Pierre Manent
Pascal et la proposition chrétienne
Grasset, 2022, 65 pages
La proposition chrétienne de Pascal est un autre livre de haute couture que nous offre Pierre Manent. En fin philosophe, Manent nous décortique la proposition chrétienne de Pascal dans tous ses aspects, qu’ils soient politiques, philosophiques ou même théologiques. Nous ne sommes pas qu’en face d’un chef-d’œuvre d’érudition, ni d’ailleurs d’un prosélytisme simplet, mais d’un appel à la conscience européenne, occidentale même pourrait-on dire.
Pour Pascal, l’homme européen, l’homme occidental ne peut plus se comprendre s’il perd la saisie de la religion qui a fondé sa civilisation, le christianisme. Comme Québécois, en tout cas, la proposition nous apostrophe tout autant ; cela même relève pour nous d’une acuité particulière depuis notre abandon de la religion catholique.
Revenons maintenant à l’organisation du livre : chacun des chapitres est une dialectique entre Pascal et disons, faute de mieux, d’un adversaire idéologique. C’est par l’opposition des idées que Manent nous propose une plongée dans l’univers pascalien. Comme tout bon chrétien, et après une introduction sur la situation historique de l’aventure pascalienne, Pierre Manent commence par nous expliquer qui est le dieu de l’Ancien Testament, le dieu de la Torah pour user d’un terme plus œcuménique. Israël n’est-il pas le frère ainé des disciples du Christ ? Mais qui donc est ce dieu ? La Torah nous présente un dieu tout puissant, mais qui recherche la compagnie des hommes. Différent du dieu d’Aristote : du dieu cause première, de l’immobile principe de toute mobilité. Il y a, là, la première confrontation. Entre le dieu des philosophes, cause efficiente et finale, mais indifférent à notre monde, et celui des juifs, Dieu créateur, et pouvons-nous rajouter, tout-puissant, mais qui se préoccupe du plus petit soubresaut de l’âme humaine, il y a, en l’occurrence, l’inouïe proposition du dieu ami des hommes. Ces deux mouvements opposés se sont retrouvés dans la pensée du christianisme latin : celui de Dieu cherchant une relation intime avec l’homme ; l’autre versant, d’un dieu plus abstrait, éloigné de la condition humaine. On peut comprendre la synthèse thomiste comme une tentative de réconciliation entre ces deux pôles.
Pascal lui choisit clairement : il ne veut discourir qu’à propos du dieu personnel. Le dieu aristotélicien, produit de la réflexion philosophique, ne lui était pas d’un grand intérêt. En effet, le penseur de Port-Royal ne voyait pas dans la philosophie de son époque une voie convaincante : elle ne pouvait assouvir les besoins spirituels de l’âme humaine. De plus, ne pouvant, pour utiliser un terme moderne, être un outil de masse, elle ne pouvait convertir. Pascal, cependant, ne rejette pas la raison, mais la métaphysique médiévale : pour lui, nous dit Manent, elle ne peut convaincre un homme de se tourner vers le dieu d’Abraham.
La question de Dieu reste sans aucun doute essentielle. Elle ne peut être mise de côté. Il faut parier : voilà la devise de Pascal. On ne peut être agnostique sur la question, Pascal est emphatique. Ou bien, il existe un créateur, ou bien nous sommes face à un monde sans sens. Ici, on retrouve le génie de Manent : il nous soumet une reconstruction du pari pascalien. On en connaît la forme générale : vaut mieux parier sur l’existence du divin que de le nier. Qu’avons-nous à perdre ? Rien, nous dit Pascal ; mais, à contrario, tout à gagner.
Manent nous propose de raffiner ce raisonnement. Pour comprendre la teneur de la proposition pascalienne, il faut nous mettre dans ce dilemme cornélien du pari obligé : nous, vivants devons jouer le jeu ! Pascal, nous dit Manent, veut que nous puissions différencier entre le possible et le probable, et ce, pour mieux comprendre les tenants de notre sort. C’est seulement sous cette condition que le pari pourra être bien entrepris.
Si le dieu ami des hommes fait seulement partie du possible, alors il est non seulement louable, mais raisonnable de tout donner pour le suivre. Autrement dit, on ne peut comparer les gains infinis que nous pouvons encourir avec les gains limités que nous offre la réalité présente. En usant de ce raisonnement, on s’aperçoit de la rationalité du choix chrétien. À tout le moins, on peut le concevoir. Il n’est, en sorte, pas raisonnable de miser sur cette vie présente : nous y contentons par choix de cœur et non de raison. Il est naturel de s’aimer ; mais peut-on dire que l’amour propre, l’amour de soi, soit rationnel ?
Pascal, nous dit Manent, répond que non. Il y a, dans la déconstruction de l’amour-propre une sorte de pique lancée à l’irréligieux. L’élan du cœur est même chez vous dépourvu de raison : pourquoi donc critiquez-vous le christianisme qui dépend, malgré tout, d’un pari rationnel ? L’offre chrétienne de Pascal ne s’arrête pas à ce gage, loin de là. Mais alors, qu’en est-il de l’irrationalité du plus fameux pensionnaire du Port-Royal ? Évidemment mal comprise, rétorque Manent.
