Pierre Beaudet
On a raison de se révolter, Éditions Écosociété, 2008, 248 pages.
On a raison de se révolter, le titre, est un slogan maoïste. L’auteur n’était pas maoïste. Le sous-titre : « Chronique des années 70 » est inexact, il s’agit d’un témoignage ou d’une chronique personnelle. Pierre Beaudet raconte à travers une multitude de faits, accumulés, décrits en bref, peu analysés, hors de toute synthèse, sa participation à différents mouvements d’extrême gauche qui ne sont pas identifiés.
L’ouvrage présente une foule de détails juxtaposés, un vaste tableau de particularités, une énumération d’actions et de réflexions amorcées et demeurées en suspend.
N’étant pas en mesure de discuter la totalité des faits rapportés, je sais toutefois que les féministes ne disaient pas « Tout est politique » comme cela est affirmé à deux reprises. Elles disaient « Le privé est politique », ce qui n’est pas la même chose.
Les trois titres de chapitres recouvrent la seule synthèse. Par une description succincte, je tente un aperçu de ce qui fait l’enjeu du livre. Le premier chapitre, « Le volcan s’éveille (1960-1970) », raconte en bref la révolution étudiante, les actions et les motifs de la révolte, la participation de l’auteur aux luttes contre les institutions d’enseignement, contre le mouvement indépendantiste naissant et contre le FLQ. Le deuxième chapitre s’intitule « À l’assaut du ciel (1971‑1975) ». L’auteur, qui se définit d’abord comme un activiste, se mêle à de nombreuses actions collectives, souvent à l’intérieur des syndicats, afin de contrer les positions des dirigeants. Beaudet répète maintes fois la volonté des militants de se doter d’un plan stratégique. À 21 ans, il se définit comme un intellectuel, ensuite comme un intellectuel organique. À la recherche des penseurs et des activistes modèles, il choisit les théoriciens italiens Mario Tronti et Renato Panzieri. La revue Lotta Continua inspire les camarades réunis autour de la revue Mobilisation.
Les militants, ceux qui forment le nous dans l’essai, sont « à la conquête des masses » par l’action. En parallèle, ils s’exercent à la définition d’une ligne politique et convoitent la formation d’un parti d’avant-garde. Ils souhaitent se transformer en organisation pour la création prochaine d’un parti.
Le troisième chapitre a pour titre : « Flux et reflux (1975‑1976) ». Si les militants n’ont pas réussi à mobiliser les masses, l’essayiste en impute la faute aux syndicats. Après de longues discussions, ils adoptent une vision politique « maoïste-gramscienne » et se considèrent comme les frères des révolutionnaires du Cambodge. (Ils ne sont pas les seuls, en temps réel des exécutions et des tueries de masse, à se proclamer de Pol Pot le « frère no 1 » et des Khmers rouges qui ont décimé près du quart de la population de l’époque.)
Les débats idéologiques continuent. Une majorité de ceux qui gravitent autour de Mobilisation réclament une organisation avec un grand O et un parti avec un grand P. Une minorité pense qu’il faut se rallier à La Ligue communiste marxiste-léniniste de Canada (LCMLC) dirigée par Roger Rashi.
Pierre Beaudet et ses camarades possèdent une librairie rue Amherst dotée d’une imprimerie. La Ligue communiste s’empare de leurs biens et les déloge. Activiste à temps plein, l’auteur perd son travail rémunéré.
Le mot masse revient continuellement, même dans l’« Épilogue » qui tient une réflexion a posteriori sur le militantisme. Trente ans séparent la narration des faits de leur lecture à la lumière de l’histoire actuelle.
Pierre Beaudet s’adresse aux masses. Le mot revient à une telle fréquence qu’il faut le relever. Tous les régimes totalitaires, celui de Hitler et celui de Staline, parmi les premiers, ont basé leur politique sur les masses. Les mouvements totalitaires se fondent sur les masses qu’ils contrôlent et organisent. Les masses sont invoquées dans le cadre de l’extrême gauche. Affirmant que le langage des années 70 a « terriblement vieilli », Pierre Beaudet use jusqu’à la fin de ce vocable qui renvoie au totalitarisme de gauche comme de droite.
