État des lieux
Réfléchir est dangereux vis-à-vis de ce que j’appellerais l’anesthésie mentale généralisée. Parce que la réflexion favorise une plus grande conscience, un éveil […]. Cette conscience éveillée, enracinée sur les bases de vérité, de beauté et de liberté, a des conséquences sur la société, sur le domaine politique. Quand on cherche, en art, l’harmonie et l’équilibre, cela est inspirant pour le politique[1].
Gilles Tremblay, 2009
Les artisans québécois de la musique d’art ne s’intéressent pas au politique ; ou alors, c’est un secret bien gardé : on ne trouve à peu près aucune trace de leurs prises de position à cet égard sur la place publique. Pour d’autres disciplines artistiques, la situation est différente. Par exemple, la revue québécoise Liberté, qui aborde surtout les questions de société par la littérature et le cinéma, porte le sous-titre « art et politique ». Au moment de sa fondation en 1959, Liberté cherchait, notamment, à faire contrepoids au discours de la revue Cité Libre cofondée par un certain… Pierre Elliott Trudeau.
Lourd de ses traditions et attaché à un héritage bourgeois, ou simplement satisfait d’être l’interprète d’un langage universel dans un contexte altermondialiste de citoyenneté planétaire, le milieu de la musique d’art ne connaît pas ce type d’engagement[2]. Les artistes-compositeurs étant absents des revues critiques (tels que Liberté, Spirale et Argument), il ne faut pas s’étonner que les deux imprimés spécialisés en musique de concert distribués à Montréal[3], Circuit et La Scena Musicale, publient des textes unilingues anglais[4]. Dans La Scena Musicale (une troisième langue, pourquoi pas ?), on peut même retrouver une rubrique intitulée « Industry News », ce qui serait irrecevable pour d’autres artistes qui s’insurgeraient probablement – et avec raison – contre la colonisation de la pensée par la logique consumériste.
L’art se déploie dans l’espace public : il prétend contribuer à l’éducation, renforcer le tissu social, représenter une nation. L’art est, en soi, politique. C’est précisément pour cette raison que fut adoptée, au lendemain de la Deuxième Guerre, la Convention de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Son acte constitutif stipule :
Qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité[5].
Les États membres de l’UNESCO se sont ainsi engagés à fonder les conseils des arts et d’autres institutions en soutien à la culture. Pourtant, le risque était grand de voir ces institutions détournées de leur fonction première – contribuer à la paix – et devenir des outils de propagande au service du pouvoir. C’est ce qui s’est produit au Canada. Pierre Elliott Trudeau déclare en 1964 :
Un des moyens de contrebalancer l’attrait du séparatisme, c’est d’employer un temps, une énergie et des sommes énormes au service du nationalisme fédéral. Il s’agit de créer de la réalité nationale une image si attrayante qu’elle rende celle du groupe séparatiste peu intéressante par comparaison. Il faut affecter une part des ressources à des choses comme le drapeau national, l’éducation, les conseils des arts, les sociétés de diffusion radiophonique et de télévision, les offices du film[6].
Fort d’institutions mises à contribution, Trudeau n’a pas encouragé le respect entre les peuples du Canada comme le recommande l’UNESCO ; il s’est plutôt obstiné à nier leur existence, attisant lui-même les tensions sociales qui le conduisirent à promulguer, en 1970, les mesures de guerre[7]. Suite à la Crise d’octobre, le sociologue Fernand Dumont écrit :
Il y a cinq ans, beaucoup d’entre nous n’étions pas parvenus à la solution de l’indépendance : nous aurions considéré avec le plus grand intérêt un programme de réforme constitutionnelle. Si nous en sommes arrivés à la séparation, c’est que M. Trudeau et ses amis ont refusé de considérer que les questions que se posaient la plupart des Québécois pouvaient avoir quelque fondement[8].
Le Conseil des arts du Canada fut fondé en 1957 – et attendit son 40e anniversaire, en 1997, avant d’ajouter les mots « for the Arts » à son appellation anglaise « Canada Council[9] ». La Commission canadienne pour l’UNESCO est administrée par le Conseil des arts du Canada, une filiale de Patrimoine Canada[10], lui-même fondé au lendemain du référendum de 1995 en tant qu’organe de propagande du Canada fédéré – comme le fut avant lui l’Office national du film[11]. Patrimoine Canada n’a pas d’équivalent aux niveaux provinciaux et municipaux : il est le vaisseau amiral de la très politique culturelle canadienne qui considère « qu’un pays est souverain en matière de culture lorsqu’il dispose de la liberté nécessaire pour prendre les décisions qui s’imposent quant à son avenir culturel […][12]. » Conséquemment, le ministre du Patrimoine, duquel relève directement Patrimoine Canada, n’a pas à se gêner pour « prendre les moyens qui s’imposent » lorsque l’utilisation des fonds publics ne lui convient pas – comme l’a appris récemment, à ses dépens, le rappeur Manu Militari[13]. En revanche, le ministre semble bien content que Patrimoine canadien, impliqué dans le scandale de Minutes du Patrimoine, subventionne la revue québécoise Summum (« Le magazine no 1 pour hommes au Québec ») et le Festival militaire de Montréal en plus d’offrir gratuitement, à tout citoyen qui en fait la demande, des photographies de la Reine d’Angleterre.
