Professeur de philosophie, cégep de Limoilou
l’âme infuse partout, depuis le milieu jusqu’aux extrémités, et enveloppant le monde circulairement, introduisit, en tournant sur elle-même, le divin commencement d’une vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite des temps – Platon
Dans son ouvrage La naissance de la tragédie grecque, son premier, Nietzsche propose une analyse du grand principe à l’œuvre dans la tragédie, tel qu’il le conçoit, de la dialectique entre l’apollinien et le dionysien. Nous aimerions démontrer que cette thèse peut également nourrir une lecture des rapports entre la société et l’autorité constituée.
Pour rendre compte des émotions complexes et des règles d’action que les deux concepts mettent de l’avant, il est utile de reprendre le procédé métaphorique de l’auteur. Nous retiendrons du dionysien qu’il symbolise la joie libératrice, le printemps dans l’ordre de la nature, l’ivresse et la fusion[1], alors que l’apollinien guide la démarche artistique, il représente le plaisir de l’apparence et de l’achèvement. Pour Nietzsche, « […] c’est l’effet le plus immédiat de la tragédie dionysienne que les institutions politiques et la société, en un mot les abîmes qui séparent les hommes les uns des autres, disparaissent devant un sentiment irrésistible d’identification qui les ramène au cœur de la nature[2] », alors qu’« Apollon veut apaiser les individualités précisément en les séparant, en traçant entre elles des lignes de démarcation dont il fait les lois du monde les plus sacrées, en exigeant la connaissance de soi-même et de la mesure[3] ». En somme, une bonne tragédie manifeste la figure de Dionysos dans le langage d’Apollon. C’est cette séparation qui est au cœur du tragique ; c’est cet usage qui définit la maîtrise artistique.
On pourrait transposer cette idée dans le domaine politique, dans le sens où son tragique particulier pourrait être, entre autres, la déception qu’impose la mesure formelle des institutions au « sentiment de puissance » associé à la participation et à l’agitation[4]. Voilà, en tous les cas, le problème au cœur de la philosophie politique : sur quoi fonder une critique rationnelle des institutions ? On trouve bien ce thème exploité dans la tragédie de Sophocle, Antigone, où le zèle excessif de Créon, dans sa défense de la raison d’État, est finalement condamné par le coryphée[5]. Quelque part entre le pessimisme politique du roi de Thèbes et la dévotion rituelle d’Antigone, entre la crispation du pouvoir et une forme de dionysisme débridé, comme l’antisémitisme pour Arendt et Sartre[6], ou l’ivresse criminelle chez Claudel[7], par exemple, il faut, à un moment ou à un autre, entre le malheur des uns, le plaisir des autres et la nécessité du gouvernement, parfois repenser les règles communes.
Sur ce problème, il s’en trouve plusieurs pour formuler des solutions définitives. On pense spontanément au marxisme, pour lequel les institutions doivent être organisées dans l’horizon de la pleine réalisation des désirs humains[8] et pour lequel la transformation du monde doit prendre le pas sur son interprétation. En fait, ce sont tous les « ismes » qui présentent un parti pris à l’égard de la façon dont on doit ordonner le monde. Dans ce contexte, les institutions sont conçues pour servir la « validité » de l’ordre préfiguré, pour reprendre l’expression de Weber[9].
Sans constituer directement une défense pour l’un ou l’autre de ces « ismes », le présent article veille à établir, grâce à la réflexion de divers auteurs, une certaine perspective sur l’ordre politique, condition d’une critique des institutions.
Le centre et la périphérie
Du mouvement, apollinien dirait-on, qui vise à désigner l’ordre du monde, on peut affirmer qu’il suppose un centre à partir duquel cet ordre se déploie, un noyau qui en permette l’articulation. C’est vrai pour le discours, pour l’idéologie, pour la vie… et ce l’est aussi pour la société.
