S’il est bien un dossier où les mérites de l’indépendance ne devraient plus faire débat, c’est bien celui de l’assurance-emploi. En effet, l’inadéquation croissante entre ce programme et les besoins des Québécois a été établie à maintes reprises par une multiplicité d’acteurs. L’incapacité chronique du programme à se renouveler en fonction de la réalité changeante du marché du travail ajoute une couche de vexation à l’affaire. Pour faire face aux défis qui nous attendent, le Québec aura besoin des pleins pouvoirs en ce domaine.
Il faut se rappeler que le programme d’assurance-emploi ne touche pas seulement aux mesures de soutien du revenu auxquelles on l’associe le plus souvent, mais également aux mesures, dites « actives », d’employabilité et de formation professionnelle qui sont financées par le biais des cotisations d’assurance-emploi (AE), ainsi que des prestations sociales telles que les prestations de maladie, de compassion ou encore parentales.
Le programme d’assurance-emploi se trouve donc au confluent des programmes de protection sociale et de développement de la main-d’œuvre, qui sont déjà pour l’essentiel sous la responsabilité du gouvernement du Québec. Dans une période de défis accrus, le rapatriement du programme d’assurance-emploi dans un Québec souverain évitera un dédoublement de moins en moins justifiable, et permettra une meilleure cohésion entre les divers programmes de soutien aux travailleurs et travailleuses du Québec.
Le présent essai présentera les grandes lignes du programme d’assurance-emploi tel qu’il se présente actuellement, les enjeux en matière de protection sociale et de développement de la main-d’œuvre et les possibilités que les pleins pouvoirs en cette matière ouvriront pour le Québec.
Assurance chômage : bref historique
L’assurance chômage constitue, au même titre que les pensions, le cœur du système de sécurité sociale mis en place dans les pays industrialisés à partir du début du vingtième siècle. Au fur et à mesure que le salariat industriel prenait son expansion, la question de la protection contre le risque de perte d’emploi devenait incontournable. Il n’est donc pas surprenant que l’assurance chômage ait été l’objet de la toute première Recommandation de la nouvelle Organisation internationale du travail en 1919 :
La Conférence générale recommande que chaque Membre de l’Organisation internationale du Travail organise un système effectif d’assurance contre le chômage, soit au moyen d’une institution du gouvernement, soit en accordant des subventions du gouvernement aux associations dont les statuts prévoient en faveur de leurs membres le paiement d’indemnités de chômage.
Au Québec, comme au Canada, le passage d’une société agricole à une économie industrielle s’est accompagné de débats et de tâtonnements pour remédier au problème émergent du chômage. Déjà en 1910, le gouvernement du Québec mettait en place des bureaux de placement public pour les chômeurs1. En 1918, instaurant une tradition qu’il n’abandonnera plus, le gouvernement fédéral s’ingérait dans le dossier en promulguant une loi visant à coordonner les bureaux de placement à l’échelle du Canada.
La question d’un programme public d’indemnité pour sa part fera l’objet de discussions pendant une vingtaine d’années. La crise économique de 1929 finira de fournir le catalyseur pour sa mise en place. L’absence d’un programme de soutien de revenu en période de chômage avait non seulement laissé des centaines de milliers de travailleurs dans des conditions d’indigence, mais l’absence d’un stabilisateur automatique des revenus avait été un facteur aggravant de la crise économique elle-même. Les programmes d’assistance et de travaux publics mis en place au début de la crise par les deux paliers de gouvernement s’étaient révélés insuffisants et peu adaptés à la tâche.
En vertu de la division des pouvoirs découlant de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, la création d’un programme d’assurance-chômage aurait naturellement dû relever des provinces. Une fois n’est pas coutume : le gouvernement fédéral essuya même un désaveu du Conseil privé de Londres lorsqu’il tentera en 1935 de faire cavalier seul dans ce dossier.