Le Conseil des arts ne fait pas la promotion de l’identité du peuple québécois, mais celle d’une fiction juridique nommée « Canada ». Répéter aux minorités culturelles du Dominion qu’elles sont égales entre elles – comme le fait le Conseil – devient une façon de les empêcher de revendiquer quoi que ce soit et de consolider le pouvoir de la majorité du Canada anglais qui, en réprimant le nationalisme des autres, confirme le sien même. « Le Conseil des arts du Canada, engagé à respecter l’équité et l’inclusion, accueille les demandes provenant des diverses communautés autochtones, culturelles et régionales[14] » et contribue ainsi à faire oublier que jamais les Canadiens français (ni les Premières Nations, ni les Acadiens, ni les Métis du Manitoba), en tant que peuple, n’ont donné leur accord à aucune des constitutions britanniques adoptées de 1763 à 1982. Le néocolonialisme britannique que subit le Québec contredit de toute évidence l’esprit de la Convention de l’UNESCO.
Conséquences
La marginalisation de notre culture commune, la dissolution des liens sociaux et les incivilités qui en résulteront vont nous rappeler que le réel existe.
Et ça fera mal.
Et cette douleur sera notre chance et notre espoir[15].
– Bernard Émond, 2010
Dans le domaine de la musique d’art, notre condition néocoloniale et le désœuvrement auquel il conduit ont des répercussions certaines. En voici quelques-unes :
1. Le Québécois Nézet-Séguin jouant le deuxième violon à Sagard (2012) alors que Nagano, placé à la tête de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), reçoit 1,5 million de dollars – pour quinze semaines de travail[16] – sans qu’on exige de lui qu’il valorise les compositeurs québécois.
2. La lettre (demeurée morte) du compositeur Gilles Tremblay adressée « à Robert Rabinovitch, président de la Société Radio-Canada, et à l’Honorable Liza Frulla, ministre du Patrimoine canadien[17] » (2004), lettre dans laquelle Daniel Turp rapporte que :
Tremblay qualifiera de « véritable catastrophe » la création de la chaîne Espace musique et évoquera le « méli-mélo de dispersion mentale », la « mélasse culturelle » où ne subsistaient plus que « quelques oasis souvent placées aux moments de la journée les moins accessibles ».
Il condamnera aussi la disparition des émissions littéraires et artistiques, le départ de commentateurs et de journalistes compétents et, en définitive, la « destruction d’un patrimoine précieux témoign[ant] d’une insensibilité artistique inconcevable et d’une ignorance notoire du milieu[18] ».
3. La disparition du « Concours national des jeunes compositeurs » de la radio d’État (2009) et du « Prix international de composition de l’OSM » (2007), ce qui s’inscrit en toute logique avec les deux points précédant.
4. La nomination du chef d’orchestre Raffi Armenian au poste de directeur du Conservatoire de musique de Montréal (2008-2011) alors que cet homme n’a aucune estime pour la musique d’art québécoise et répète à qui veut l’entendre que nous n’avons pas de patrimoine national.
5. L’abolition des programmes « PromArt » et « Routes commerciales » du Conseil des arts du Canada (2008). Le conseil ne s’en cache pas : il oriente de plus en plus ses programmes vers la satisfaction des besoins de la population canadian plutôt que ceux des créateurs[19]. Dans ce contexte, soutenir les tournées internationales devient inutile.
Conclusion
Durant des années, nous préférions être un tel, ou tel autre, plutôt qu’être ce que nous sommes et que nous seuls pouvons être[20].
Paul-Émile Borduas, 1947
De plus en plus, il apparaît que la perspective de la musique d’art et celle du peuple québécois sont de faire face à la menace que représentent pour eux le multiculturalisme canadian et la culture de masse. La musique d’art, tout comme le peuple québécois, doivent parvenir à s’autodéfinir et accéder à un statut souverain sous peine de disparaître au profit du profit.
[1] Citation de Gilles Tremblay tirée de Daniel Turp, « Gilles Tremblay et le devenir musical du Québec : un homme d’idées, de convictions et de projet », Les Cahiers de la Société Québécoise de recherche en musique, vol. 12, no 1-2, Montréal, 2012, p. 83. Citation originale dans Réjean Beaucage, « Le rôle de l’artiste dans la société. Entrevue avec Gilles Tremblay », Cahiers Montréal/Nouvelles Musiques, Montréal, 2009, p. 11.