En réfléchissant sur cette dernière, nous retenons un usage à géométrie variable qui répond de la définition suivante : la communauté considérée comme un tout organique. En fait, ce qui nous intéresse dans un premier temps n’est pas d’atteindre une définition toujours valable de ce qu’elle est, puisque de toute façon l’idée du tout précède son analyse, mais de réfléchir au rapport entre le centre et la périphérie, de façon générique, dans le domaine des relations sociales.
Il n’est pas non plus question ici d’une centralité géographique, bien qu’elle en soit une manifestation, mais davantage du centre comme phénomène symbolique et pratique constituant la structure des occupations, des rôles et de la déférence à l’intérieur d’un réseau d’institutions. C’est encore le sociologue Edward Shils qui l’exprime le mieux : « il s’agit d’un centre parce qu’il est en lien étroit avec ce que la société considère comme étant sacré ; il s’agit d’un centre parce le système de valeurs et de croyances est endossé par ceux qui dirigent la société[10] ». L’autorité du centre est coordonnée avec le système de valeurs et de croyances, ce qui confère à l’ordre social institué un caractère sacré qui commande soumission et obéissance. Le centre attire, par désir de créer, ou plutôt, de coordonner, de détenir une part de l’autorité qui suscite le sacré. Sinon, les membres de la société acceptent et reconnaissent normalement la « validité » de l’ordre.
On doit admettre pourtant (qu’est-ce sinon que la « crise de l’autorité ?) que le sacré tend à disparaître, y compris son reste de dimension symbolique, dans les sociétés occidentales. C’est aujourd’hui un lieu commun. Néanmoins, l’ordre et le système de valeurs se sont maintenus, enracinés profondément dans le cœur des gens. La masse que nous formons est demeurée relativement disciplinée depuis l’avènement du monde moderne. Pour certains, les crises sociales que l’on voit poindre un peu partout, ici, en Amérique et en Europe, laissent entrevoir ce paradoxe. L’ordre existant ne tiendrait qu’à un fil. D’autre part, la créativité, le côté ludique et festif des nouvelles formes de la contestation font croire à une sorte de résurgence du dionysien. Peut-être aussi que la centralité se retire au profit d’une valorisation de la vie en périphérie, de l’existence marginale. Cependant, comme l’indique Shils, « chez les plus sensibles, les plus alertes, la distance vécue par rapport au centre […] s’accompagne de la conscience très vive d’être “en dehors”, du sentiment douloureux d’être exclu de la zone vitale qui entoure le centre de la société (vecteur du “centre de l’univers”)[11] ». Même si le marginal doué s’assume en tant que paria, le style de vie caractéristique de cette zone vitale exerce constamment une fascination et une influence sur lui.
Le saint et le sacré
Le sacré échappe donc à la périphérie. Elle est en quelque sorte le terreau dionysien du politique, le lieu d’où surgissent les prophètes. La vie n’y est pas pénétrée de l’ordre immanent que diffusent les institutions. On y attend la transcendance, la sainteté. On peut dire d’elle qu’elle n’a pas d’histoire, sauf une : celle qui témoigne de son émergence en un centre autonome. Le récit exemplaire de ce destin heureux se trouve en filigrane dans le texte où converge une part importante de l’humanité, celui de l’histoire biblique. L’étude critique que propose Mario Liverani dans son ouvrage La Bible et l’invention de l’histoire permet de mieux comprendre la constitution de l’ordre, des institutions et du sacré à partir de l’expérience originelle du peuple juif, dans son rapport à la centralité palatiale.
L’histoire des Juifs débute dans un pays qui se distingue par sa marginalité et son peu de ressources naturelles, un pays qui, pourtant, a joué un rôle majeur pour une grande partie du monde. « Cette contradiction, affirme Liverani, est due à la capacité extraordinaire qu’ont eue ses habitants de conjuguer paysage et mémoire : et de charger ainsi leur terre de valeurs symboliques qui furent ensuite, entre dispersion et recentrement, éloignement et retour, largement répandues hors du territoire lui-même[12] ». À la différence d’autres peuples, les Israélites ont lié valeurs symboliques et histoire. Cette histoire, que réaniment périodiquement les prophètes dans le cours de son Antiquité, est celle d’une promesse et d’une alliance entre le peuple et son dieu, une histoire « toute mentale ». Le pays hébreu a ses lieux de mémoire, métaphores du déroulement de l’alliance, mais son dieu n’y habite pas : Yahvé n’est pas un Baal, il est transcendant. C’est la raison pour laquelle la Palestine est une terre sainte et historique, plutôt qu’une terre sacrée.
