Noémie Halioua. La Terreur jusque sous nos draps

Noémie Halioua La Terreur jusque sous nos drapsParis, Plon, 2023, 252 pages L’époque sanglante de la Révolution française est loin derrière nous, mais une nouvelle Terreur s’abat en France et bien au-delà, atteignant les rives de l’Amérique. Elle ne tranche pas les têtes, mais castre les hommes et infantilise les femmes, et s’il n’y a […]

Noémie Halioua
La Terreur jusque sous nos draps
Paris, Plon, 2023, 252 pages

L’époque sanglante de la Révolution française est loin derrière nous, mais une nouvelle Terreur s’abat en France et bien au-delà, atteignant les rives de l’Amérique. Elle ne tranche pas les têtes, mais castre les hommes et infantilise les femmes, et s’il n’y a pas de nouvelle Place de Grève installée en plein cœur de Paris, la Terreur se diffuse dans les messageries, les rencontres au bar et les chambres à coucher. De nouveaux tribunaux sont érigés sur les réseaux sociaux et les procureurs de notre siècle déclament leurs accusations sur Facebook ou encore au Festival de Cannes. Si la déliaison des hommes et des femmes en résulte, c’est bien plus que la concorde sociale entre les deux genres qui souffre : c’est aussi l’amour qui devient l’objet des plus ignobles renoncements.

Noémie Halioua, journaliste française, veut décrypter dans son nouvel ouvrage, La Terreur jusque sous nos draps, le puritanisme qui pollue l’Occident et, dans une fort noble mission, « sauver l’amour des nouvelles morales ». Entre l’accusation des agressions et des viols du samedi soir, puis le rejet des histoires d’amour sincère, il n’y a qu’un pas : si les valkyries de l’affaire MeToo tiennent tant à déconstruire l’homme violent et violeur, c’est aussi pour décourager les femmes qui s’abaissent en tombant amoureuse du sexe opposé, fustigeant les relations hétérosexuelles. Même l’amour entre un homme et une femme serait le résultat de la domination masculine, une invention du patriarcat avec ses contes de fées et son Fifty Shades of Grey pour mieux assujettir un sexe faible.

La tâche est monumentale, mais l’auteur s’arme de son romantisme assumé pour déconstruire, non pas les hommes que l’on balance comme des porcs, mais les féministes qui s’attaquent plus largement au couple soi-disant normatif et hétérosexuel. L’essai est divisé en trois parties : la première, sur la politisation de l’intime et qui veut, comme le conservatisme autrefois, s’introduire jusque sous nos draps ; la deuxième, sur la pathologisation du sentiment amoureux et de son symptôme le plus dangereux : « l’emprise » des hommes qui voudraient abuser des femmes en amour ; et la troisième, sur la criminalisation du masculin et de son caractère forcément, universellement toxique, car il est bien connu « qu’un homme sur deux ou trois est un agresseur », comme l’affirme la militante Caroline de Haas.

Enfin, l’auteur sort des sentiers battus en abordant et célébrant trois couples qui, dans l’actualité, ont fait les manchettes pour leur non-conformisme malgré leur hétérosexualité et démontrant par-là que l’amour même entre un homme et une femme, loin d’être normatif, est toujours plein de nuances, se rattachant aux individus et non pas aux normes ou aux communautés. Nous ne sommes pas prêts à voir, dans un autre ouvrage, un écrivain saluer à la fois Emmanuelle Seigner et Roman Polanski, Tina Kunakey et Vincent Cassel ou encore, les plus sujets à moqueries, Brigitte et Emmanuel Macron.

L’essai nous permet de saisir le gouffre béant qui divise peu à peu hommes et femmes, d’ores et déjà en France, là où les idées folles d’amour courtois et de galanterie ont germé, et ont tant pris racine qu’elles se sont confondues avec le caractère national, jusqu’à colorer notre civilisation occidentale. Tout un millénaire avait vu la courtoisie se codifier et se raffiner à travers les strates sociales pour qu’enfin ces gestes et ces hommages deviennent les plus grandes cibles dans le pays qui les a vus naître. C’est pourtant la France – et les hommes français – qui ont passé des siècles à réparer le déshonneur fait aux femmes, celles qui, depuis la nuit des temps, s’abandonnaient à l’amour et aux risques qui accompagnaient cette chute. C’est Chrétien de Troyes et son roman courtois, c’est Louis XIV et le règne de la politesse à la cour, c’est Ronsard, Marbeuf, Molière, Marivaux qui, avec leur théâtre et leurs poèmes ont fait la belle part au courage des femmes amoureuses, c’est aussi Rostand et son Cyrano qui illuminèrent la Belle Époque, jusqu’au cinéma, plus près de nous, de Truffaut et sa folle Fanny Ardant dans La Femme d’à côté. Si la galanterie française ne pouvait pas garantir l’égalité entre les hommes et les femmes, du moins cherchait-elle à harmoniser et à adoucir leur coexistence, puis pouvait-elle promettre que les hommes et les femmes pouvaient souffrir équitablement en amour. Quel champion porte aujourd’hui la défense de cette grande aventure à l’ère de la troisième vague féministe, de Tinder et d’Only Fans ?

Halioua fait mouche en observant qu’il y a « une chasse aux sorcières menée par des staliniennes à jupons qui victimisent les femmes pour mieux saboter les relations amoureuses entre les sexes ». Sans le dire explicitement, Halioua fait comprendre aussi que ce combat divise les femmes entre-elles. Désormais, « une femme qui jouit [grâce à un homme] est une femme qui collabore » avec l’ennemi et qui nécessite une rééducation. On cherche à nous faire croire, en crachant sur tous les référents classiques, que « si l’amour entre l’homme et la femme fait mal, c’est parce qu’il serait le produit d’un ordre établi qu’il faudrait renverser. Si l’amour est douloureux, c’est parce qu’il serait un instrument d’assujettissement des femmes ». C’est ainsi, pour sortir de cette vicieuse économie d’exploitation, que les femmes devraient s’extraire des relations hétéronormatives, préférer la vie lesbienne ou célibataire avec un chat, ayant tout leur temps pour se vautrer dans cette prolifération des livres consacrés au self-development. Paresseuse et lâche, toute une génération n’ayant rien connu des preux chevaliers et des amours épiques se fait actuellement tenter par le pire des péchés, celui du désespoir qui consiste à « renoncer au meilleur pour ne pas subir le pire ». L’auteur cite même une étude de 2019 au Wall Street Journal, qui veut que pour un quart de l’humanité, il vaille mieux regarder Netflix que de faire l’amour.

Aujourd’hui au XXIe siècle, devant les hommes de bonne volonté, mais épuisés, c’est peut-être bien au tour des femmes réfractaires comme Noémie Halioua de louanger l’amour, cette chose à la fois irrationnelle et extasiante, un point de fuite qui finit, pour citer l’auteur, « en ultime refuge de la liberté » dans un monde qui ne s’est jamais pensé aussi libertaire, qui n’a jamais été aussi obsédée par la gestion des risques, et qui pourtant n’a jamais autant interdit, et qui ne s’est jamais autant dérobé à l’aventure de l’amour. L’auteur fait entrevoir, aussi, un combat pour l’amour qui, pour une rare fois, fait naître une sororité ; la gent féminine y a toujours été bien peu susceptible – la fraternité entre les hommes nous fut un mirage enviable et inaccessible –, mais il est une armée d’amoureuses qui, pour citer Jeanne Moreau, éternelle amante, diront que « la liberté, c’est de pouvoir choisir celui dont on sera l’esclave ».

Mélanie C. Dancause

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