La chronique s’écrit au « nous ». Si l’auteur est le centre de son récit-témoignage, le « je » est confondu presque entièrement avec le nous. Les événements racontés succinctement couvrent une dizaine d’années, partant du milieu des années 60 à la fin de 1976. L’auteur fait partie de groupes. Quels sont ces groupes, qui les composent, qui dirige, qui contribue à l’action présente et à la suivante, qui abandonne ? L’histoire sociologique de toutes les mouvances esquissées n’est pas abordée. On sait qu’il y a peu de femmes. D’où viennent ces jeunes gens, de quelles classes sociales, à quelles générations appartiennent-ils ? Le « nous » flou et abstrait se réclame d’un esprit communautaire, pour un temps long ou bref. On se le demande en vain. Qui sont les contemporains de Pierre Beaudet, ceux qui voulaient la révolution avec un grand R, ceux qui ont accompagné l’auteur du début à la fin de ses appartenances à l’extrême gauche ?
Mobilisation a connu une histoire : une fondation, des équipes de direction, la fin de la revue. Des extraits de revue sont souvent cités. L’auteur en a été l’animateur durant plusieurs années. Il cite ses propres contributions qui ne sont pas signées. De rares textes de Mobilisation portent une signature, la majorité sont anonymes. Quelle était la politique éditoriale ? Qui écrivait ? Tout cela est d’un intérêt certain pour la connaissance de la gauche. Sans le dépouillement et l’étude des revues et des archives, la connaissance de ces mouvements n’avancera pas. Pierre Beaudet a été à la direction de Mobilisation quelques années. Qu’en dit-il ? Accepte-t-il la critique d’une autre orthodoxie, celle de Jean-Marc Piotte de Chroniques, une revue subventionnée des gauches plurielles, dont les textes portaient des signatures.
Ce n’est pas en affirmant que les militants ont été « héroïques » selon Beaudet et « généreux » selon Warren (Ils ont voulu changer le monde, VLB éditeur, 2008) que l’histoire peut se faire. Ces ouvrages actuels sont souvent lyriques, leurs aspects informatifs fortement lacunaires.
Les militants des différents groupes ou partis se traitent mutuellement d’arrogants. L’auteur affirme qu’« il y a eu beaucoup d’arrogance », que sa « génération est arrogante ». Que comprendre de ce travers avoué de façon lyrique ? C’est souvent dans l’adjectivation que l’attendrissement et la pathos se manifestent. Pierre Beaudet a été incarcéré lors des événements d’octobre 70, il écrit que « les cellules sont exsangues et débordées ».Une cellule ne peut pas être exsangue. Il y a un très grand nombre d’adjectifs dans l’essai.
L’auteur se considère comme un dissident. Après avoir noté que Victor Serge a « révélé avant tout le monde l’ampleur de la catastrophe soviétique », il cite tant de fois Lénine qu’il faut se demander pourquoi il se considère comme un dissident.
Selon Françoise Thom, dans son essai La langue de bois (Julliard, 1987), le parler communiste occulte tout simplement la réalité. Au cours des années 70, parmi d’autres, c’est Soljenitsyne le dissident. De Soljenitsyne, il n’est pas question. Avec le discours de l’extrême gauche, les mots ont leur propre sens. Quelqu’un s’affirme le dissident d’un autre groupe. Les dissidents autoproclamés rejettent l’orthodoxie des autres partis. La langue de bois n’a pas de portée universelle.
Pierre Beaudet refuse la proposition de Jean-Marc Piotte (La Communauté perdue, VLB éditeur, 1987) et de Jean-Philippe Warren sur les militants qui ont repris la marche des croyants, qui sont la relève des Catholiques jansénistes. Si Piotte et Warren font des lectures favorables à l’extrême gauche, Beaudet repousse la thèse principale au centre de leur argumentation. Il en récuse l’idée. L’une et l’autre thèse reste à démontrer.
Trente ans plus tard, Beaudet écrit une nouvelle fois la nécessité d’éclairer les « masses immenses ». « Mais du passé pouvons-nous vraiment faire table rase ? » interroge-t-il inversant le slogan : « Du passé faisons table rase. »
Les dizaines de millions de morts de l’URSS et les dizaines de millions de morts de Chine ne valent pas une seule phrase sur les régimes totalitaires de gauche. Les connivences de ces mouvements d’extrême gauche avec les idéologies meurtrières et les solidarités avec les régimes répressifs soulèvent de grandes questions. L’auteur occulte leur complaisance à l’égard des crimes de masse.
France Théoret
Écrivaine