On peut dire que l’innovation de la religion juive a justement trait aux idées de transcendance et de sainteté. Pour les comprendre, il faut renoncer à la mythique opposition entre le sacré et le profane, car le profane peut être pénétré de la sainteté transcendante. Dans le judaïsme, « le profane n’est pas, en fait, le monde séculier, en son quotidien, naturel ou culturel, mais c’est l’impureté éprouvée par la créature pécheresse devant YHWH »[13]. Il s’agit donc, pour être en présence de Dieu, de se purifier. Dans le cas du prophète Ésaïe, par exemple, la purification nécessitera l’intervention des séraphins[14] :
L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé. Sa traîne remplissait le Temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. Ils avaient chacun six ailes : deux pour se couvrir le visage, deux pour se couvrir les pieds et deux pour voler. Ils se criaient l’un à l’autre : « Saint, saint, saint, le SEIGNEUR, le tout-puissant, sa gloire remplit toute la terre » ! Les pivots des portes se mirent à trembler à la voix de celui qui criait, et le Temple se remplissait de fumée. Je dis alors : « Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le roi, le SEIGNEUR, le tout-puissant ». L’un des séraphins vola vers moi, tenant dans sa main une braise qu’il avait prise avec des pinces sur l’autel. Il m’en toucha la bouche et dit : « Dès lors que ceci a touché tes lèvres, ta faute est écartée, ton péché est effacé ». J’entendis alors la voix du Seigneur qui disait : « Qui enverrai-je ? Qui donc ira pour nous ? » et je dis : « Me voici, envoie-moi[15] ! »
C’est donc en périphérie qu’on rencontre les séraphins aux trois paires d’ailes, ou Dionysos en costume d’Orient. C’est pareil. Mais tentons de comprendre ce qui se cache derrière cette idée. Tentons de comprendre l’histoire derrière l’histoire.
Rappelons d’abord que la Palestine est soumise à la domination de l’Égypte pendant 300 ans, de 1460 à 1170. Il s’agit d’une domination parfois directe, et souvent indirecte par l’entremise de « petits rois » locaux, « serviteurs » du Pharaon et soumis au tribut. Ces rois sont continuellement aux prises avec les ennemis de l’ordre, ceux qu’ils appellent les « ’abiru ». Ils exercent l’autorité à partir de leur capitale, typiquement, une ville entourée de remparts et centrée autour du palais, située au cœur d’un canton agricole d’un rayon d’une dizaine de kilomètres et entourée d’ « […] une périphérie plus lointaine de hautes terres ou de steppes pour l’élevage et la transhumance »[16]. À l’époque, le pays cananéen est scindé en deux sociétés, la plus nombreuse (80 %) est formée par les agriculteurs et les pasteurs regroupés dans de petits villages, et l’autre est constituée par les « hommes du roi », ceux qui travaillent à l’administration, dans les temples et dans l’armée. Malgré cette disproportion, « […] la centralité politique et culturelle du palais est indubitable […][17] ».