Contrairement aux États-Unis, où des considérations du même type amenèrent la création d’un programme à responsabilité partagée entre le gouvernement fédéral et les États, le gouvernement fédéral milita pour un amendement constitutionnel lui donnant une responsabilité exclusive. Les provinces, du fait de leurs situations financières difficiles, et des impératifs de la guerre, finirent par laisser le champ libre à Ottawa. Alors que le gouvernement Duplessis penchait pour une solution à l’américaine, Adélard Godbout finit par acquiescer à cet amendement qui, il faut le noter, ne fut jamais entériné par l’Assemblée législative du Québec.
De l’assurance-chômage à l’assurance-emploi
À sa base, le programme, s’inspirant de la législation britannique, avait pour objectif premier le soutien de revenu en situation de perte d’emploi avec l’appoint de services de placement en emploi. Le maintien du revenu des travailleurs n’avait pas seulement un objectif de protection sociale, mais servait également à la stabilité macroéconomique en prévenant des décrues de dépenses de consommation suivant les préceptes keynésiens nouvellement établis.
Le programme était régi par une commission tripartite, mode de gouvernance découlant en droite ligne de ses sources de financement principalement fondées sur des cotisations salariales. Le gouvernement fédéral quant à lui fournissait 20 % du financement (disparu depuis) en lien entre autres avec les frais de gestion du programme.
Le programme d’AE a évolué dans le temps pour assurer une couverture allant au-delà des pertes d’emplois, pour couvrir éventuellement les pertes de revenus occasionnées par des périodes de maladie et des congés de maternité avec la réforme de 1971, et parentaux, d’adoption et de compassion avec des amendements subséquents, et à partir des années 1970, de façon plutôt modeste, des mesures d’emplois.
Avec l’expansion du régime, le rôle de la commission tripartite s’est amenuisé à mesure qu’elle était intégrée à l’appareil fédéral. En 1977, la présidence de la commission échouait au sous-ministre du ministère de la Main-d’œuvre, réduisant d’autant son autonomie. En 1986, la « caisse » d’assurance-chômage était pour sa part intégrée dans les paramètres comptables du gouvernement fédéral, lui enlevant son caractère distinct et facilitant la mainmise sur les recettes du régime par Ottawa. Aujourd’hui, la commission demeure, mais avec un rôle largement symbolique, le contrôle par le gouvernement fédéral étant pour ainsi dire complet.
À la fin des années 1980, le programme devait faire un virage radical en correspondance avec les thèses néolibérales alors en essor. Sous l’égide de gouvernements conservateurs et libéraux, quatre réformes se sont succédé réduisant dramatiquement l’accès aux prestations, diminuant les taux de remplacement de revenu et transformant, de 1993 à 2010, le programme d’assurance-emploi en source de financement pour le gouvernement fédéral à la hauteur de 57 milliards de dollars.
La dernière grande réforme de 1996 qui substituait l’assurance « emploi » à l’assurance « chômage » a consacré un biais minimaliste et punitif du programme qui n’a pas été révisé depuis lors en dépit de plusieurs tentatives avortées de réformes. Avec cette dernière grande réforme, le fédéral consacrait également davantage le rôle central que le programme prendrait dans le développement de la main-d’œuvre via le soutien aux mesures d’emplois financées par la partie II du programme. Dans le contexte d’austérité budgétaire d’alors, le fédéral substituait le compte d’AE aux revenus généraux pour le financement de ses initiatives dans ce domaine.
Nous proposons d’examiner l’impact du programme en fonction des axes suivants : assurance contre les pertes d’emplois, développement de la main-d’œuvre et programme de protection sociale.
Prestation de chômage
La qualité première d’un programme d’assurance-chômage se mesure à son efficacité à couvrir les risques de pertes d’emploi. La perte de revenu sera minimisée, évitant les situations de pauvreté et de détresse individuelle et familiale. De plus, un travailleur qui a accès à une indemnité appropriée pour une période adéquate aura plus de chance de se trouver un emploi plus conforme à ses qualifications.
De ce point de vue, le programme d’AE est clairement déficient : en 2023, le taux de couverture du programme, mesuré par le taux de prestataires réguliers par rapport au nombre de chômeurs, était de 37,3 % à l’échelle du Canada alors qu’il était à plus de 85 % à la fin des années 1980.
