Paul Cliche
Un militant qui n’a jamais lâché. Chronique de la gauche politique des années 1950 à aujourd’hui, Varia, Montréal, 2018, 428 pages
C’est par son blogue dont certains textes paraissent régulièrement dans la chronique « Libre opinion » du Devoir que j’ai pu entrer en contact une première fois avec l’auteur. Paul Cliche – qui au sein QS milite avec une admirable détermination en faveur d’une réforme du système électoral – m’a alors assuré de ses convictions indépendantistes. J’avais perdu sa trace depuis la grande aventure du FRAP, victime de l’infecte démagogie de l’occupant de l’Hôtel de Ville de Montréal lors de la Crise d’octobre. Et, comme la mémoire est une faculté qui oublie, je ne me souvenais plus qu’il avait été en grande partie responsable de la victoire du parti libéral dans Mercier en se portant candidat indépendantiste de gauche lors de l’élection partielle du 9 avril 2001.
L’ouvrage comprend trois parties que se partagent dix-sept chapitres. Si le sous-titre reflète bien le contenu du volume, les seize premiers chapitres sont avant tout de nature aubibliographique. Le dernier – peut-être de trop (cf. infra) – se présente sous une facture différente. Sur la photo dans Le Devoir du 5 mai dernier, Paul Cliche se trouve parmi la cohorte regroupée derrière Amir Khadir lors de l’annonce de son retrait de la politique active. Il ne faut donc pas se surprendre que le premier élu de QS ait été invité à rédiger la préface. Il cite Michel Chartand, très présent dans l’ensemble de l’ouvrage, qui aurait dit : « Ce gars-là, il va pas lâcher ! » Le lecteur se voit offrir avec ce livre la pertinence de la vision du grand tribun syndicaliste.
Le titre de la première partie ne laisse place à aucune équivoque sur ce qui va suivre : « De la grande noirceur à la Révolution tranquille ». La toute première ligne du chapitre 1 se présente ainsi : « Je suis né le 12 mai 1935 à Saint-Joseph-de-Beauce… » On devine rapidement le choix en faveur d’une autobiographie imprégnée d’une forme des plus classiques. En effet, à part trois saute-moutons, le tout se veut d’une chronologie très linéaire en se terminant par l’arrivée de l’icône des carrés rouges, GNB, au sein de QS. Étant d’une famille relativement aisée, Paul Cliche put faire son cours classique comme pensionnaire sans le recours à l’aide paroissiale aux vocations. Que faire ? Un prêtre, un médecin, un avocat ? Eut-il choisi de devenir disciple de Thémis, son cousin Robert, rendu célèbre par la commission que l’on connaît, l’aurait embauché les yeux fermés au sein de son cabinet. Non, au seuil de sa vie d’adulte, l’auteur caresse des rêves d’un avenir engagé dans la tourmente sociale. Il n’a donc jamais regretté son choix envers la faculté créée par Georges–Henri Lévesque d’où il sortira avec un diplôme de maîtrise en sciences sociales sous le bras. Ce faisant, il s’initiera au journalisme en devenant directeur du journal étudiant Le Carabin.
D’une initiation à une autre ; à la mort du Cheuf, en 1959, Paul Cliche s’initie à la politique active en faisant du porte-à-porte au Lac-Saint-Jean en faveur de Michel Chartrand qui allait devenir son mentor et qui, 51 ans plus tard, en mourant, le rendra à son dire orphelin (p. 167). Ils s’étaient rencontrés une première fois deux ans plus tôt à Montréal lors d’une réunion de la branche québécoise du CCF (l’ancêtre du NPD). Et le voilà, en septembre 60, frais émoulu de l’université, plongé dans la tornade qu’un journaliste torontois identifia comme une quiet revolution. Comme correspondant à la tribune parlementaire de L’Action catholique1 il est dans les premières loges pour témoigner des fabuleuses transformations qui n’allaient pas tarder à fortement marquer notre histoire. Quand, en plus, on a Jacques Ferron comme médecin, on est bien placé pour faire face à la musique.