L’affirmation progressive de l’autorité palatiale et la centralisation politique et économique qu’elle va entraîner vont modifier cette structure sociale, surtout pour la société rurale majoritaire. En fait, l’abandon de territoires agricoles et de villes dans les régions bordant le désert va approfondir la division entre la population pastorale, qui verra son territoire de production et son autonomie s’accroître, et la population agricole, entraînée par le palais. Pour cette dernière, la centralisation est corrélative à sa plus grande servitude, à son endettement sous la pression économique et les demandes accrues du palais. Cette situation va rapidement dégénérer en crise sociale, en désertion, au point où on voit se multiplier « […] les cris d’alarme lancés par les rois des cités cananéennes contre les activités et les turbulences des ’abiru : le terme finit même par perdre sa connotation technique de “fugitif” pour devenir synonyme d’“ennemi”, avec les connotations négatives de “hors-la-loi”, “rebelle à l’autorité légitime”[18] ». La dureté de la répression aura pour conséquence de détourner la sympathie de la population au profit de ces ’abiru.
À cette crise, il faut ajouter les importants changements climatiques qui culminent au XIIe siècle. La désertification de l’Arabie, de la Lybie et des Balkans entraînent d’importants mouvements de population. Pour la Palestine, il s’agit de l’invasion des peuples de la mer, dont sont issus les Philistins, arrivés d’Europe. Les guerres qui s’ensuivent provoquent la destruction des palais, et par le fait même, l’anéantissement de l’institution palatiale. L’Égypte résistera au prix d’une diminution de sa puissance et de son influence, l’empire hittite, au nord, disparaîtra, et la terre de Canaan se libérera de l’emprise des deux colosses. À partir de cette époque, ce sont les groupes de pasteurs qui forment la pierre d’assise du nouvel équilibre sociopolitique en Palestine, depuis les hautes terres entre la côte et la Transjordanie. L’éclipse du palais a donc pour contrepoint le renforcement de la tribu pastorale. Les villages s’organisent désormais autour d’elle[19].
C’est la descendance commune qui unit la tribu proto-israélite, ses membres sont réputés partager un « père » (Abu) commun. La tribu de Raham, par exemple, est liée par filiation à Abu-Raham. Il s’agit, dans tous les cas, d’une appartenance symbolique, d’un mode d’intégration, comme le souligne Liverani, puisque les tribus de Palestine finissent historiquement par assimiler les ’abiru. De l’origine pastorale du nouvel ordre[20] va subsister, longtemps après, le folklore et la figure emblématique du berger. De l’élément fugitif viendra vraisemblablement la désignation nationale : les Hébreux.
Cette société d’origine tribale formera ultimement une organisation institutionnelle que Liverani qualifie d’« État ethnique », par opposition au modèle de la cité-État, qui subsiste à l’époque sur la côte méditerranéenne. Il indique :
Dans sa conception idéale, originelle, l’État ethnique n’a guère besoin d’un support urbain et administratif, puisqu’il trouve sa cohésion dans la structure familiale et tribale de la société, dans son organisation plus égalitaire que hiérarchisée. S’il existe donc une forme de direction – qui ne peut pas ne pas exister –, celle-ci sera occasionnelle (en cas de guerre par exemple) plutôt que permanente, charismatique plutôt qu’héréditaire, fondée sur les structures familiales plutôt qu’administratives[21].
Pour diriger l’État ethnique, il faut un chef charismatique. Dans le cas d’Israël, c’est Saül qui, le premier, aura ce rôle. Il fonde en effet le premier royaume entre Sichem et Jérusalem vers l’an 1000[22]. À ce qu’on en sait, il est un « chef » avant d’être un roi. La Bible atteste son caractère charismatique : « Samuel aperçut Saül. Aussitôt le SEIGNEUR lui souffla : “Voici l’homme dont je t’ai dit : C’est lui qui tiendra mon peuple en main” »[23]. Et si elle fait la chronique de sa puissance et de sa vocation initiale, elle n’est pas en reste pour décrire sa chute, qui, comme celle de nombreux autres chefs charismatiques, sera aussi vertigineuse que sa montée. Ce seront les rois David et Salomon, à sa suite, qui donneront les frontières les plus étendues au royaume juif. Cependant, note Liverani, « […] l’extension territoriale n’est pas accompagnée d’une consolidation institutionnelle adéquate. Il y a une sorte de fluidité sociopolitique, conséquence de la primauté de l’élément tribal sur l’élément urbain et citadin. Plusieurs faits le révèlent : successions violentes, interventions de prophètes, rôle de l’assemblée, constructions modestes, rejet des structures fiscales et administratives, particularisme tribal récurrent […] »[24]. La suite de l’histoire, de la décadence du royaume jusqu’à l’exil, appartient aux prophètes. Ce sont ces derniers qui engendreront des « communautés d’espoir »[25] assurant le lien entre le royaume de David et la restauration à venir.