Deux raisons expliquent cette réduction draconienne : les réformes au programme introduites au cours des années 1990 qui ont restreint de façon abusive l’accès aux prestations et l’évolution du marché du travail. Les critères d’admissibilité ont été grandement resserrés quant aux motifs de cessation d’emploi dorénavant considérés légitimes, et au nombre d’heures travaillées pour se qualifier. En parallèle, un nombre grandissant de travailleurs se sont trouvés dans des types d’emploi non ou plus difficilement assurés : travail autonome, travail familial non rémunéré, ainsi que dans la filière d’agences d’emploi aux pratiques douteuses.
Finalement, l’inadéquation grandissante entre les taux de chômage et des règles de qualification qui n’évoluent pas ont graduellement fait en sorte que de moins en moins de travailleurs se qualifient, et ceux qui le peuvent ont des durées de prestations moindres. En 1996, le plus haut critère de qualification était de 630 heures pour 17 semaines dans une seule région des douze régions d’assurance-emploi du Québec, la plupart des régions permettant une qualification avec moins de 500 heures pour une durée minimale moyenne de prestation de 24 semaines. Avec la baisse du taux de chômage, il fallait désormais 700 heures travaillées en 2023 presque partout au Québec pour se qualifier pour 14 semaines de prestation.
Les travailleurs des industries saisonnières dans les régions ressources font particulièrement les frais de cette évolution. Alors qu’une travailleuse dans l’industrie touristique pouvait se qualifier avec 420 heures en Gaspésie pour une période de 30 semaines en 1996, elle doit désormais avec le même emploi accumuler 595 heures en 2024 pour se qualifier pour 17 semaines. Celles de la Côte-Nord, moins chanceuses, devront accumuler 700 heures pour 14 semaines de prestation. La saison haute comportant généralement de 14 à 16 semaines de travail, il est facile de voir le problème qui se pose non seulement pour les travailleurs, mais également pour les employeurs et les collectivités qui s’en trouvent dévitalisées.
Les travailleurs, surtout travailleuses, à temps partiel ont été aussi éprouvés par les réformes. Elles peinent à accumuler les heures nécessaires pour se qualifier. Avant les réformes de 1996, une personne pouvait se qualifier avec un minimum 20 semaines de 15 heures de travail, soit 300 heures. Aujourd’hui, il faut pour presque l’ensemble du territoire québécois 700 heures pour se qualifier. Dans ce cas de figure, il faut donc plus de 46 semaines pour se qualifier à raison de 15 heures/semaine.
Résultat des courses : en 2019, par exemple, du million (en moyenne au Canada) de travailleurs en chômage : 35,6 % recevaient une prestation ; 38,5 % en étaient exclus du fait qu’ils n’avaient pas cotisé au programme ; 14,2 % avaient un motif invalide de cessation d’emploi ; 8,3 % n’avaient pas accumulé assez d’heures pour se qualifier et 3,6 % avaient épuisé leur prestation.
L’adéquation des prestations fait elle aussi problème. En 2022-23, pas moins de 36 % des prestataires qui s’étaient qualifiés avaient épuisé leurs prestations avant de se trouver un nouvel emploi, signe d’une durée de prestation insuffisante. Il s’agit là d’un pourcentage qui se vérifie d’une année à l’autre.
Le taux de remplacement du revenu a également fait l’objet de plusieurs réductions au fil des ans se situant aujourd’hui à 55 % du maximum des gains assurables, montant établi à 63 200 $ pour 20242. Le taux de remplacement actuel fait en sorte que les faibles salariés reçoivent une prestation trop faible pour assurer leurs besoins essentiels et que ceux dont les salaires dépassent le maximum reçoivent un pourcentage effectif tout aussi inadéquat.