En effet, Pascal nous propose une répartition tripartite du monde : le monde de la chair – celui de la masse humaine –, le monde de l’esprit – celui des sciences et de la philosophie –, et finalement, la plus grandiose entre tous, celui du cœur. Chacun a sa structure et sa gloire propre, tout en étant, l’un pour les autres, imperméables. Le monde de l’esprit, ou celui de la science, si on préfère, doit être celui de la méthode scientifique. Mais on se trompe si on recherche à placer la religion sous cette case : elle fait partie d’un autre royaume, celui du cœur. Il faut s’équiper du doute lorsqu’on étudie les lois matérielles de ce monde ; la théologie doit, quant à elle, conserver le message de la révélation.
Pierre Manent, semble cependant critiquer la tripartie pascalienne. À tout le moins, il y met un bémol : N’y a-t-il pas de la sagesse dans la politique ? L’ordre philosophique ne peut-il pas s’entrecouper avec celui de de la sainteté ? Comment devrait-on placer Socrate : comme le Christ, il n’eut ni éclat ni puissance ; il fut cependant plus glorieux que tous nos rois et probablement plus influent que la masse de nos philosophes. Manent, semble paradoxalement donner partiellement raison aux Grecs anciens contre le très chrétien Pascal. C’est, en tout cas, ce que laisse entrevoir une lecture rapide du texte. Pas encore un moderne, et n’étant plus un ancien, Pascal ne peut être classé facilement. Voyant l’ordre scientifique poindre à l’horizon, le polymathe français s’oppose à son hégémonie. Nous ne pouvons tout placer sous le règne de la géométrie. Ici encore, la tripartie pascalienne nous est d’un grand secours. Laissons à chacun son domaine et tous seront bien gardés.
C’est ce que veut Pascal. Cependant, il le voit bien, l’ordre moderne est une confusion des strates : il y a bel et bien alliance entre l’ordre de la concupiscence et celui de l’esprit ; nous ne pouvons faire mine de nous opposer à cette réalité, encore plus vraie, plus pertinente de nos jours que durant la période des lumières françaises : c’est cette coalition que nous nommons progrès. Un Musk, malgré toutes ses frasques, est un porte-étendard actuel. L’aisance matérielle, alliée du grand capital et du génie scientifique, nous y sommes bel et bien chers amis. Pascal, ne s’arrête pas en si bon chemin. Il est tout aussi critique de l’alliance entre le cœur et l’esprit qui fut l’apanage du Moyen-Âge européen. La science moderne détrôna le rapport intime que l’Église catholique put lier avec la philosophie grecque à travers des grands penseurs comme Thomas d’Aquin. Galilée ne fut point démis, car coupable d’impiété envers l’évangile, mais pour son attaque envers la synthèse médiévale.
Pascal s’oppose à cette confusion des genres : il critique, en l’occurrence, tout autant l’institution ecclésiastique que l’hybris moderne. On ne peut comprendre, mettre toute la nature, sous l’empire de la géométrie– des sciences dirons-nous aujourd’hui. Le monde, notre monde phénoménologique, pourrait-on dire, ne peut être contenu par les lois de la science. En grand scientifique, pourfendeur de la domination de la métaphysique ancienne sur la science, Pascal veut éviter la domination absolue de cette même science. Il y a là un subtil équilibre à trouver. L’ordre de la grâce possède sa logique expérimentale ; elle n’est donc pas vide de rationalité ; cette logique cependant n’est pas celle de la science, ni même celle de la philosophie.
C’est dans la recherche de ce logos, propre à la foi, que se finit l’essai de Manent. En l’occurrence, le propos de Manent retourne à l’intime. Avec Pascal, il nous pousse à comprendre la spécificité chrétienne et son rapport avec notre plus profonde intimité. La religion chrétienne se propose, comme une révélation de l’homme à lui-même. Quelles autres religions ou philosophies nous expliquent mieux notre condition ? Par l’entremise de Pascal, Manent nous dévoile une théologie du péché originel. Honni par nous, ce concept chrétien reste pour Pascal la clé de voute expliquant notre réalité phénoménologique. Le mystère du péché originel comme clé de compréhension de notre vécu, il fallait l’oser. C’est ce que fit Manent.
Certes, le mystère est incompréhensible, répulsant, pourrait-on rajouter. Mais sans sa force explicative, nous nous trouvons devant un abysse encore plus grand : pour Pascal, il est impossible de comprendre qui nous sommes, sans admettre la réalité de notre état déchu. Nous faisons le mal que pourtant nous haïssons. À rebours d’un Montaigne ou d’un Rousseau, Pascal ne veut (pas) dédouaner l’homme. Nous sommes pécheurs et ce n’est point la faute d’une quelconque structure sociale, contrairement à l’opinion rousseauiste ; et bien qu’elle fasse intégralement partie de notre nature, la concupiscence doit être combattue, et ce, malgré ce qu’en pense Montaigne. Il reste beaucoup à voir, cette recension ne peut, bien entendu, couvrir la teneur d’un tel travail. Il faut, chers compatriotes, lire l’opus par vous-même. Petite critique de conclusion, la synthèse thomiste reste d’une actualité certaine. Malgré Pascal, la connivence entre Aristote et le Christ ne peut être aussi facilement mise à l’écart. C’est une autre œuvre d’érudition que nous avons là, sous la main. Suffira-t-elle à remuer notre indifférence ? u
* Informaticien et étudiant en maîtrise de philosophie à l’UQAM.