La domination charismatique
Weber définit le prophète comme « […] un porteur de charismes purement personnel qui, en vertu de sa mission, proclame une doctrine religieuse ou un commandement divin[26] ». De façon générale, la légitimité du pouvoir se mesure au charisme en périphérie. Il y a une attente et une reconnaissance de l’autorité qui commandent ce que Weber appelle la « domination charismatique », antithèse de la légitimité constitutionnelle :
[…] dans le cas de la domination statutaire, on obéit à l’ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté, et aux supérieurs qu’il désigne, en vertu de la légalité formelle de ses règlements et dans leur étendue […]. Dans le cas de la domination charismatique, on obéit au chef en tant que tel, chef qualifié charismatiquement en vertu de la confiance personnelle en sa révélation, son héroïsme ou sa valeur exemplaire, et dans l’étendue de la validité de la croyance en son charisme[27].
Pour le centre, les occupations et les rôles sont liés à la logique administrative, alors qu’en périphérie, « il n’y a pas d’“autorité constituée” établie, mais seulement, dans les limites […] du charisme propre, des émissaires mandatés charismatiquement[28] ». La périphérie génère des institutions, mais elles doivent se justifier en accord avec les pouvoirs transcendants dont font état ses délégués.
L’autorité du charisme n’est ni rationnelle, ni constante, ce qui n’empêche pas qu’il y ait une certaine économie, ou plutôt, une certaine perpétuation de la périphérie. Dans le vocabulaire de Weber, on parlera de « routinisation ». Son problème principal concerne la succession du personnage charismatique, qui se pose dans un contexte de tension entre traditionalisation (signes distinctifs), légalisation (technique de sélection) et désignation (postulat de l’unanimité). C’est le vieil oracle de guerre, rappelle Weber, qui a désigné Saül. Le charisme personnel peut faire défaut au successeur du chef, mais, avec la routinisation, le concept de « grâce divine » (charisma) change de signification et ne dépend plus de la reconnaissance directe. Celui qui manque de charisme personnel et qui aspire à la domination charismatique doit cependant être un héritier.
Le Tibet du catholicisme
Au Québec, la foi catholique a longtemps assuré les fondements de la légitimité. Il faut dire que les structures et les institutions politiques y ont été conçues de l’extérieur, dans un but hostile à la réalité nationale. C’est sans doute pourquoi le « prince » des Canadiens français était le cardinal Léger plutôt que le premier ministre St-Laurent. Or, la structure de l’Église répond de la domination charismatique et consacre sa routinisation. Pour le catholique, l’avènement de l’Église marque la fin des prophètes et le règne de l’exégèse. Dieu a TOUT dit en Jésus, et le charisme de l’Esprit saint vit désormais dans le temps de l’Église, il est uni à elle, comme le réitère la Constitution dogmatique promulguée par Paul VI durant le Concile Vatican II :
L’Église, dont le Saint Concile expose le mystère, est reconnue dans la foi, comme indéfectiblement sainte. En effet, le Christ, Fils de Dieu, qui avec le Père et le Saint-Esprit est proclamé “le seul Saint”, a aimé l’Église comme épouse et S’est donné pour elle afin de la sanctifier. Il l’a unie à Lui comme son corps, et l’a remplie du don de l’Esprit Saint, à la gloire de Dieu[29].