Pourtant, comme cela a été mentionné plus haut, le programme aura profité de surplus à répétition de 1996 à 2008 (montant cumulatif de 57 milliards $) qui auraient dû permettre une meilleure couverture, mais ils ont été récupérés par le gouvernement conservateur de l’époque pour boucler ses propres livres. Il n’y a pas que les travailleurs qui ont fait les frais du détournement de la caisse d’assurance-emploi. Le gouvernement du Québec estimait les impacts fiscaux des cotisations excédentaires qui avaient été payées par le Québec et ses municipalités à plus de 2 715 G$ pour cette période3. Un peu comme s’ils avaient envoyé un chèque de cet ordre au gouvernement Harper pour services non-rendus.
Finalement, l’attrition du filet de sécurité sociale offert par l’assurance-emploi remet même en question à certains égards sa qualité de stabilisateur automatique. Alors qu’elles s’établissaient à plus de 11 et 9 pour cent de la rémunération assurable pendant les récessions de 1982 et 1991, les prestations régulières d’assurance-emploi ne représentaient plus que 5 pour cent au moment de la récession de 20094. En 2023, elles ne faisaient plus que 1,56 % de la rémunération assurable totale5.
Prestations sociales
Nous l’avons vu plus haut, à partir de 1971 l’assurance-chômage a ajouté des prestations de nature sociale à sa mission. D’abord, avec les prestations dites de « maternité » couvrant la récupération des périodes de grossesse et les prestations de maladie, les prestations parentales, puis suivirent les diverses prestations de compassion pour soutenir les aides-accompagnants de maladie critiques. En 2023, les prestations dites spéciales représentent 36 % des débours totaux du programme, en amenant plusieurs à se questionner raisonnablement sur la mission première de l’AE.
Nul doute que ces prestations répondent à des besoins réels des travailleurs non couverts par d’autres formes d’assurance. La question porte davantage sur le fait que l’AE n’est peut-être pas le meilleur véhicule pour fournir ce type d’assurance sociale. D’une part la nature régressive de la cotisation salariale fait porter un fardeau plus grand sur les petits salariés et les plus petits employeurs. D’autre part, il est bon de rappeler ici qu’au moment de leur introduction, le fédéral couvrait pas moins de 20 % des dépenses du programme via ses revenus généraux, ce qui n’est plus le cas depuis 1990. Il y aurait matière à revoir le mode de financement de ses prestations ainsi que les modalités d’accès trop restrictives pour les travailleurs, plus souvent travailleuses, les plus précaires.
Comme elles s’inscrivent directement dans les champs de juridiction provinciale, il est bon de rappeler que la loi de l’AE permet à une province de créer son propre régime pour autant qu’il soit supérieur à celui offert par le fédéral. Dans les faits, en 1996, lorsque Québec voulu mettre en place le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), largement plus généreux que le régime fédéral, il dû littéralement aller en Cour suprême pour faire bouger Ottawa… en 2005. Pas moins de neuf ans auront été perdus dans ce vaudeville par trop canadien.
Développement de la main-d’oeuvre
Depuis sa création, le programme d’assurance-chômage a été associé à des prestations en lien avec les services d’emplois et, éventuellement, aux mesures de développement de la main-d’œuvre. Comme nous l’avons mentionné en introduction, une des premières mesures de soutien aux chômeurs fut la création de bureaux de placement publics au Québec mis en place en 1910 pour endiguer les pratiques abusives des agences de placement privées. La création du programme d’assurance-chômage en 1941 verra ces bureaux placés directement sous l’égide du Service national de placement, dorénavant administré par la Commission de l’assurance-chômage.
Dans les années de l’après-guerre, les mesures de développement de la main-d’œuvre proprement dite, dont la formation professionnelle, entreront dans le champ de mire du fédéral. À l’instar des indemnités de chômage et des services de placement, l’arrivée du fédéral dans ce domaine fut dès le départ contestée, l’éducation étant tout autant que le travail et la main-d’œuvre une responsabilité des provinces. Invoquant l’urgence de la guerre et utilisant stratégiquement son pouvoir de dépenser, Ottawa entrera de plain-pied dans le domaine de la formation professionnelle. La fin de la Deuxième Guerre verra l’adoption de la loi fédérale sur la coordination de la formation professionnelle qui générera des ententes particulières avec les provinces sur la formation des apprentis ou la construction de centres de formation professionnelle.