Une invitation de Jean-Louis Gagnon lui fera emprunter ce qui deviendra plus tard l’autoroute Jean-Lesage pour utiliser son clavier au sein de La Presse. C’est là qu’il aura l’occasion de côtoyer d’anciens étudiants en sciences sociales dont Pierre Godin, Pierre O’Neil, Louis Martin, Jacques Guay, auxquels se joindront Pierre Vallières, Gil Courtemanche et autres Pierre Bourgault. Autant de gais lurons – parmi lesquels se trouve également Denise Boucher qui souhaitait abreuver les fées –, qui font dire à l’auteur (p. 68) que le journalisme connaissait alors son âge d’or. On en est loin à l’heure où La Presse ne voit d’autre issue que de se transformer en OBNL… On imagine aujourd’hui la réaction de parents dont l’adolescente leur avouerait l’ambition de devenir journaliste : « Pourquoi pas entrer au couvent comme ta grande tante qu’à y être ! » pourrait-elle se faire dire.
En 1964, le Parti libéral met la pédale douce dans ses réformes, la Révolution tranquille se poursuivra sans son apport. Suite à une longue grève, les choses se gâtent à La Presse. L’autocratisme renaît de ses cendres. Quitte à accepter une substantielle diminution de salaire, Paul Cliche, recommandé par André Laurendeau, accepte l’invitation de Claude Ryan à se joindre au Devoir qu’il considère la bible de sa génération et qui se vendait 10 cents2. Hélas, après les départs de Michel Roy et d’André Laurendeau, Paul Cliche, devenu correspondant parlementaire à Québec, perçoit rapidement que Le Devoir dirigé par Claude Ryan n’est plus, beaucoup s’en faudrait, le même qui avait combattu sans relâche le régime de Duplessis. Le temps de l’effervescence est bien révolu. Sur le plan social, les choses ne vont guère mieux avec le retour au pouvoir de l’Union nationale. Mais, un certain général fait l’événement le 24 juillet 1967 ce qui suscitera une célèbre rupture au sein du Parti libéral conduisant à la création du MSA sous la gouverne de René Lévesque alors que trois colombes prendront la direction d’Ottawa. L’heure de l’affrontement allait sonner. Il fallait choisir son camp. Le « vivre ensemble » avec C. Ryan devenant impossible, que faire ? À nouveau, une invitation allait cette fois susciter un choix déchirant : celui d’abandonner le journalisme pour retourner à Montréal et œuvrer pour la CSN. Ce fut pour notre auteur le début d’un temps nouveau, comme le chantera si bien Renée Claude deux ans plus tard. Ainsi débute la deuxième partie : « L’âge d’or du syndicalisme québécois ». Oui, d’un âge d’or (celui du journalisme) à un autre, qu’on en juge par le titre du chapitre 5 : « D’un syndicalisme de bedeaux à un syndicalisme de combat ».
En quelques pages, le lecteur plonge dans le monde merveilleux du célébrissime « Dédé » Desjardins, grand boss de la FTQ construction dont les télégraphes ont volé l’élection au bénéfice du PLQ, dans Duvernay. S’ensuit, entre autres captivantes problématiques de la fin des années 60, l’avènement de l’ère Bourassa rapidement caractérisée par l’entrée en vigueur de l’assurance-maladie en novembre 1970. Faisant fit de la position du front commun des centrales syndicales, le gouvernement opte pour la rémunération à l’acte des médecins (cf. infra). Trop, c’est trop, aux yeux de l’auteur qui voit dans cette décision un dernier indice prouvant que la Révolution tranquille se conjugue bel et bien au passé, mais non, toutefois, sans effervescence sociale. Ainsi, Paul Cliche nous fait entrer dans ce qu’il qualifie de poudrière linguistique dont la mèche du tonneau se trouve à Saint-Léonard. Et tant qu’à y être, pourquoi ne pas évoquer la manif en faveur d’un McGill français au cours de laquelle l’auteur de ces lignes s’était joint aux 10 000 participants derrière les Louise Harel, Claude Charron et autres Gilles Duceppe ? Mais, c’est le chapitre 6 « L’Aventure mémorable du FRAP » qui captivera l’attention des lecteurs de ma génération en rafraîchissant leur mémoire tout en offrant aux jeunes une idée de ce qu’était à l’époque la participation citoyenne.