Pour le peuple canadien-français, animé et ordonné par L’Église, le sacré était partout, et la sainteté, dans son ouverture prophétique, relevait de l’interprétation exclusive de la hiérarchie épiscopale. Dans le nouveau langage conciliaire :
Le Christ Seigneur, pour paître et accroître toujours davantage le peuple de Dieu, a établit dans son Église divers ministères qui tendent au bien de tout le Corps. En effet, les ministres qui sont revêtus d’un pouvoir sacré, servent leurs frères afin que tous ceux qui appartiennent au Peuple de Dieu et qui par conséquent ont une vraie dignité chrétienne tendent librement et de façon ordonnée vers le même but et parviennent au salut[30].
Dans l’interprétation de notre histoire depuis la Nouvelle-France, on note toutefois l’empreinte de la tradition prophétique de l’Église, avec ses héros charismatiques, sur la conscience nationale. En un sens, la première a irrigué la seconde. Qu’on songe aux historiens religieux qui ont donné corps au récit national, depuis Jean-Baptiste-Antoine Ferland et Henri-Raymond Casgrain jusqu’à Lionel Groulx au début du dernier siècle…[31] il faut relire le passage des mémoires de René Lévesque où il est question du nationalisme « tout neuf » des frères enseignants qui débarquaient en Gaspésie dans les années 1930. Bien qu’il ait voulu sortir le peuple québécois de la domination charismatique en assurant sa transition vers la légitimité constitutionnelle[32], la grâce de ce dernier était en partie redevable aux méditations de ces prédécesseurs. Son échec a été aussi celui d’une conscience périphérique travaillée par ces historiens, incapable de s’ériger en un centre susceptible d’une force d’attraction satisfaisante.
Depuis le passage à la modernité rationnelle, concomitant au déclin de la croyance, au Québec, l’histoire se fait sans la mémoire. Dans la mesure où on n’a pu fonder, à partir de la liberté nouvelle, une réalité politique nouvelle, l’ordre politique et constitutionnel a prévalu. Pour les résistants, une des tâches consiste à ranimer cette conscience périphérique, à donner forme au dionysien, car entre le « Tibet du catholicisme » et le Québec actuel, quelque chose s’est perdu.
[1] p. 51 : « Que ce soit par la puissance du breuvage narcotique dont tous les hommes et tous les peuples primitifs parlent dans leurs hymnes, ou par la force despotique du renouveau printanier pénétrant joyeusement la nature entière, ces exaltations dionysiaques s’éveillent en entraînant dans leur essor le sujet jusqu’à l’anéantir en un complet oubli de soi-même ». NIETZSCHE F. (1994). La Naissance de la tragédie grecque, Librairie générale française : Paris, p. 51.
[2]Ibid., p. 78.
[3]Ibid., p. 92.
[4] Cf. Couillard, Simon (2013). « La revendication « citoyenne » et la crise sociale : actualité et limite d’un modèle », L’Action nationale, janvier 2013, no 01, ISSN-0001-7469.
[5] « La sagesse est de beaucoup la première des conditions du bonheur. Il ne faut jamais commettre d’impiété envers les dieux. Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort, et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages ». SOPHOCLE (2007). Antigone, traduction de Paul Mazon, Gallimard : Paris, p. 67.
[6] « Incapable de comprendre l’organisation sociale moderne, il a la nostalgie des périodes de crise où la communauté primitive réapparaît soudain et atteint sa température de fusion ». SARTRE, J.-P. (1954). Réflexions sur la question juive, Gallimard : Paris, p. 35.
[7] « Il ne s’agissait guère de raison au beau soleil de ce bel été de l’An Un ! Que les reines-Claude ont été bonnes, cette année-là, il n’y avait qu’à les cueillir, et qu’il faisait chaud ! Seigneur ! Que nous étions jeunes alors, le monde n’était pas assez grand pour nous ! On allait flanquer toute la vieillerie par terre, on allait faire quelque chose de bien plus beau ! On allait tout ouvrir, on allait coucher tous ensemble, on allait se promener sans contrainte et sans culotte au milieu de l’univers régénéré, on allait se mettre en marche au travers de la terre délivrée des dieux et des tyrans ! C’est la faute aussi de toutes ces vieilles choses qui n’étaient pas solides, c’était trop tentant de les secouer un petit peu pour voir ce qui arriverait » ! CLAUDEL, P. (1911). L’otage, Gallimard : Paris, p. 90.