À partir des années 1960, le fédéral accroît son implication et finance la formation des chômeurs en remboursant initialement un pourcentage des coûts encourus par les provinces, puis en 1967 avec la Loi sur la formation professionnelle des adultes, les achats de cours au bénéfice des chômeurs. À partir de 1965, le gouvernement fédéral reprend de la Commission de l’assurance chômage la gestion du réseau du Service de placement sous l’égide de Centres de main-d’œuvre du Canada.
En 1982, Ottawa passera à la vitesse supérieure avec la Loi nationale sur la formation. Avec le programme Planification pour l’emploi, doté de 2,1 G$, le fédéral gère lui-même des programmes de formation et d’aide à l’emploi.
Cette poussée d’Ottawa en matière de mesures d’emplois se soldera par des aveux d’échecs répétés. Les revues de programmes successives mettront à nue l’insatisfaction des diverses clientèles et l’incapacité des programmes à atteindre leurs objectifs6. Les provinces se plaignent de l’inefficience du maintien de systèmes parallèles, elles qui cherchent désormais à « activer » les bénéficiaires de l’aide sociale. Le choix d’Ottawa de contourner les administrations provinciales dans la prestation de services au profit de fournisseurs du secteur privé n’aide en rien les choses. Les rapports de l’OCDE en la matière arrivent aux mêmes conclusions en prônant un meilleur arrimage aux réalités locales du marché du travail7.
C’est avec la Révolution tranquille que Québec investit véritablement le champ du développement de la main-d’œuvre. Le gouvernement Johnson fait adopter la Loi sur la formation et la qualification professionnelle de la main-d’œuvre qui voit la création des commissions de formation professionnelle de la main-d’œuvre chargées d’établir les besoins et des mesures de formation et d’adaptation pour y répondre.
Dès ce moment, Québec n’aura de cesse de réclamer le rapatriement des pouvoirs en cette matière, notamment à la Conférence de Victoria en 1971. Manque de pot, Ottawa augmente ses efforts de nation-building et, percevant l’emploi comme enjeu national clé, fera la sourde oreille. Il faudra atteindre la fin des années 1980 pour que les lignes commencent à bouger. Le gouvernement Bourassa utilisera le contexte du libre-échange pour revenir à la charge : la nécessité d’être près du terrain, le besoin d’arrimage avec les institutions éducatives et les autres programmes sociaux militent en faveur d’un « guichet unique ». En 1990, il créera la Conférence permanente sur l’adaptation de la main-d’œuvre, une structure qui regroupe les principaux acteurs sociaux et qui reprendra à son compte les demandes de transferts des budgets associés aux mesures d’emploi et l’administration du programme d’AE au Québec.
La création en 1992 de la Société québécoise de la main-d’œuvre encadrera en mode partenarial la gestion des commissions de formation professionnelle, des transferts d’Ottawa et des 47 centres de services du gouvernement du Québec. Elle se verra chargée en 1995 de la gestion des fonds générés par la Loi sur les compétences qui engagent les entreprises à consacrer 1 % de leur masse salariale à la formation.
La mobilisation des partenaires sociaux conjuguée avec la quasi-défaite du camp fédéraliste au référendum cette même année finissent par avoir le dessus sur les résistances d’Ottawa qui acquiesce en 1996 à une dévolution des programmes de développement de main-d’œuvre vers les provinces.
Cette dévolution des budgets et des interventions se fera essentiellement par le biais du programme renouvelé d’assurance-emploi. Bien qu’à ses débuts ce programme n’offrait pas de prestations d’emploi, il finira graduellement, à partir des années 1970, par financer de plus en plus des initiatives fédérales dans ce domaine et avec la transition de l’assurance-chômage vers l’assurance-emploi en 1995, l’essentiel de ces activités fédérales.