Oui, à l’ère de l’individualisme dominant, où les jeunes, dit-on, sont « ailleurs » (où, et pourquoi y faire ? on se le demande), Paul Cliche offre un tableau saisissant de ce qui se faisait dans un Montréal doté de nombreux comités de citoyens. Ces derniers, après moult palabres, se joindront au mouvement syndical. Retrouvons Michel Chartrand alors président du Conseil central de la CSN avec sa fougue bien trempée : « Si tu ne t’occupes pas de politique, c’est elle qui va s’occuper de toi » (p. 137). S’ensuivra la création du Front d’action politique (FRAP) en mai 70. Un parti qui se voudra anti-capitaliste, sans recourir à l’étiquette socialiste, dont Paul Cliche acceptera la présidence, au grand dam de Marcel Pépin, son patron à la CSN. Aux élections municipales d’octobre, le FRAP présenta 32 candidats incluant Paul Cliche dans Rosemont son lieu de résidence. Et arrive la Crise d’octobre…
Les pages qui suivent, on le pense bien, ne peuvent qu’être passionnantes sous la plume de celui qui se trouvait en pleine action. Dans un contexte de mesures de guerre avec 4 000 soldats prêts à intervenir à tout moment, Paul Cliche n’a pas eu « l’honneur » de se voir arrêter en compagnie de nombreux amis dont, bien sûr, Michel Chartrand. Mais, il fut en garde surveillée avec une autopatrouille devant son domicile en permanence gyrophares allumés. La démagogie venant d’Ottawa et de l’Hôtel de Ville (« On a sauvé la ville des terroristes… » p. 156) a fait qu’aucun des candidats du FRAP n’a été élu. L’auteur a abandonné le bateau d’un FRAP envahi par « l’avant-garde » gauchiste. Rappelons-nous Charles Gagnon et son organisation En lutte. Ceci, alors que pour Paul Cliche, « le FRAP aurait pu devenir l’embryon d’un éventuel parti de travailleur évoluant parallèlement au PQ avant de prendre sa relève » (p. 160). L’auteur en profite pour faire un saute-mouton en s’en prenant à la « férocité » des lois spéciales imposées aux syndicats par le gouvernement Lévesque de 1982 à 1985.
Le chapitre 9 maintient l’intérêt du lecteur avec, cette fois, l’aventure du Rassemblement de citoyens de Montréal (RCM). L’aversion de Paul Cliche envers Drapeau le conduit à accepter de se présenter sous cette bannière dans le Plateau. Il fera son porte-à-porte en compagnie de l’écrivain Yves Beauchemin ; une expérience qui le marquera pour le reste de sa vie publique. Il fut élu haut la main. À propos de l’aventure olympique, l’auteur fait allusion, non sans raison, au gaspillage éhonté des fonds publics en occultant, hélas, le fait que les syndicats n’ont pas été à l’abri de tous reproches.
Soudainement, à la p. 258, l’auteur nous sert un deuxième saut-de-mouton avec une section sur la rémunération des disciples d’Esculape. On sait que la question a fait la manchette des journaux pendant des mois. On imagine l’auteur – ne voulant pas se priver de ce plaisir –, contacter son éditeur sur le point de mettre son manuscrit sous presse : « Laissez-moi vous envoyer deux pages, vous les placerez où bon vous semble ». Ces deux pages rédigées dans le ton des lettres publiées par les journaux furent placées juste avant une série de photos couvrant la totalité de la vie de « celui qui n’a jamais lâché ». Dommage que Vincent Marissal ait tant tergiversé avant de considérer QS en dernier ressort, car le lecteur aurait aimé lire comment Paul Cliche se serait démêlé avec cette couleuvre, pour lui, sûrement difficile à avaler.
