façonner un pays selon sa vision du monde et ses valeurs, à même un immense territoire, une langue internationale, une culture originale et créatrice d’œuvres fortes appréciées dans le monde ; à même une dynamique sociétale démocratique, riche de solides institutions politiques et culturelles, de quelques institutions économiques importantes ? Quelle jeunesse a aujourd’hui les moyens de s’approprier autant de richesses, historiquement et actuellement aux mains de puissances collectives et individuelles étrangères ? Quelle jeunesse a la chance d’avoir grandi dans une société capable d’accueillir des milliers de gens venus d’ailleurs, souvent malgré eux, et d’avoir reçu en héritage des valeurs d’ouverture pour leur tendre la main ?
C’est à l’évidence la seule et unique jeunesse québécoise, étudiante, travailleuse, entrepreneuriale.
La révolution est exceptionnelle, je le sais. Je sais aussi que le fait le plus inattendu et en apparence insignifiant peut la déclencher, qu’il suffit d’une étincelle révélatrice de la dépossession de son pouvoir d’orienter et de contrôler son destin pour éveiller la conscience d’un peuple et le soulever. Soulèvement qui suscite joie et enthousiasme, mystère de l’ébranlement soudain du désir de libération. Prise de conscience néanmoins difficile dans une société comme la société québécoise où la majorité de la population vit dans une relative aisance matérielle qui l’arc-boute sur le lénifiant discours dominant pour n’avoir pas à se confronter aux réalités négatives de son existence nationale. Profonde aliénation défavorable à toute prise de conscience de soi dans son unité et son indivisibilité.
Seule par conséquent la connaissance de ses causes historiques, lointaines et proches, peut révéler au peuple québécois les effets néfastes, pour ne pas dire funestes, de son impuissance séculaire à s’autogouverner selon ses propres conceptions du bien commun, notamment aujourd’hui en matières de culture, de communication et d’environnement. Partout et depuis toujours, ici et maintenant, la connaissance de l’histoire est l’assise principale de tout désir de révolution, son fer de lance le plus efficace. Je ne m’étonne donc pas que notre histoire nationale soit très peu et mal enseignée dans nos écoles, l’intérêt bien senti du système dominant l’interdisant.
Je suis née Canadienne française à Montréal, en 1935. Une bonne fée, penchée sur mon berceau, me gratifia du désir et du sens de la liberté. Objectif de toutes mes luttes, personnelles et collectives, depuis quatre-vingts ans. J’éprouve une immense fierté de n’avoir jamais, pas même un instant, déshonoré la valeur de ce don et l’exigence qui accompagne son respect.
Obligation de dignité qui m’a permis, comme Québécoise, de sentir dès mon enfance que j’étais d’une nation dominée et exploitée par un État étranger dont tous les gouvernements légiféraient en vue des seuls intérêts politiques, économiques et sociaux du Canada anglais, tous contraires aux besoins et aspirations de mon peuple, et de le refuser.
Obligation de dignité qui m’a fait éprouver avec souffrance dans toutes les fibres de mon être le mépris de ma langue et de ma culture par la population anglaise et anglicisée du Canada et du Québec. Population arrogante qui me demandait de « Speak white », jusque dans les rues à balayer, les chiottes à nettoyer, emplois qui m’étaient réservés. Ordre de « Speak white », effet oppressif entre tous de la domination et de l’exploitation. Il est à l’origine de ma résistance à toutes formes et manifestations de dénégation du droit et du pouvoir de ma nation de s’autogouverner de même qu’aux empiétements toujours plus nombreux sur ses juridictions exclusives, souvent avec la complicité du gouvernement québécois, comme c’est le cas actuellement avec le gouvernement Couillard dans son entreprise de démantèlement de la nation, comme l’historienne Lucia Ferretti le montre de façon détaillée dans tous les numéros de L’Action nationale parus depuis décembre 2014.
Je connais depuis longtemps la multitude des déterminations profondes et durables, d’ordre politique, économique et juridique qui, dans les différents cadres constitutionnels canadiens, ont marqué le destin de la nation québécoise d’une constante fragilité. En revanche, il y a à peine une trentaine d’années que je vois et comprends comment la société québécoise, à l’égal des autres sociétés occidentales, est en outre assujettie au processus galopant de la mondialisation.
Je vois opérer les mécanismes que ses gestionnaires mettent en place pour contrer les interventions de l’État dans l’économie nationale et nuire à l’action collective des mouvements politiques et sociaux. Je détecte tous les efforts qu’ils investissent dans la fabrication et la multiplication des intérêts particuliers, les opposant les uns aux autres, dans le déploiement de l’étendard des libertés individuelles.
L’objectif de la mondialisation, système non seulement totalisant mais totalitaire, étant la destruction de l’État national, son arme est la désagrégation de la spécificité de chaque culture, cet ancrage immémorial des peuples dans leur réalité particulière.
D’où les efforts de virtualisation du monde. Il est en effet et paradoxalement plus facile d’imposer l’impérialisme de la mondialisation du monde dans un monde qui a perdu le monde de vue.
Ce déni du réel est essentiellement le déni de la diversité des cultures puisque chacune est la plus puissante force d’intégration de toutes les formes et de toutes les fonctions de la vie sociale. Michel Freitag en a donné une définition que je partage : « La culture, c’est la synthèse de toute l’expérience humaine d’une société dans l’intégration et l’harmonisation de ses diverses expressions à travers les médiations d’une langue commune1 ». La culture, c’est en effet la création continue de la polyphonie des expressions de l’être d’un peuple, création toujours fondée sur l’exigence de sens qui ne peut naître que d’une expérience partagée, médiatisée par le recours à des références communes et spécifiques. Chaque nation a la sienne ; elle est le sein dans lequel naissent, se développent et s’épanouissent les multiples modes de vie, les savoirs et les savoir-faire, les arts et la littérature propres à chacune.
Déni de la diversité des cultures à combattre, en renforçant l’État national, dernier rempart contre l’uniformisation de l’humanité.
Ce qui explique que l’objectif majeur de la mondialisation soit la destruction de l’État national. La souveraineté de chacun est dès lors menacée. Plusieurs nations en prennent aujourd’hui conscience et luttent pour la défendre. Au Québec, nous devons encore l’acquérir. Obligation d’autant plus inévitable qu’elle s’inscrit dans le devoir de solidarité qu’ont désormais tous les peuples les uns envers les autres. Chaque lutte victorieuse d’une société nationale contre la mondialisation désagrégeante de son État est un facteur de libération pour toutes les autres.
Bref, l’enjeu primordial de nos luttes, quel que soit le front sur lequel nous engageons le combat, demeure aujourd’hui l’accession du Québec à l’indépendance politique et du peuple à la souveraineté nationale. Il n’y a aucun autre moyen d’assurer notre existence sur notre territoire et notre présence originale sur la scène mondiale.
Ce que je sais de science intime depuis mon enfance. Comme je sais que la révolution est possible. Elle dépend de la force de notre désir de renverser le mauvais cours du monde.
1 Michel Freitag, « Transformation de la société et mutation de la culture », numéros 2 et 3 de la revue Conjoncture, éditons coopératives Albert Saint-Martin, 1983.