Avec la réforme de 1995, l’AE devient responsable du Service national d’emploi via la Partie II du programme. Les seules interventions qui sont financées par les revenus généraux du fédéral sont les programmes pour les autochtones, pour les jeunes et pour les personnes handicapées.
La dévolution des budgets et interventions se fera donc par le biais d’ententes sur le développement du marché du travail (EDMT) avec la Commission d’assurance-emploi et des ententes sur le marché du travail (EMT) qui concernent les trois filières encore financées directement par les revenus généraux. En 2022-23, par exemple, 2,9 milliards de dollars seront transférés aux provinces dont 2,3 proviennent de la caisse d’assurance-emploi.
Il est à noter qu’il s’agit bien ici d’ententes administratives négociées dont la nature et le financement peuvent être remis en question à tout moment et qu’en les signant Ottawa a bien pris soin de signaler sa prééminence dans ce domaine. D’ailleurs les accords requièrent une reddition de compte annuelle.
La nature éphémère de cet arrangement a été révélée en 2024 alors que le fédéral diminuait sans avertissement ses transferts de 625 M$ créant un soudain manque à gagner de 115 M$ pour le Québec, à un moment ou l’investissement dans le rehaussement des compétences est devenu un enjeu pressant. En parallèle Ottawa créait de nouveaux fonds pour subventionner directement des initiatives en matière d’emplois durables et dans le secteur des métiers de la construction. En manque de visibilité politique et oubliant les leçons du passé, Ottawa désire jouer un rôle plus central dans le déploiement de politiques de main-d’œuvre…
Résultat des courses : en 2025-26, les transferts de l’EDMT seront de l’ordre de 530 M$ pour le Québec alors qu’ils étaient de 580 M$ en 1997-98. Auraient-ils simplement été indexés qu’ils seraient plutôt à plus d’un milliard de dollars aujourd’hui.
En matière de développement de la main-d’œuvre s’ajoutent à ces transferts les prestations versées aux participants à l’apprentissage des métiers qui alternent travail et études. Or, du fait que son système est articulé différemment de celui du reste du Canada, les apprentis québécois ne touchent qu’à 1 M$ des 282 M$ versés par l’AE.
Le Québec est sans aucun doute la province qui a tiré le maximum de la dévolution de 1996. Il s’est doté d’une solide structure de gouvernance partenariale au niveau national, la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT) où on retrouve les principales organisations de la société civile gravitant autour des enjeux du marché du travail, et de structures consultatives complémentaires aux niveaux régional et sectoriel.
Avec la mise en place d’Emploi-Québec et ses 158 centres locaux d’emploi, la demande pour un « guichet unique » pour les prestations d’emploi devenait finalement réalité8.
La CPMT, créée conjointement avec le passage de la Loi sur les compétences (mieux connue comme la loi du un pour cent) pour en administrer les opérations, constitue le socle de cet édifice. Le mode partenarial qui sous-tend l’approche québécoise se distingue également par le soutien pérenne à un réseau d’OSBL spécialisés dans le soutien à des clientèles spécifiques. À ce titre, le modèle québécois est unique en Amérique du Nord.
Est-ce que l’approche porte ses fruits ? Les indicateurs disponibles dans les rapports annuels de la Commission de l’assurance-emploi et quinquennaux de la CPMT tendent à démontrer que le Québec tire en effet son épingle du jeu. Les chiffres les plus récents montrent qu’Emploi-Québec a été année après année beaucoup plus efficace à identifier les chômeurs afin de les orienter vers des interventions ou des formations appropriées, une efficacité qui s’est traduite notamment par des retours en emploi plus rapides permettant ainsi des économies mesurables en ce qui a trait au niveau des prestations d’AE versées. Ainsi sur la période 2010-22, cela représenterait pas moins de 3,6 milliards $9. Les interventions documentées auprès des bénéficiaires de l’aide sociale semblent pointer la même direction10.