[2] Parmi les signataires de Refus Global (1948), on retrouve des peintres, des poètes, des danseuses, une actrice, un photographe, un médecin, mais aucun musicien.
[3] Outre les Les Cahiers de la Société Québécoise de recherche en musique, qui poursuivent une mission scientifique.
[4] Alors qu’une revue torontoise comme Musicworks ne publie aucun texte en français.
[5] Acte Constitutif, UNESCO
http ://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=15244&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html (consulté le 8 janvier 2013).
[6] Pierre Elliot Trudeau, « Fédéralisme, nationalisme et raison », À contre-courant. Textes choisis 1939-1996, Montréal, Stanké, 1996, p. 198. Texte tiré d’une conférence prononcée en 1964.
[7] L’armée fut de nouveau mobilisée en 1990 afin d’intervenir auprès d’un autre peuple minoritaire, Mohawk cette fois.
[8] Fernand Dumont, La vigile du Québec, Bibliothèque québécoise, Montréal, 2001 [1971], p. 199.
[9] « Les arts et la politique culturelle canadienne », Parlement du Canada, 15 octobre 1999
http ://www.parl.gc.ca/Content/LOP/ResearchPublications/933-f.htm (consulté le 8 janvier 2013).
[10] « Le conseil d’administration [du Conseil des Arts du Canada] rend compte de ses activités au Parlement par l’entremise de Patrimoine Canada. » Rapport annuel 2010-2011 sur la gouvernance du Conseil des Arts du Canada
http ://canadacouncil.ca/NR/rdonlyres/022EC873-B7A6-4440-BF20-78B55A22A0E4/0/Gourvernance201011.pdf (consulté le 8 janvier 2013).
[11] ONF, http ://www.onf.ca/historique/about-the-foundation (consulté entre le 8 janvier 2013).
[12] « Les arts et la politique culturelle canadienne », Parlement du Canada, op. cit.
[13] « Sur les réseaux sociaux, le ministre du Patrimoine canadien lui-même a effectué une charge à fond de train contre l’artiste et la décision de lui accorder des fonds. » Philippe Teisceira-Lessard, « Rappeur controversé : James Moore s’en mêle », La Presse, 30 juin 2012
http ://www.lapresse.ca/actualites/quebec-canada/national/201206/30/01-4539795-rappeur-controverse-james-moore-sen-mele.php (consulté entre le 8 janvier 2013).
[14] Conseil des arts du Canada
http ://www.canadacouncil.ca/ (consulté le 8 janvier 2013).
[15] Bernard Émond, « Le réel », Il y a trop d’images, Lux Éditeur, Montréal, 2011 [2010], p. 107.
[16] Guillaume Bourgault-Côté, « Le fédéral limitera-t-il le salaire de Nagano, Le Devoir, 13 septembre 2010
http ://www.ledevoir.com/politique/canada/296102/le-federal-limitera-t-il-le-salaire-de-nagano (consulté le 9 janvier 2013).
[17] Daniel Turp, « Gilles Tremblay et le devenir musical du Québec : un homme d’idées, de convictions et de projet », op.cit., p. 85.
[18]Ibid. Monsieur Turp mène le Mouvement Radio-Québec avec l’appui de Monsieur Tremblay
[19] Il s’inspire pour ce faire d’une étude de sa mère patrie britannique intitulée « What people want from the arts »
http ://www.artscouncil.org.uk/media/uploads/downloads/whatpeoplewant.pdf
http ://www.pressegauche.org/spip.php ?article12364
(consulté le 23 novembre 2012)
Suivant de près ce qui se passe au Conseil, la musicienne Louise Campbell nous informe : « La musique est perçue comme étant en bonne position relativement aux enjeux principaux, particulièrement du côté de l’intéressement du public. Faire de cet intéressement une priorité aidera le CAC [Conseil des Arts du Canada] relativement aux politiques internes du fédéral, puisque cela soulignera l’importance et le rôle du financement public des arts pour servir le public canadien. […] Bien que cela ne fasse pas partie du plan de changements, le CAC subit des pressions internes en vue d’évaluer strictement l’efficacité organisationnelle et l’utilisation responsable des fonds. Compte tenu de ces pressions et de la concurrence croissante dans l’obtention de financement, il est important de répondre rapidement et adéquatement aux lignes directrices. » Louise Campbell, « Le plan de changements du Conseil des Arts », Réseau canadien pour les musiques nouvelles, janvier 2013
http ://www.reseaumusiquesnouvelles.ca/fr/15th-edition-cnmn-bulletin/ (consulté le 1er février 2013).
[20] Paul-Émile Borduas, Écrits I, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1987, p. 275.