Dans la troisième partie, « Au tournant du siècle, la gauche politique se rassemble » se veut tout aussi intéressante. On y retrouve, jusqu’à plus soif, la confirmation de ce que Paul Cliche voyait venir au milieu des années 70 : la déferlante du néo-libéralisme. C’est la consécration (p. 247 et 282) de la domination économique sur le politique. Les années 90, aux yeux de l’auteur, rappellent le spleen de la « noirceur » duplessiste, rien de moins. Le chapitre 15 se rapporte à l’élection partielle dans Mercier où l’auteur s’est présenté comme candidat unitaire de la gauche. On sait que partout, à travers le monde, la gauche n’est unie que derrière un cercueil, mais pour le Québec la voie se trace d’une façon favorable pour ceux qui adoptent le slogan « Un autre Québec est possible… et ça commence par Mercier ». Parmi ceux-ci s’amène un jeune médecin issu de l’immigration qui sera bientôt le premier élu pour QS et qui jouera à l’Assemblée nationale un rôle de premier plan. Paul Cliche obtient 24 % des votes soit seulement 4 % de moins que le candidat du PQ. C’est suffisant pour faire élire la candidate du PLQ qui obtient 34,6 % des suffrages. Si la gauche pavoise dans l’unité, le PLQ peut en faire autant étant donné la division des souverainistes qui ne tardera pas à l’avantager.
Avec le chapitre 16, Paul Cliche s’épanche sur deux questions qui le préoccupent depuis des lustres : la réforme du système électoral en vue d’établir la proportionnelle et la décentralisation en faveur des régions ; deux réformes que ceux de ma génération ne verront pas, hélas, de leur vivant. Faut pas rêver. Le chapitre 17 sur la « métamorphose » de QS de 2017 m’apparaît de trop. L’auteur se fait davantage chroniqueur qu’autobiographe. Ainsi, le « je », omniprésent dans les autres chapitres, n’apparaît que deux fois. Oui, l’heure était à l’euphorie quand GNB a suscité des milliers de nouvelles adhésions et fait monter QS dans les sondages à trois points du PQ. Mais, chassons le naturel, il revient au galop3.
La forme : fidèle à son premier métier, Paul Cliche se veut continuellement d’une grande clarté en recourant à un style complètement dépourvu d’inutiles et prétentieuses envolées littéraires. Il n’est pas le genre à se regarder lire. Très honnête intellectuellement, il révèle ses nombreuses sources sans manquer de rendre à César ce qui lui revient. En constatant l’abondance des notes de bas de page, le lecteur, à première vue, pourrait y voir une source éventuelle d’irritation. Trop souvent, les notes de bas de page prennent la forme d’un inutile étalement de connaissances ayant pour effet de nuire à la cohérence d’un texte. Ce n’est pas le cas ici. Est-ce dû à son expérience de journaliste ? Paul Cliche, en forçant la baisse des yeux, permet de mieux saisir la pertinence de son propos. L’homme de gauche qu’il est toujours me permettra une comparaison qui l’honore avec un homme politique de… droite : Dominique de Villepin, oui l’homme qui défendit la « Vieille Europe » par un discours mémorable à l’ONU. Son merveilleux « Les Cent-Jours ou l’esprit de sacrifice » se trouve aussi abondamment pourvu de notes de bas de page. Je me rappelle n’en avoir sauté aucune. La page couverture nous montre l’auteur en 1979 rédigeant un communiqué ; j’y ai décelé une ressemblance étonnante avec le regretté André D’Allemagne. Qui se ressemble se rassemble, ils ont déjà cassé la croute en tête à tête.
Un ouvrage pour les jeunes qui obtiendront une idée de ce qu’était le Québec de leurs parents alors que l’engagement envers un projet collectif n’était pas une vue de l’esprit. Quant aux aînés : oui, que de bons souvenirs à se remémorer !
Je laisse le mot de la fin à son mentor, qui, en 2005, à l’occasion de son 70e anniversaire lui a offert ses vœux ainsi :
Mon cher Paul, tu seras toujours un phare pour tes compatriotes. Ton esprit de service, ta générosité, ton audace, ton patriotisme joint à ton indéfectible ténacité font de toi un incomparable militant au service du peuple québécois. Meilleurs vœux, salutations fraternelles (p. 298).
André Joyal
Professeur associé à l’UQTR
1 Au bénéfice des jeunes lecteurs : oui, à l’époque, il existait à Québec un quotidien doté d’un tel titre. Un certain Lorenzo Paré, en plus d’y être éditorialiste, mettait sa plume au service de Jean Lesage, pour le meilleur et le pire.
2 Lorsque j’étais étudiant à l’Université Laval, quand nous croisions un étudiant avec La Presse en mains, nous lui disions : « Pour cinq de plus, tu aurais un vrai journal ! »
3 Les sondages printaniers ont ramené QS à la « normale »