Ce que l’indépendance nous permettra de faire ou l’assurance-emploi comme pièce manquante au puzzle des politiques d’emploi du Québec
Cet aperçu de l’histoire du programme d’assurance-emploi illustre non seulement son inadéquation croissante avec les besoins du marché du travail du Québec, mais l’incapacité chronique à le moderniser. Il permet également d’apprécier le fait que les champs du soutien du revenu et du développement de la main-d’œuvre ont été et continuent d’être l’objet d’un chassé-croisé le plus souvent néfaste dans la conduite de politiques cohérentes et adaptées pour le Québec.
Dans ces domaines comme dans d’autres, le pouvoir de dépenser a permis à Ottawa de s’imposer en achetant la collaboration des provinces à ses priorités ou en les contournant tout simplement au profit des collaborateurs du secteur privé.
La dévolution de l’essentiel des programmes de formation et d’adaptation de la main-d’œuvre a permis au Québec de se doter d’un cadre cohérent de politiques et de livraison de services publics d’emplois. Mais comme le démontrent les gestes récents d’Ottawa dans ce dossier, rien n’est jamais acquis. Quant à l’assurance-emploi proprement dite, l’incapacité chronique à moderniser le programme serait risible si elle n’était pas tragique.
En matière de sécurité du revenu, de politique sociale et de développement de la main-d’œuvre, le rapatriement de l’assurance-emploi au Québec, après 120 ans de boiteux chevauchements, sinon de conflits ouverts, permettrait pour la première fois au Québec d’avoir des politiques pleinement cohérentes.
Il est libre à chacun d’imaginer comment pourrait se déployer un rapatriement de l’AE, j’offre ici quelques éléments de réflexion.
Au niveau de la gouvernance, un rapatriement de l’AE permettrait une véritable administration partenariale du programme. On pourrait imaginer qu’elle s’ajouterait naturellement à la mission de la CPMT par exemple. La « caisse » d’AE pourrait aussi dans le même élan retrouver son indépendance et se placer à l’abri des utilisations opportunistes et partisanes auxquelles on a eu droit par le passé.
Il permettrait un meilleur arrimage des programmes de soutien du revenu ainsi que des mesures d’emploi entre différentes clientèles. Bien que cet arrimage soit déjà bien engagé en ce qui concerne les mesures d’emploi, l’utilisation des sommes de l’AE reste affaire de constante négociation avec le fédéral. De même, la diminution de l’accès aux prestations d’AE se traduit par une augmentation de la clientèle de l’aide sociale. Est-il possible d’envisager un peu plus de cohérence entre les deux programmes ? Poser la question, c’est y répondre.
Un rapatriement permettrait de relever le seuil des gains cotisables à ceux du RQAPassurant ainsi non seulement des niveaux d’indemnités plus adéquats, mais également plus de progressivité dans ce reste fondamentalement une taxe de nature régressive sur la masse salariale.
On pourrait concevoir un régime particulier pour les prestations d’assurance sociale qui serait moins dépendant de cotisations salariales et pourrait s’articuler sur une base plus universelle que les indemnités de pertes d’emploi.
Un rapatriement ouvrirait la porte à une modernisation et une simplification des règles d’accès et des niveaux de prestations, inchangées depuis près de trente ans ; une réforme qui pourrait pallier la discrimination de facto à l’égard des statuts d’emplois précaires.
Un remaniement des prestations pourrait aider à endiguer la perte de vitalité des régions dépendantes de l’industrie saisonnière. On l’a vu, l’inadéquation croissante des prestations d’AE est un facteur aggravant de la crise que vivent plusieurs de ces collectivités accélérant la pression démographique. S’assurer que les travailleurs et travailleuses de ces industries puissent survivre dignement à la saison morte n’est pas trop demander si on veut arrêter la saignée. Des prestations ciblées aux travailleurs de ces industries pourraient être une solution.
Une prestation contre les pertes de revenus occasionnées par les évènements climatiques est devenue incontournable. Elle pourrait être facilement intégrée aux prestations régulières moyennant des aménagements pour l’accès (dérogation au minimum d’heures nécessaires) et une modeste cotisation désormais obligatoire pour les travailleurs indépendants.