[8] « […] dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique ». MARX, K., ENGELS, F. (1982). L’idéologie allemande, Éditions sociales : Paris, p. 94.
[9] « L’activité, et tout particulièrement l’activité sociale, et plus spécialement encore une relation sociale, peut s’orienter, du côté de ceux qui y participent, d’après la représentation de l’existence d’un ordre légitime. La chance que les choses se passent réellement ainsi, nous l’appelons ‘’validité’’ de l’ordre en question ». WEBER M. (1971). Économie et société, tome 1, Plon : Paris, p. 30.
[10] SHILS, E. A. (1975). Center and Periphery : Essays in Macrosociology, University of Chicago Press : Chicago, p. 4.
[11]Ibid., p. 13-14.
[12] LIVERANI, M. (2008). La Bible et l’invention de l’histoire, Gallimard : Paris, p. 31.
[13] ABÉCASSIS, A. (1987). La pensée juive : 2. De l’état politique à l’éclat prophétique, Librairie générale française : Paris, p. 116.
[14] « Séraphins » signifie « brûlants ». Ce sont des êtres mystérieux, mi-hommes, mi-serpents.
[15] Ésaïe 6, 1-9.
[16] LIVERANI (2008), op. cit., p. 32.
[17]Ibid., p. 48.
[18]Ibid., p. 56-57.
[19] Il y a deux phases de consolidation des villages après l’époque palatiale : « La première phase (XIIe-XIe siècle) se caractérise dans les zones semi-arides par des campements de bergers […] avec des sites « en ellipse » dont les maisons, longues et étroites, sont disposées en cercle autour d’un espace central vide, comme si ces hameaux avaient hérité de la disposition typique des tentes de nomades […]. Dans la seconde phase (XIe-Xe siècle), les sites présentent un plan toujours ovoïdal, mais sont solidement construits, avec des maisons “à piliers” […] tout autour de l’aire centrale vide ». Ibid., p. 87.
[20] Éventuellement, de la grande fédération tribale, de la « ligue des douze tribus ».
[21] Ibid., p. 114.
[22] « Ce que nous savons du règne de Saül correspond bien à ce théâtre géographiquement circonscrit, et à un leadership de caractère charismatique. ». Ibid., p. 133.
[23] 1 Samuel 9, 17-18.
[24] LIVERANI (2008), op. cit., p. 155.
[25] Cette idée emprunte aux modes de pensée et d’action prophétiques dont traite le professeur Cornel West, qui « […] consistent en luttes de principe de longue durée contre des formes de désespoir personnel, de dogmatisme intellectuel (que nous assimilons au sacré institutionnel) et d’oppression sociale et économique qui engendrent des communautés d’espoir ». WEST, C., GLAUDE, E. S. (2003). African American Religious Tought : An Anthology, Westminster John Knox Press : Louisville, p. 1037.
[26] WEBER (1971), op. cit., p. 464.
[27]Ibid., p. 222.
[28]Ibid., p. 255.
[29] L’Église, Constitution dogmatique, chapitre 5, 39. Traduction publiée par l’Osservatore Romano, dans son édition hebdomadaire en langue française, le 18 décembre 1964 et reproduite par les éditions Fides, à Montréal, en 1965.
[30]Ibid., chapitre 3, 18.
[31] Pour une critique du caractère clérical de l’histoire nationale, Cf. GAGNON, S. (1978). Le Québec et ses historiens de 1840 à 1920 : La Nouvelle-France de Garneau à Groulx, P.U.L : Québec, 474 p.
[32] « Le type de transition le plus important est la domination plébiscitaire, surtout sous la forme du ‘’directorat de parti’’ dans l’État moderne ». WEBER (1971), op. cit., p. 275.