Dans un contexte économique en mutation rapide où la croissance économique du Québec sera de plus en plus dépendante des seuls gains de productivité, la qualité de la main-d’œuvre sera un facteur déterminant de notre prospérité économique et la formation professionnelle la voie privilégiée pour relever le défi.
Le rapatriement de l’AE pourrait donner une assise solide dans le développement d’une culture de formation continue au Québec en créant un droit à une « prestation de formation » accessible après une certaine période de cotisation. Contrairement à un régime d’épargne fiscalisé où seuls les plus hauts salariés peuvent légitimement aspirer à participer, l’AE a le mérite de couvrir tous les salariés. Ne manquerait que les travailleurs autonomes à qui on pourrait offrir une prestation équivalente moyennant une contribution au régime.
Coûts de la prise en charge
S’il fut un temps où le Québec recevait davantage que ce qu’il versait pour le programme d’assurance-emploi, cette époque est maintenant révolue. En 2023, selon les Comptes publics du Canada11, le Québec recevait 19,5 % des prestations d’assurance-emploi totales ce qui est en deçà de son pourcentage de la population, soit 23 %, ou de la masse salariale sujette à des cotisations, 22,36 %12.
Dans son rapport annuel 2022-2313, la Commission de l’assurance-emploi estime (à partir des données de l’Agence du revenu), que le ratio prestations reçues par rapport aux cotisations payées pour le Québec s’établit à .97 pour les prestations régulières en 2021.
C’est donc dire que la prise en charge des engagements actuels se ferait à coût nul et au vu des tendances actuelles du marché de l’emploi et de la démographie engendrerait des excédents croissants.
Au niveau de l’administration, le personnel des centres d’appel et de traitement qui dessert le Québec est basé au Québec. Son intégration pleine et entière ne poserait pas de problème, l’expérience passée de l’intégration des fonctionnaires fédéraux à Emploi-Québec en 1997 en faisant foi.
Des économies administratives sont envisageables14, car il y a certes des éléments de dédoublement entre les Emploi Québec et Service Canada, mais ils sont pour l’essentiel assez mineurs (sauf peut-être pour ce qui est des hauts fonctionnaires). Les économies découleront davantage d’une simplification du programme ou de l’adoption d’une plate-forme technologique plus performante. Les règles de l’assurance-emploi étant complexes et les services actuels de Service Canada déjà déficients, le maintien d’un personnel formé et expérimenté sera nécessaire pour une transition en douceur tant pour les prestataires que pour le bon fonctionnement de l’administration publique.
1 Bisson, 2007
2 Le Régime québécois d’assurance parentale, par exemple, est basé sur un salaire assurable de 94 000 $.
3 Gouvernement du Québec, Réforme de l’assurance-emploi : des correctifs pressants et des perspectives d’avenir. Rapport de la Commission nationale d’examen sur l’assurance-emploi. Québec, novembre 2013, p. 57.
4 Bédard, Michel. 2015. « L’assurance-chômage » in La sécurité sociale au Québec : Histoire et Enjeux,
5 BSIF, Rapport actuariel 2024 sur le taux de cotisation à l’assurance-emploi.
6 Voir Donna Wood, Federalism in action: The Devolution of Canada’s Public Employment Service 1995-2015, University of Toronto Press, 2018, p.28-39.
7 OCDE, L’étude de l’OCDE sur l’emploi, 1994, Paris.
8 Ne manque maintenant que l’ajout des prestations d’assurance-emploi pour que le tableau soit complet…
9 Commission de l’assurance-emploi du Canada, Rapports de contrôle et d’évaluation, Gouvernement du Canada, diverses années.
10 CPMT, Rapport quinquennal 2018-23.
11 Comptes publics du Canada, vol. 1.
12 BSIF, tableau 38.
13 Rapport de Contrôle et d’évaluation de l’assurance-emploi 2022-23, p. 57.
14 Michel Bédard, ancien actuaire au programme d’assurance-emploi les estimaient à 200 M$ en 2012.
* Économiste.